L’Europe comme dans le « Baron Noir » ? « La population est prête à basculer »

Éric Benzekri, créateur de la série « Baron noir »

Sa série anticipe si bien la réalité que les conseillers de Macron déplacent désormais leurs pions en fonction de « Baron noir ». Éric Benzekri évoque plutôt un jeu dont certaines cartes sont déjà sur la table, face visible. À quoi ressemblent elles, les cartes distribuées en fin de pandémie ? À rien de très joli. Mais il est encore temps de réagir, signale le créateur de la série, ancien militant du PS, fils d’un ouvrier ayant réchappé à la rafle du Vel d’Hiv. « Baron noir » met en scène Kad Merad, maire socialiste de Dunkerque. La Panne est à quelques arrêts de bus. Ce décor pourrait être celui de Flémalle, La Louvière, voire Ostende. C’est une histoire française, mais c’est aussi le tableau de bord de la politique européenne d'aujourd'hui.

En trois sai­sons, la série Baron noir a don­né à voir un pano­ra­ma explo­sif de la vie poli­tique fran­çaise. Sa trame offre un conden­sé explo­sif de tout ce qui bouillonne quand on s’engage pour chan­ger le monde ou prendre le pou­voir, les deux ne s’excluant pas : les coups du sort, les coups de bluff, les coups de tête, les coups durs, les coups bas, les coups de sang… Voir le tout ramas­sé en sept heures de film par sai­son crée un effet choc. Et sti­mule la pen­sée. Avec une force supé­rieure à bien des ouvrages théo­riques, Baron noir aide ain­si à com­prendre l’état des socié­tés européennes.

La série s’avère d’autant plus ver­ti­gi­neuse qu’elle a mon­tré d’étonnantes capa­ci­tés d’anticipation. La sai­son 2, écrite bien avant qu’Emmanuel Macron ne se déclare can­di­dat à l’élection pré­si­den­tielle, ima­gine l’arrivée au pou­voir d’Amélie Dorendeu, une tech­no­crate pas­sée par la Commission euro­péenne qui marche sur l’Elysée en dyna­mi­tant le cli­vage gauche-droite. La sai­son 3, scé­na­ri­sée avant le sur­gis­se­ment des gilets jaunes, met en scène une fronde popu­laire plus ou moins télé­gui­dée par un you­tu­beur com­plo­tiste, Christophe Mercier. Prémonitoire ? En mai der­nier, le jour­nal Le Monde a écrit que les conseillers de Macron affinent désor­mais leur tac­tique en fonc­tion de Baron noir, ten­tant de déjouer l’émergence d’un out­si­der à la Mercier, un lea­der popu­liste hors par­ti qui vien­drait semer le trouble en s’appuyant sur la rup­ture entre le peuple et les élites.

Derrière Baron noir, il y a Eric Benzekri, auteur pari­sien né en 1973, habi­tant du quar­tier des Batignolles dans le 17e arron­dis­se­ment. La poli­tique, il connaît : ancien mili­tant du PS, il a été proche de Jean-Luc Mélenchon, Julien Dray, Delphine Batho, Malek Boutih et d’autres figures socia­listes, avant de s’éloigner de ce monde-là.

Benzekri a beau­coup lu Balzac, Flaubert, Zola, et ça se sent. Si l’effet de réel est sai­sis­sant, Baron noir est d’abord une fic­tion extra­or­di­naire. Son inten­si­té tient beau­coup au per­son­nage de Philippe Rickwaert (joué par Kad Merad), dépu­té-maire socia­liste de Dunkerque à la sil­houette butée. C’est un baron à l’ancienne, à l’aise dans les ker­messes, toni­truant dans les mee­tings, incon­tour­nable dans les congrès. Fils d’un docker et d’une femme de ménage, il incarne une gauche affai­riste, sans scru­pule, mais encore pétrie de l’idéal égalitaire. 

