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Les grandes manoeuvres de Jean-Michel Javaux

Jean-Michel Javaux, un retrait énigmatique

À Amay, entre la centrale nucléaire de Tihange et le stade Freddy Terwagne, le bourgmestre Jean-Michel Javaux se donne des airs de châtelain cool et débonnaire. Mais l’ancien président emblématique d’Ecolo, également président de la société Meusinvest, ne s’occupe pas que d’affaires locales. En toute discrétion, il réfléchit à l’avenir, au renouveau politique, à un centre plus actif que mou. Comme, avant lui, un certain Emmanuel Macron. Alors, come-back ou pas come-back ?

Les noms des héros figurent de part et d’autre de la lourde porte en bois, sur deux stèles en pierre bleue, sur­mon­tées d’une ins­crip­tion : « Amay à ses morts .» Ils avaient quit­té leurs foyers au prin­temps de leur vie, mobi­li­sés pour une guerre éclair, croyait-on. Ils ont été dis­sous dans une hor­reur sans nom. Et pour l’éternité, leur sou­ve­nir encadre l’entrée de l’hôtel de ville. Blaise, Bodart, Cominette, Dony, Ferrière, Haway, Kinet, Lacroy, Putzeys… 

Les patro­nymes exhalent la Hesbaye et le Condroz, ces pans de la pro­vince de Liège qui dode­linent autour de la Meuse. Le fleuve coule non loin de là, à deux cents mètres à vol d’oiseau. Magnétique en février, scin­tillant en juillet, lugubre en novembre. De pas­sage à Amay, en 1842, Victor Hugo s’était ému devant « ce ravis­sant contraste qui est tout le pay­sage de la Meuse ». « Rien de plus sévère que ces rochers, rien de plus riant que ces prai­ries », notait le poète. Le contraste est res­té, la Meuse aus­si, mal­gré le pay­sage sac­ca­gé par les quatre façades, et les réac­teurs nucléaires de Tihange, plan­tés deux kilo­mètres en amont.

L’hôtel de ville se situe chaus­sée Freddy Terwagne, à côté du stade Freddy Terwagne. Figure mar­quante du régio­na­lisme wal­lon, ministre socia­liste, cet ancien résis­tant venait de deve­nir bourg­mestre d’Amay lorsqu’il est mort en février 1971, âgé de 45 ans, empor­té par la mala­die. Quatre décen­nies plus tard, le por­teur de l’écharpe mayo­rale est à nou­veau un grand nom de la poli­tique belge. Jean-Michel Javaux n’a pas seule­ment été le pré­sident emblé­ma­tique d’Ecolo, il n’est pas seule­ment le pré­sident de la socié­té finan­cière publique Meusinvest.

JMJ, ce châtelain cool

Il est aus­si l’une de ces per­son­na­li­tés intri­gantes à force d’être dis­crètes. Son retrait qua­si-total de la scène natio­nale a valeur d’énigme. Que devient-il ? Que veut-il ? Que pré­pare-t-il ? Ce lun­di matin, il planche sur l’ordre du jour du pro­chain conseil com­mu­nal. Et il récep­tionne en per­sonne le cour­rier appor­té par le fac­teur. En ber­mu­da, l’écusson du Standard tatoué sur le mol­let, ce der­nier détaille le menu hale­tant de son week-end à thème « high­lan­ders », entre fes­ti­vi­tés en kilt et par­cours d’obstacles dans la boue. « Et t’as raté un match pour ça ? » inter­roge le bourg­mestre, incré­dule. Replié sur ses terres amay­toises, Jean-Michel Javaux cultive son image de châ­te­lain cool et débonnaire.

Mais il ne reste pas inac­tif pour long­temps. Au début du mois de juillet, La Libre Belgique a révé­lé son rôle moteur dans un groupe de réflexion bap­ti­sé E‑Change. On y retrouve deux ministres en exer­cice, Alda Greoli (CDH) et Didier Gosuin (Défi), un ancien ministre, Melchior Wathelet (CDH), ain­si que des per­son­na­li­tés issues du monde de l’entreprise, comme Bruno Venanzi, le patron de Lampiris.