« Enfant, je suis res­té pas mal de temps à l’hôpital. À l’hôpital, vous êtes dans un col­lec­tif, vous vous mélan­gez à d’autres. Très tôt, vous vous ren­dez compte qu’il y a une socié­té qui est là pour vous, qui vous sou­tient. Après, il faut lui rendre. L’enjeu, c’est de savoir rendre quand on vous donne. »

Par cer­tains aspects, Rickwaert a des airs d’André Cools… C’est Dunkerque, mais ça pour­rait être Flémalle, ou Seraing, Marchienne-au-Pont, La Louvière, voire Genk ou Ostende. C’est néan­moins Dunkerque, ville indus­trielle où la mer com­pose un arrière-plan per­ma­nent, ce qui donne un hori­zon, une ouver­ture. « Je cher­chais la nos­tal­gie, indique Éric Benzekri. Je vou­lais convo­quer la mémoire ouvrière et la dépeindre comme cré­pus­cu­laire, et je vou­lais avoir quelqu’un, en l’occurrence Philippe Rickwaert, qui s’accroche de toutes ses forces à ce pas­sé qui l’a construit. » 

Rickwaert porte le nom de ces mil­liers de pro­lé­taires fla­mands qui ont migré vers le nord de la France au XIXe siècle. Dunkerque est une ville-fron­tière, que l’on peut gagner en bus depuis La Panne. Des élé­ments qui rendent l’histoire plus fami­lière encore pour le public belge.

— La série « Baron noir » a com­pris Macron avant Macron, les gilets jaunes avant les gilets jaunes. D’où vous vient cette prescience ?

Disons que la poli­tique est comme un jeu de cartes. En fonc­tion des cartes déjà visibles sur la table, il est pos­sible d’imaginer les com­bi­nai­sons pos­sibles. Au fond, je fais le même tra­vail que les hommes et femmes poli­tiques, c’est-à-dire que j’essaye de sai­sir ce qui se passe dans la socié­té. À par­tir de là, j’élabore pour cha­cune des familles poli­tiques à la fois des réponses théo­riques et des mou­ve­ments tac­tiques s’y affé­rant. Parfois je tombe juste, par­fois pas. On me parle beau­coup du can­di­dat anti­sys­tème, Christophe Mercier, qui appa­raît dans la sai­son 3, mais je n’ai rien inven­té. Beppe Grillo existe et il a gagné avant les autres. D’une cer­taine façon, Donald Trump aus­si. Avant eux, il y a eu Bernard Tapie, Coluche… Donc la situa­tion actuelle n’est pas neuve. Ce qui est inédit, c’est que la popu­la­tion est prête à bas­cu­ler. C’est ce que nous disent les gilets jaunes. 

— À quand remonte le moment-charnière ?

Quand on a com­men­cé la série Baron noir, en 2015, la vie poli­tique était atone mais elle por­tait déjà en elle tous les fer­ments de son dérè­gle­ment, de sa décom­po­si­tion… Au fond, tout était là. On était dans l’ère de la défiance. Cinq ans plus tard, c’est deve­nu un res­sen­ti­ment énorme. N’importe quel homme poli­tique qui se pré­sente avec une éti­quette quelle qu’elle soit, il est jeté à coups de pompes. La situa­tion que nous vivons, c’est l’effondrement du consen­te­ment à l’autorité. 

— L’autorité est deve­nue sus­pecte par défi­ni­tion, peu importe ce qu’elle pro­pose ou décide.

C’est exac­te­ment ça. Gouverner devient très dif­fi­cile. Dans la série, Michel Vidal, le lea­der de la gauche radi­cale, dit : « Aujourd’hui tu files le flingue à un type, il tire sur le chef. » Voilà, c’est comme ça. Maintenant, une révolte, soit c’est poli­ti­sé, soit c’est une jac­que­rie. À un moment don­né, il faut…

— Un débouché ?

Oui, un débou­ché, parce que sinon ça va finir par abo­lir la poli­tique. Il n’y a pas d’autre solu­tion que de deman­der son avis à chaque citoyen, chaque citoyenne : cela s’appelle le suf­frage uni­ver­sel. On ne peut pas consi­dé­rer qu’il y a une masse qui s’appelle le peuple. Qui parle au nom du peuple ? Comment ? Dans quelles condi­tions ? Désigné par qui ? D’ailleurs, dès qu’il y a quelqu’un qui essaye d’être un repré­sen­tant de ces mou­ve­ments nou­velle géné­ra­tion, il se fait déga­ger aus­si sec. Du coup, il n’y a pas d’élaboration col­lec­tive. Il y a des petits groupes, mais à qui par­ler ? C’est une situa­tion très ambi­guë. Il va fal­loir prendre en compte les aspi­ra­tions popu­laires, mais on ne peut les prendre en compte comme on donne un nonos à un chien­chien. Cela signi­fie que la ques­tion des ins­ti­tu­tions reste centrale. 

« Baron noir » donne de la poli­tique une vision qu’on pour­rait qua­li­fier de conser­va­trice. Ce qu’on voit sur­tout, ce sont les ins­ti­tu­tions, le jeu par­le­men­taire. Philippe Rickwaert est un homme de gauche, mais d’une gauche qui croit encore dans la néces­si­té de conqué­rir et d’exercer le pou­voir. La gauche des par­tis et des syn­di­cats, pas celle de l’associatif et des ini­tia­tives locales. N’êtes-vous pas frap­pé de voir à quel point, dans beau­coup de milieux pro­gres­sistes, cette poli­tique-là, disons tra­di­tion­nelle, est désor­mais per­çue comme le comble du ringard ?

J’entends sans cesse qu’il est pos­sible de gou­ver­ner effi­ca­ce­ment en par­tant du local, mais je vou­drais bien qu’on me dise où et quand. Pour l’instant, je n’ai pas la réponse. Je sais com­ment sont venus les congés payés. Je sais com­ment on a arra­ché la jour­née de huit heures, et avant de dix heures. Je sais com­ment on arrive à la sécu­ri­té sociale et à la réduc­tion du temps de tra­vail. Je ne sais pas com­ment on a obte­nu de telles choses au niveau local. Je ne vois pas.

— Voulez-vous dire que les avan­cées sociales ont tou­jours été conquises via les ins­ti­tu­tions et les partis ?

Bien sûr. 

— Ce serait une erreur his­to­rique, pour les domi­nés, de consi­dé­rer que ça ne vaut pas la peine d’investir les institutions ?

Ce serait même une faute poli­tique insen­sée. La nature a hor­reur du vide. Si on laisse la place, quelqu’un la pren­dra et on ne sait pas pour com­bien de temps. On ne sait même pas si elle sera dis­po­nible à nou­veau un jour. 

— Dans la série, les dan­gers pour la démo­cra­tie sont incar­nés par deux per­son­nages : Christophe Mercier, le you­tu­beur com­plo­tiste, et Lionel Chalon, le pré­sident du Rassemblement natio­nal. Ce qui crée un effet déran­geant chez le spec­ta­teur, c’est que vous mani­fes­tez dans la mise en scène plus d’empathie pour Chalon que pour Mercier. Chalon res­pecte les ins­ti­tu­tions, il veut croire dans une expres­sion paci­fiée des conflits. Au contraire, Mercier estime que tous les coups sont per­mis. Il est sans foi ni loi. 

Ce que vous dites est vrai. Je crois que ça reflète la situa­tion actuelle : en Italie, en France, en Belgique, en Autriche, aux Pays-Bas, l’extrême droite sent bien qu’elle peut arri­ver au pou­voir par les urnes. Pour ça, elle doit gar­der son noyau popu­liste tout en allant cher­cher les voix de la droite clas­sique. C’est un sub­til équi­libre. L’arrivée dans le jeu d’un lea­der popu­liste per­cute entiè­re­ment cette stra­té­gie. Dans la série, Chalon est coin­cé, tota­le­ment coin­cé. C’est la même chose pour l’extrême gauche. La sai­son 3 est l’histoire d’un débor­de­ment, et ce débor­de­ment est pos­sible parce que cha­cun des deux can­di­dats – Lionel Chalon à l’extrême droite et Michel Vidal à l’extrême gauche – fait dans un pre­mier temps la courte échelle à ce you­tu­beur venu de nulle part, en croyant l’instrumentaliser et le récupérer.