« Notre ques­tion de départ, c’est : com­ment amé­lio­rer le fonc­tion­ne­ment de l’action poli­tique ? » syn­thé­tise Jean-Michel Javaux. Avant d’énumérer les cinq ambi­tions qui aiguillonnent la réflexion en cours : éman­ci­pa­tion, équi­té, entre­prise, Europe… « Zut, je ne retrouve plus le der­nier. » au bout de quelques secondes, la solu­tion lui revient. « Ah oui, environnement ! »

« Seule cer­ti­tude, on ne vou­lait pas repro­duire le sché­ma d’un par­ti poli­tique, détaille-t-il. Car le consen­sus de base par­mi tous les membres du groupe, c’était qu’un par­ti enferme le rai­son­ne­ment. » Le groupe fonc­tionne dans la plus grande dis­cré­tion, avec l’espoir d’aboutir à des pro­po­si­tions nova­trices sur les grands enjeux de la Belgique contem­po­raine. « Par contre, sur l’atterrissage des pro­po­si­tions, rien n’est encore tran­ché. Est-ce qu’on les sou­met aux par­tis pour qu’ils s’en sai­sissent ? Les dévoile-t-on lors d’une grande assem­blée consti­tuante ? Ce pro­gramme peut-il être la base d’une future coa­li­tion ? Malgré tous les dan­gers que nous per­ce­vons, nous conti­nuons d’avancer. »

Ces doutes, en tout cas, ne freinent pas la réflexion de l’Amaytois, qui n’a jamais autant lu, autant réflé­chi que depuis son retrait de la scène natio­nale. Il constate une « forme d’inertie de la vie poli­tique depuis trente ans », « des non-réponses à des ques­tions comme le vieillis­se­ment de la popu­la­tion ». « La mobi­li­té qui éclate à la figure de tout le monde, c’est un pro­blème majeur de non-anti­ci­pa­tion », regrette-t-il. Mais que faire ?

« Je suis moi-même à 95 % contre ma propre pro­po­si­tion, mais les 5 % res­tant conti­nuent de me titiller »

Depuis plu­sieurs mois, Jean-Michel Javaux oscille entre volon­té de retour à l’avant-plan et aspi­ra­tion à la tran­quilli­té. L’indécision le tenaille. L’Amaytois est un hési­tant et, simul­ta­né­ment, un auda­cieux, par­fois même un témé­raire. Dès les années 1990, il avait sou­le­vé chez Ecolo la pos­si­bi­li­té d’un cumul entre man­dats d’élu local et de dépu­té, pro­po­si­tion sacri­lège à l’époque. « Je suis moi-même à 95 % contre ma propre pro­po­si­tion, mais les 5 % res­tant conti­nuent de me titiller », avait-il avan­cé en assem­blée géné­rale. Du Javaux typique.

« Je n’arrive pas à avoir un avis défi­ni­tif sur des ques­tions comme le port du voile ou sur le tra­vail au noir, avoue-t-il aujourd’hui. Et faut-il consi­dé­rer la poli­tique, oui ou non, comme un métier, une affaire de pro­fes­sion­nels ? Là aus­si, je doute. » Jean-Michel Javaux est ain­si fait. Il adore brouiller les pistes et rien ne le réjouit plus que d’exhiber son refus du sec­ta­risme. Qu’après des huma­ni­tés au col­lège Saint-Quirin de Huy, il ait pris le che­min de l’ULB, bas­tion de la franc-maçon­ne­rie, est un exploit – rela­tif – dont il se vante à la moindre occa­sion. Son père venait d’une famille plu­tôt libé­rale, active dans le com­merce de beurre et de fromage.

« Il a long­temps pu se tirer des conflits grâce à son habi­le­té et à ses dons d’empathie. On lui par­don­nait parce que c’était Jean-Mi. Un autre se serait fait dégom­mer. » – Marcel Cheron, dépu­té fédé­ral Ecolo

Dès ses 8 ans, le petit Jean-Mi baigne avec lui dans la taba­gie des cafés d’Ampsin, Engis, Saint-Georges et envi­rons, où il s’initie aux jeux de cartes et à leurs ruses – les concours de « couillon » lui sont vite fami­liers. Côté mater­nel, le grand-père diri­geait une entre­prise de construc­tion, tout en s’occupant de la fabrique d’église et en pré­si­dant la socié­té de colom­bo­phi­lie locale. De nom­breuses connais­sances socia­listes peuplent par ailleurs l’entourage des Javaux – Francis  Grandfils, notamment.