— L’extrême gauche et l’extrême droite pensent qu’attiser la colère popu­laire va leur pro­fi­ter, mais elles aus­si courent le risque d’être balayées ? 

Bien sûr. Et dans la série, c’est le par­ti cen­triste social-libé­ral d’Amélie Dorendeu qui donne à Mercier les cinq cents signa­tures pour se pré­sen­ter à la pré­si­den­tielle, en spé­cu­lant sur le fait qu’un tel can­di­dat va affai­blir les deux extrêmes, donc tout le monde joue avec. C’est comme ça que les drames arrivent. Hitler n’a jamais été majo­ri­taire en Allemagne.

— C’est ce que fai­sait obser­ver le socia­liste fla­mand Louis Tobback à l’été 2019, dans un entre­tien à « Wilfried » : « Il y a des gens impru­dents qui pré­tendent qu’Hitler est arri­vé au pou­voir démo­cra­ti­que­ment. Ce n’est pas vrai du tout. Lors des der­nières élec­tions libres, en 1933, il avait même per­du du terrain. » 

Oui, je suis en plein accord avec lui. C’est d’une bêtise sans nom de pré­tendre qu’Hitler a conquis le pou­voir par les urnes. À force de rai­son­ner comme ça, on oublie les faits his­to­riques. Le fait his­to­rique, c’est d’abord le pré­sident Hindenburg qui nomme Hitler chan­ce­lier en 1933. C’est ensuite le patro­nat alle­mand, prêt à tout pour évi­ter l’arrivée de la gauche au pou­voir. Et c’est enfin le Parti com­mu­niste alle­mand qui refuse l’union de la gauche avec les sociaux-démo­crates. Sinon, il y a une majo­ri­té dans le pays pour contrer Hitler. C’est pour­quoi dans la sai­son 3 de Baron noir, la bataille se joue entre, d’un côté, l’unité des éco­lo­gistes et des gauches, et de l’autre côté, ce can­di­dat anti­sys­tème. Sans cette uni­té, vous n’avez pas d’alternative. Je trouve que l’époque est très inquié­tante mais qu’on dis­pose de tous les signaux d’alarme pour réagir.

— La série danoise « Borgen » a ima­gi­né une femme Première ministre, ce qui a fini par adve­nir dans la réa­li­té quelques années plus tard. Vous met­tez en scène dans « Baron noir » une femme pré­si­dente de la République, Amélie Dorendeu. Dans quelle mesure l’arrivée crois­sante des femmes au pou­voir change-t-elle la donne ?

Le choix d’avoir Amélie Dorendeu comme pré­si­dente, c’est trai­té comme si ce n’était pas une femme. Il n’y a pas de réfé­rence au fait qu’elle est une femme pré­si­dente. Il n’y a que des réfé­rences au fait qu’elle est pré­si­dente. Maintenant, est-ce que ça change la donne ? Je crois que oui. Si les femmes avaient été au pou­voir au même titre que les hommes, on aurait déjà beau­coup de choses pour rendre les mens­trua­tions moins dif­fi­ciles pour elles. Par contre, dès que nous, on a mal quelque part, on a un médi­ca­ment dans les dix minutes. Parce qu’on a été au pou­voir. Moi, j’ai vou­lu avoir une femme forte comme pré­si­dente. Je crois qu’elle est meilleure que les autres parce qu’elle a quelque chose en plus, non pas elle intui­tu per­so­nae, mais elle en tant que femme. C’est-à-dire qu’elle a la res­pon­sa­bi­li­té d’une exem­pla­ri­té encore plus grande que les hommes, parce que si elle rate, à tra­vers elle les femmes ratent. Et je pense que lorsqu’on est inves­ti de quelque chose de plus grand que soi-même, alors on peut faire de très belles choses. 

« Il y a quelque chose de majes­tueux et de superbe dans le doute en poli­tique, parce que ça rejoint le doute phi­lo­so­phique. À par­tir du moment où on est dans la phi­lo­so­phie, on est dans la vraie politique. »

— Il y a beau­coup de bru­ta­li­té dans « Baron noir ». Est-ce une don­née inhé­rente à la poli­tique ? Un ancien ministre libé­ral belge, Jacques Simonet, disait : « La poli­tique, c’est violent. Si on ne sup­porte pas, on peut faire de la plasticine. » 

Je crois pour­tant qu’on peut faire de la poli­tique sans bru­ta­li­té. Et de toute façon, au bout de la vio­lence, il y a l’extrême droite. Vous ne pou­vez pas dire : la vio­lence, c’est bon dans cer­tains cas, mais pas dans d’autres. Soit c’est bon, soit ce n’est pas bon. Et moi, je suis pour expur­ger la vio­lence des rap­ports sociaux. Je ne dis pas qu’il faut renon­cer aux conflits… Mais enfin, on peut s’opposer et fer­railler sans trai­ter les gens de pédés ou de grosses putes. On ne peut convaincre à coups de gifles. Pareil pour les insultes. Ça marche une fois, deux fois, pas trois. À un moment, les gens s’en vont. D’ailleurs, moi, je suis par­ti. Et Cyril Balzan est parti.

— Cyril Balzan, l’assistant par­le­men­taire de Philippe Rickwaert, se dis­tingue par son idéa­lisme et sa rec­ti­tude morale. Les mœurs poli­tiques finissent par le dégoû­ter, mais son dégoût, il ne le hurle pas. 

Non, il s’en va… Le voi­là, le mes­sage : conti­nuez à faire de la poli­tique comme ça, vous allez perdre les meilleurs. Beaucoup de gens ont envie de s’impliquer mais lorsqu’ils font un tour dans ces cénacles, ils se disent : ce n’est pas pour moi. 

— Le per­son­nage de Michel Vidal, lea­der de la gauche radi­cale, est un homme tra­ver­sé par le doute. Il doute de lui-même, de la stra­té­gie de son par­ti. Il est en proie à un conflit inté­rieur per­ma­nent. N’est-ce pas très fic­tion­nel ? Dans la réa­li­té, on ne sur­vit pas en poli­tique quand on doute autant que Vidal. À l’occasion d’un débat récent, le dépu­té éco­lo­giste bruxel­lois John Pitseys le recon­nais­sait : « Souvent, en poli­tique, il faut opter – je ne dis pas subir mais opter – pour une forme de stu­pi­di­té, refu­ser de faire fonc­tion­ner son ima­gi­na­tion pour trou­ver assez de soli­di­té en soi que pour ne pas être vul­né­rable à ce qui vient d’ailleurs, que ce soit les idées, les objec­tions, les argu­ments, les faits. »

Je pense que c’est très vrai. Il y a une part de déni et de pro­tec­tion qui est qua­si auto­ma­tique. Mais je trouve qu’il y a quelque chose de majes­tueux et de superbe dans le doute en poli­tique, parce que ça rejoint le doute phi­lo­so­phique. À par­tir du moment où on est dans la phi­lo­so­phie, on est dans la vraie poli­tique. J’avais envie d’un per­son­nage qui fasse des erreurs, mais qu’on n’ait pas envie de jeter à la pou­belle. Se faire tra­hir par les jeunes qu’on a for­més, c’est ter­ri­ble­ment beau. Au fond, quand on élève ses enfants, c’est pour qu’ils nous quittent. Rien que de vous en par­ler, ça m’émeut. C’est l’histoire de la trans­mis­sion, que ce soit dans une cel­lule fami­liale ou dans un par­ti poli­tique. J’aime les gens qui sont capables de relire leur dis­cours et de le rayer en se disant : j’ai été trop loin. J’aime la réflexion per­ma­nente. Je ne pense pas qu’on puisse tra­vailler avec un petit livre rouge, avec des pré­ceptes figés. La poli­tique, c’est le mou­ve­ment. L’histoire de l’humanité, c’est l’évolution. Le mot Darwin revient beau­coup dans la série. C’est une lutte de sur­vie, la poli­tique. Mais c’est aus­si une lutte pour inven­ter des condi­tions nou­velles et meilleures de vie, et pour ça on doit être capable de se remettre en cause. 