Ce chi­rur­gien lié­geois a épou­sé Christine, la fille de l’ancien vice-Premier ministre André Cools. Il est pres­sen­ti dans les années 1980 pour deve­nir le nou­vel homme fort du PS amay­tois. « Il venait assez sou­vent à la mai­son, je l’entends encore dis­cu­ter avec ma mère. Il était socia­liste mais assez cri­tique sur le fonc­tion­ne­ment du par­ti. » Francis Grandfils mour­ra en cam­pagne élec­to­rale : alors qu’il colle des affiches, son échelle est per­cu­tée par une voi­ture. « On ne sau­ra jamais si c’était un acci­dent ou si on a volon­tai­re­ment fon­cé sur lui. » À Amay, une salle com­mu­nale porte désor­mais son nom.

« Pour com­prendre un lea­der poli­tique, obser­vez ce qu’il fai­sait à 20 ans », a un jour sug­gé­ré le bourg­mestre de Charleroi, Paul Magnette. À cet âge, où quand on aime c’est pour toute la vie (Ferré), Jean-Michel Javaux consacre l’essentiel de ses week-ends au patro d’Ampsin, une loca­li­té de la com­mune d’Amay. Créée par des frères salé­siens, une congré­ga­tion répu­tée pour son ouver­ture, l’unité per­pé­tue l’esprit du prêtre ita­lien Don Bosco : prio­ri­té aux jeunes et à ceux qui souffrent. Entre orga­ni­sa­tion de soi­rées à thème, concep­tion des dégui­se­ments et pla­ni­fi­ca­tion des acti­vi­tés pour les che­va­liers (9 – 12 ans), conqué­rants (12 – 14 ans) et aven­tu­riers (14 – 16 ans), le futur homme poli­tique révèle d’indéniables talents d’organisateur et une grosse dose d’enthousiasme.

« Dans l’équipe, la moi­tié des ani­ma­teurs n’étaient pas croyants du tout, ou même athées », pré­cise-t-il. Toujours ce besoin d’échapper aux cane­vas trop figés. À l’époque, il sort pen­dant un an avec Christine, la fille de Robert Collignon, le tout-puis­sant bourg­mestre d’Amay. Il fré­quente les Jeunes Socialistes, par­ti­cipe à leurs acti­vi­tés bières spé­ciales, sans jamais être affi­lié. En sens inverse, le fils Collignon, Christophe (aujourd’hui dépu­té PS), sort avec une ani­ma­trice patro et connaît bien le monde chré­tien. Bref, les réseaux s’entrecroisent, même si un côté Peppone et Don Camillo perdure.

Dans le par­cours de Jean-Michel Javaux, le cha­pitre du patro a son impor­tance, car c’est sur cette matrice-là que va se fon­der son entrée en poli­tique. Vers 1993, par­mi les patron­nés, se des­sine un petit groupe de jeunes épris de citoyen­ne­té, aux­quels viennent s’agréger d’autres connais­sances. Ils veulent se rendre utiles, por­ter des idées nou­velles, par­ti­ci­per à la démo­cra­tie, mais ne savent trop com­ment s’y prendre.

Réunion chez la mamy

Tous res­sentent une aller­gie vis­cé­rale vis-à-vis d’un PS per­çu comme hégé­mo­nique et arro­gant dans sa pra­tique du pou­voir. Les réunions ont lieu chez la grand-mère de Jean-Michel Javaux : celle-ci approche les 90 ans, et quand elle dort, la cave à vins et à whis­kys, bien rem­plie, offre un car­bu­rant pré­cieux à ces jeunes assis dans les cana­pés du salon, au rez-de-chaus­sée d’une grande mai­son un peu vide. Peu à peu, une idée prend forme : dépo­ser une liste Ecolo aux élec­tions com­mu­nales tout proches. Le geste ne manque pas de panache, dans une com­mune où le PS tota­lise alors 18 sièges sur 23. Le dés­équi­libre des forces en pré­sence en fait hési­ter plus d’un. « Beaucoup de gens nous pous­saient aux réunions, tout en disant : allez‑y, mais moi, je ne peux pas. C’est un peu la situa­tion que je connais main­te­nant, d’ailleurs », s’amuse Jean-Michel Javaux.