— Si on observe la poli­tique belge des trente der­nières années, les deux lea­ders poli­tiques qui ont été les plus en proie au doute, ce sont le socia­liste wal­lon Elio Di Rupo et le natio­na­liste fla­mand Bart De Wever. Ils ont en com­mun d’avoir par­fois de grandes hési­ta­tions sur quel che­min prendre, quelle stra­té­gie adop­ter. Il se trouve que ce sont aus­si les deux per­son­na­li­tés qui ont eu l’influence la plus déci­sive sur la vie poli­tique belge au XXIe siècle. 

Je crois pro­fon­dé­ment que ce doute inté­rieur, c’est la marque des grands. Je pense que c’est la dif­fé­rence entre les hommes d’État et les hommes de pou­voir. Les hommes d’État se posent ces ques­tions-là. Peu importe qu’ils se soient de gauche ou de droite. Ce n’est pas une ques­tion d’orientation des convic­tions, c’est une affaire de nature personnelle. 

— Le per­son­nage de Véronique Bosso, adjointe au maire de Dunkerque dans la sai­son 1, est joué par une actrice belge, Astrid Whettnall…

Je l’adore !

— C’est un per­son­nage dis­cret. Pourtant, si on retire Véronique Bosso, l’histoire se déroule tout autrement.

Oui, la dis­cré­tion est le témoin de mora­li­té. Véronique fait ce qu’elle pense, et elle est fidèle : deux valeurs car­di­nales. Sa dis­cré­tion, c’est ce qui la carac­té­rise et c’est ce qui la rend indis­pen­sable. Si vous n’avez pas dans votre équipe une per­sonne qui sera une tombe et qui en même temps vous dira quand elle n’est pas d’accord, vous ne pour­rez pas avan­cer. Si vous n’avez que des bénits-oui-oui autour de vous, vous êtes en roue libre, et si vous avez des gens qui passent leur temps à vous dire que vous faites n’importe quoi, vous ne pou­vez pas avan­cer non plus. Dans la série, Véronique devient quand même cheffe de cabi­net de la pré­si­dente de la République. Puis elle dirige la région Hauts-de-France. Donc son pari – qui n’en est pas un, c’est juste sa façon d’être –, je le crois payant.

— Mais dans la réa­li­té, peut-on réus­sir en poli­tique en étant une per­sonne discrète ?

Oui, beau­coup de per­sonnes ont eu de grands des­tins en choi­sis­sant cette voie. C’est le cas de Georges Pompidou, de Pierre Mauroy, de Jean Glavany. Si vous vous dis­tin­guez par la faconde, la superbe, l’esbrouffe per­ma­nente, le talent à l’état brut, vous deve­nez tout de suite une cible et par­fois, on vous arrête dès le début. L’abnégation, la tem­pé­rance, la com­pé­tence, par contre, ça dure…

« Il y a une scène dans Baron Noir où une pro­ta­go­niste dit que pour gagner une élec­tion pré­si­den­tielle, il faut sen­tir le par­fum de son époque. Et bien, la nôtre, elle pue. Il y a trop de mau­vais signes pour que le tra­gique ne m’obsède pas. »

— Vous êtes d’origine juive, avec une ascen­dance au Maroc et en Algérie. Quand on voit com­ment la ques­tion du mul­ti­cul­tu­ra­lisme est abor­dée dans « Baron noir », on sent que la façon dont les débats iden­ti­taires se posent aujourd’hui, ce n’est pas tout à fait votre tasse de thé.