Robert Collignon ne se méfie pas – l’avenir lui appren­dra qu’il aurait dû le faire. Le socia­liste, qui a par­ti­ci­pé aux grandes grèves de 1960 aux côtés de Freddy Terwagne, son men­tor, est alors en pleine ascen­sion poli­tique. Il vient de pré­si­der la com­mis­sion d’enquête par­le­men­taire sur le drame du Heysel. Depuis le 1er jan­vier 1994, il est ministre pré­sident wal­lon. Le lea­der d’Ecolo au niveau natio­nal, Jacky Morael, a en revanche bien cer­né tout le poten­tiel de la dyna­mique amay­toise. Liégeois, fils d’ouvrier, farou­che­ment laïque, Morael tra­vaille alors à cré­di­bi­li­ser Ecolo. Il incarne la seconde géné­ra­tion du par­ti vert, après celle des pères fon­da­teurs Paul Lannoye, Philippe Defeyt et José Daras. Sa pre­mière ren­contre avec le jeune Javaux se déroule au prin­temps 1994, lors du car­na­val d’Amay.

Il a 33 ans, huit de plus que son cadet. Ils sont atta­blés au café Le Relax et ont déjà bu beau­coup de péket quand la sil­houette de Robert Collignon appa­raît sur le pas de la porte. « Qu’est-ce que tu fais sur mes terres ? » alpague l’imposant socia­liste, l’éloquence haute, la sta­ture droite. « Tu sais, Louis XVI, ça s’est mal ter­mi­né pour lui. Faut faire atten­tion, hein ! » réplique tout de go Morael. « Tu me pren­drais même 5 % à chaque élec­tion, je serais encore là pour trente ans », ricane Collignon. « C’est ce que tu crois. Parfois, ça se ter­mine plus vite qu’on ne le croit », aver­tit Morael.

Entre Javaux et Morael, c’est un lien presque filial qui se noue. La puis­sance intel­lec­tuelle du Liégeois impres­sionne le jeune ani­ma­teur du patro. Son affec­tion pro­tec­trice l’apaise, aus­si. Jean-Michel Javaux avait 22 ans quand il a per­du sa mère, en 1990. Peu après le scru­tin com­mu­nal d’octobre 1994, où Ecolo obtient 12 % des voix à Amay, il apprend que son père souffre d’un can­cer du pou­mon. Celui-ci décé­de­ra le 25 avril 1996. Le même jour, pour le dixième anni­ver­saire de la catas­trophe de Tchernobyl, Jean-Michel Javaux anime un débat sur le nucléaire dans son ancienne école, le col­lège Saint-Quirin de Huy, en pré­sence notam­ment de Paul Lannoye.

Des GSM pour acheter JMJ

Juste avant de s’y rendre, il a appe­lé la com­pagne de son père pour s’enquérir de l’avancement de la mala­die. « Il ne va vrai­ment pas bien », lui a‑t-elle répon­du. « Dès que le débat est fini, je viens », a pro­mis Javaux. Il arri­ve­ra trop tard. « Cela reste un des plus grands regrets de ma vie. » Javaux devient en mai 1995 assis­tant de la dépu­tée warem­mienne Martine Schüttringer. En 1997, il accède à la pré­si­dence du Conseil de la jeu­nesse, un organe consul­ta­tif qui repré­sente les 16 – 30 ans en Belgique fran­co­phone. Son vice-pré­sident est Denis Mathen, futur gou­ver­neur de la pro­vince de Namur. L’ancien lea­der étu­diant Fabrizio Bucella fait éga­le­ment par­tie de l’équipe diri­geante, qui mène de front des cam­pagnes pour le droit de vote des étran­gers et la sau­ve­garde des cabines télé­pho­niques. « Fabrizio et moi, on a été convo­qués par Didier Bellens, le patron de Belgacom, exhume Jean-Michel Javaux. Il a vou­lu nous offrir un GSM à cha­cun pour qu’on arrête nos actions. »

Javaux est l’une des jeunes pousses d’Ecolo, mais per­sonne ne décèle en lui une future star. Les diri­geants du par­ti le trouvent sym­pa­thique mais confus, et il n’a ni le tran­chant ni la force de tra­vail de Jean-Marc Nollet, la figure de proue de la géné­ra­tion mon­tante – aux côtés d’autres per­son­na­li­tés pas­sées par le mou­ve­ment étu­diant, Philippe Henry, Emily Hoyos, Christophe Derenne, Christos Doulkeridis, Ronny Balcaen, tous ceux que Morael nomme affec­tueu­se­ment « les jeunes cons ». Vient le miracle de 1999, vite sui­vi d’un cataclysme.