Je pense que l’omniprésence des débats iden­ti­taires est un des grands fléaux de notre temps. Il faut cher­cher l’unité en tant que peuple, et pas la divi­sion, pas la caté­go­ri­sa­tion. Je pense que l’émancipation des indi­vi­dus doit res­ter la bous­sole et l’objectif majeur de la gauche. Et je pense qu’on s’émancipe lorsqu’on a la pos­si­bi­li­té de sor­tir de l’entre-soi, c’est-à-dire de sor­tir de là où on est né. J’ai pas­sé mon enfance à Sartrouville, dans les Yvelines. Je ne sais pas ce que je serais deve­nu si les quar­tiers où j’ai gran­di avaient le même visage que ceux d’aujourd’hui. Dans les immeubles HLM, il y avait des Maghrébins, des Portugais, des Espagnols, des gens des classes popu­laires arri­vés de Bretagne ou d’Ardèche. Ce n’est pas pareil d’être à côté uni­que­ment de gens qui nous res­semblent. Surtout quand les seuls gens dif­fé­rents qu’on voit sont les flics.  Je pense que les colo­nies de vacances sont impor­tantes, je crois à l’importance de la mixi­té dans les immeubles, à l’école, à tra­vers les sports col­lec­tifs. Tout ce qui mêle les uns aux autres est de nature à évi­ter les guerres et, sur­tout, à per­mettre la pos­si­bi­li­té de des­tins singuliers. 

— C’est ce que vous avez vous-même éprouvé ?

J’ai eu une mala­die de nais­sance, un truc au cœur, un rétré­cis­se­ment de l’aorte. Enfant, je suis res­té pas mal de temps à l’hôpital. À l’hôpital, vous êtes dans un col­lec­tif, vous vous mélan­gez à d’autres, vous n’êtes plus avec vos parents toute la jour­née. Très tôt, vous vous ren­dez compte qu’il y a une socié­té qui est là pour vous, qui vous sou­tient. Après, il faut lui rendre. L’enjeu, c’est de savoir rendre quand on vous donne. Je suis juif. Je ne suis pas du tout pra­ti­quant, mais je me sens juif. Ça ne me vien­drait pas à l’idée de vivre entre juifs. Ce serait un appau­vris­se­ment consi­dé­rable des pos­si­bi­li­tés qu’offre la vie. Je pense que les iden­ti­taires font fausse route et qu’au final, ils servent l’extrême droite. La lec­ture iden­ti­taire est celle de l’extrême droite. Tous ceux qui s’en servent en venant d’un autre bord ser­vi­ront en fin de compte l’extrême droite, parce que c’est sa grille de lec­ture. C’est une affaire qui n’est pas neuve. Il faut se sou­ve­nir des émeutes de Newark aux États-Unis en 1967, des émeutes à Belleville en France en 1968. C’est parce que le pro­jet éman­ci­pa­teur de la gauche s’effondre que les autres dis­cours reprennent du poil de la bête. 

— À pro­pos de votre famille, vous disiez en 2016 dans « Libération » : « La France nous a tout don­né, il fal­lait rendre. » D’où votre désir de vous inves­tir en poli­tique. On mesure à vous lire com­bien l’état d’esprit col­lec­tif a pu se trans­for­mer en une ou deux géné­ra­tions. La per­sis­tance des inéga­li­tés, des dis­cri­mi­na­tions, a favo­ri­sé chez les jeunes mili­tants issus de l’immigration une atti­tude beau­coup plus vin­di­ca­tive vis-à-vis des socié­tés européennes.

Je parle évi­dem­ment depuis mon par­cours, mon his­toire propre. Mon père, dans son enfance, a réchap­pé à la rafle du Vel d’Hiv. Sa famille était ori­gi­naire d’Algérie, mais son père était venu en France en 1938. Après la guerre, mon père a long­temps été ouvrier. Il a fini par créer son entre­prise en 1981 grâce à un dis­po­si­tif de la gauche au pou­voir qui per­met­tait à un sala­rié licen­cié de dis­po­ser d’une somme d’argent pour lan­cer sa propre acti­vi­té. Du côté de ma mère, ses parents étaient venus du Maroc en 1956. Ils n’avaient pas du tout d’argent. Chaque mois, un fonc­tion­naire pas­sait en chair et en os leur appor­ter en liquide les allo­ca­tions fami­liales. Moi, j’ai fait Sciences-Po. Aurais-je pu faire des études si le pays n’avait pas aidé mes parents ? Je sais ce que je dois au pays. Et je le dis alors qu’il y a eu le Vel d’Hiv. Kennedy disait : ne vous deman­dez pas ce que votre pays peut faire pour vous, deman­dez-vous ce que vous pou­vez faire pour lui. On ne peut pas récla­mer pour simple hori­zon d’avoir tous les droits pour soi-même. Ça ne fait pas une poli­tique, ça. Il y a un col­lec­tif ! Je veux bien payer des impôts, parce que je sais que ça va ser­vir à quelque chose. Je ne veux pas qu’on laisse les gens cre­ver sur le bord de la route. Quand on a béné­fi­cié de ces sys­tèmes, il faut les défendre. 