Cette année-là, Jacky Morael mène son par­ti vers une vic­toire élec­to­rale spec­ta­cu­laire, l’impose à la table des négo­cia­tions, par­mi les grands. Quand il devient acquis qu’Ecolo va entrer au gou­ver­ne­ment fédé­ral, Morael se pro­file par­mi les siens comme le vice-Premier ministre natu­rel, logique. Pour des rai­sons diverses, cepen­dant, plu­sieurs diri­geants éco­lo­gistes (Philippe Defeyt, Henri Simons, Marcel Cheron, Olivier Deleuze…) consi­dèrent avec réti­cence ce scé­na­rio. En interne, le triomphe élec­to­ral du 13 juin a débou­ché sur un cli­mat détestable.

Pendant les négo­cia­tions, à une remarque du sour­cilleux Philippe Defeyt, Jacky Morael a répon­du bru­ta­le­ment : « Ta gueule ! Tu ne sais pas de quoi tu parles. » Le sacri­fice du pre­mier des éco­lo­gistes aura lieu lors de l’assemblée géné­rale de Louvain-la-Neuve, qui doit vali­der la par­ti­ci­pa­tion gou­ver­ne­men­tale. D’emblée, Henri Simons attaque : « Ecolo doit dési­gner une vice-Première qui dis­pose d’un recul cri­tique. » Sous-enten­du : pas Jacky Morael, soup­çon­né d’être trop proche des libé­raux Louis Michel et Didier Reynders. Dans son livre « Ecolo au pou­voir », le jour­na­liste Christian De Bast note qu’à ce moment, « le regard que Jacky Morael jette à sa voi­sine du pre­mier rang, Isabelle Durant, tra­hit un inté­rieur broyé ».

De la cruauté, de la déception et de la tristesse

C’est la cruelle véri­té : poli­ti­que­ment, Jacky Morael a été exé­cu­té par les siens. Sa car­rière se brise net à cet ins­tant, alors qu’il n’a même pas qua­rante ans. Après l’assemblée géné­rale, Jacky Morael se retrouve au café Grand-Place, à Louvain-la-Neuve, avec sa com­pagne Renata, Laurent Monniez, son bras droit, et Jean-Michel Javaux, qui vient d’être élu dépu­té wal­lon. « On ne dit pas un mot, se sou­vient ce der­nier. On repart tristes. On vient d’une grande vic­toire élec­to­rale, on est entrés dans les gou­ver­ne­ments, mais j’ai l’estomac noué. » Fin août, alors que le jeune dépu­té célèbre son enter­re­ment de vie de gar­çon, une nou­velle incon­ce­vable lui par­vient : Laurie, la fille de Jacky, est décé­dée d’une ménin­gite fou­droyante lors d’un camp en Croatie.

Le soir du drame, elle porte le t‑shirt qu’elle a reçu deux ans plus tôt, comme tous les invi­tés, aux 30 ans de Jean-Michel Javaux. Jacky Morael lutte pour ne pas perdre pied. Le 31 décembre 2000, il invite Jean-Michel Javaux et sa com­pagne Aurélie, enceinte d’un petit gar­çon, à pas­ser le réveillon chez lui rue Hemricourt, dans le quar­tier des Guillemins, à Liège. « Ce soir-là, nous explo­rons en pro­fon­deur les fra­gi­li­tés et les frag­ments d’espoir », écri­ra plus tard Javaux.

Jean-Michel Javaux, bourg­mestre d’Amay, 3 647 voix de pré­fé­rence, 54,4 % des suf­frages en sa faveur aux der­nières communales.

Théo Javaux voit le jour en avril 2001. Quelques mois plus tard, à nou­veau, arrive l’incompréhensible. « Le petit part », mur­mure son père, qui ne ces­se­ra plus jamais de lui par­ler, de le veiller, de le prier, « comme une étoile », selon les termes confiés à la revue chré­tienne Rive Dieu, dans un entre­tien paru en 2013. Aujourd’hui, dans son bureau de l’hôtel de ville, le bourg­mestre D’Amay caresse un cha­pe­let de dates comme autant de signes du destin.