— Vos ori­gines juives aiguisent-elles en vous le sens du tra­gique ? L’époque est très inquié­tante, avez-vous dit. Cette inquié­tude est-elle ampli­fiée par un iti­né­raire fami­lial, une conscience que les choses peuvent s’emballer et mal tourner ?

Inévitablement. C’est un sen­ti­ment nour­ri aus­si des lec­tures. Parce que c’est l’histoire du monde. Les trente, qua­rante der­nières années n’étaient pas si dures, toutes pro­por­tions gar­dées. Le retour du tra­gique va aller de pair avec le retour de l’histoire avec un grand H. Le tra­gique est tou­jours pos­sible, et il est d’autant plus pos­sible qu’il n’est pas arri­vé une seule fois, mais à de très nom­breuses reprises dans l’histoire de l’humanité. Ce tra­gique-là, on ne peut pas le trai­ter avec désin­vol­ture. C’est quand on est désin­volte qu’on se fait prendre à revers ou qu’on construit une ligne Maginot. C’est la faconde, ça : on est la France, on est l’Europe, ça ne nous arri­ve­ra pas ! Ah bon ? Il n’y a pas d’exception dans le tra­gique. Je me sou­viens qu’au début de la pan­dé­mie en Chine, des gens étaient confi­nés de force chez eux par le gou­ver­ne­ment, et ils clouaient les portes. J’ai vu cette image à la télé et j’ai eu un réflexe, celui de regar­der ma porte d’entrée. Je ne me suis pas dit du tout : ça ne va pas arri­ver. Il y a une scène dans Baron Noir où Naïma Meziani, la conseillère en com­mu­ni­ca­tion de Rickwaert, dit que pour gagner une élec­tion pré­si­den­tielle, il faut sen­tir le par­fum de son époque. Et bien, la nôtre, elle pue. Il y a trop de mau­vais signes pour que le tra­gique ne m’obsède pas. Ce n’était pas le cas à la fin des années 1990. Ici, c’est trop de mau­vais signes, trop rap­pro­chés dans le temps… Trop d’événements majeurs inquié­tants… Et c’est comme ça depuis 2001, depuis le 11 septembre.

— Face au risque d’emballement délé­tère, « on arrête tout et on réflé­chit », pour reprendre l’un des slo­gans phares de l’après-1968 ?

Oui, je pense qu’un très beau visuel pour une cam­pagne élec­to­rale serait le signe des deux barres : pause. Parce qu’on en est là. Tout va trop vite, et on ne peut pas réflé­chir en étant à 180 km/h. L’écologie est évi­dem­ment la grande ques­tion de cette période de la vie humaine. Je l’ai volon­tai­re­ment tenue à l’écart de Baron noir. Je ne vou­lais pas la trai­ter comme une caté­go­rie poli­tique. Je pense que c’est trop brû­lant, trop impor­tant pour l’envisager à tra­vers une sous-intrigue. Je ne me voyais pas fri­co­ter avec ce sujet-là. J’avais besoin de prendre le temps. L’éco-anxiété com­mence à tou­cher beau­coup de gens. Vivre avec cette angoisse est très dur. La ques­tion de la dis­pa­ri­tion des civi­li­sa­tions se repose. Comment en sor­tir ? Dans quelles condi­tions ? Tout ça mérite, non pas une réflexion, mais un branle-bas de combat.