Il est né un 24 novembre. Jacky, le 26 novembre. Tom, le fils de Jacky, le 25 du même mois. Théo, un 5 avril. Laurie, un 12 avril. « Dans ces moments-là, on devient un peu mys­tique. Je me suis deman­dé pen­dant quelques jours : com­ment va-t-on pou­voir vivre après ça ? J’ai lu beau­coup sur la mort, dans la Bible, dans le Coran, dans la tra­di­tion juive, en étu­diant les grands des­tins tra­giques de l’histoire. Dans ces cas-là, on cherche des bouées de rela­ti­vi­té. Après la mort du petit, après la mort de ma mère, après la mort de mon père, il y a du Cyrulnik, il y a de la résilience.

En tant que bourg­mestre, j’ai dû annon­cer trois fois à des parents que leur fils unique venait de décé­der. Alors je leur parle de ce que j’ai appris, j’essaye de prendre une part de leur dou­leur, c’est une sorte de petite mis­sion que je me suis don­née. » Javaux dis­pa­raît du cir­cuit poli­tique pen­dant presque deux ans. Puis, tout dou­ce­ment, il sort la tête du noir. Les élec­tions de juin 2003 se sont tra­duites par une défaite cui­sante pour Ecolo. Tous les diri­geants du par­ti appa­raissent décrédibilisés.

Paul Lannoye, le père fon­da­teur, se pro­pose d’en reprendre la direc­tion. Il se heurte à l’hostilité des cadres. Pour lui bar­rer la route, ceux-ci intro­nisent Javaux, l’un des rares à n’avoir pas été abî­mé par la par­ti­ci­pa­tion au pou­voir. Se joue alors l’éternelle que­relle des modé­rés et des radi­caux, des fun­dis et des réalos – des termes héri­tés des éco­lo­gistes alle­mands. « En 2003, Javaux ne prend pas le pou­voir, on le lui donne, retrace un élu. L’oligarchie d’Ecolo le choi­sit pour écrire une nou­velle page et main­te­nir le par­ti sur une ligne réa­liste. Mais le cahier des charges, ce n’est pas lui qui l’écrit. »

Les débuts sont labo­rieux. Le néo­phyte cumule les mal­adresses, ne convainc pas en inter­view. L’aile gauche du par­ti milite pour l’évincer. Beaucoup ver­raient en Nollet un lea­der plus fort, plus légi­time, plus authen­ti­que­ment éco­lo­giste. Eric Biérin, à l’époque direc­teur de la com­mu­ni­ca­tion d’Ecolo et l’un des piliers de la mai­son verte, se sou­vient bien de la séquence. « Chez Ecolo, je suis en per­ma­nence sous pres­sion de la part de tas de copains qui me disent : m’enfin, va prendre l’avis de Nollet. Je réponds que je ne peux pas ser­vir deux maîtres à la fois, et qu’il y en a un qui a été élu par l’assemblée géné­rale. Mais j’ajoute aus­si que Javaux doit d’urgence s’améliorer. »

« Mon vieux, secoue-toi les puces, sinon tu vas te faire dégom­mer, y com­pris par les réalos. – Même par les réalos ? – Oui, sinon je ne t’en par­le­rais pas. »

Les mois sui­vants sont si catas­tro­phiques que lors des Rencontres éco­lo­giques d’été, à Borzée, en août 2004, Eric Biérin s’adresse en cati­mi­ni à Javaux : « Mon vieux, secoue-toi les puces, sinon tu vas te faire dégom­mer, y com­pris par les réalos. – Même par les réalos ? – Oui, sinon je ne t’en par­le­rais pas. » Un sur­saut s’opère. Jean-Michel Javaux acquiert de la confiance, même s’il conti­nue de déno­ter par rap­port à cer­taines habi­tudes écologistes.

En sep­tembre 2005, il accepte ain­si de venir par­ler à la Journée de la chasse, orga­ni­sée par le Royal Saint-Hubert Club à la Paix-Dieu, à Amay. Ce jour-là, avant la son­ne­rie des cors, il plaide pour une ges­tion du gibier res­pon­sable, par­ci­mo­nieuse, et cite l’exemple de Londres, où la chasse a per­mis la pré­ser­va­tion d’espaces verts en péri­phé­rie de la ville.

L’événement par lequel Jean-Michel Javaux va s’imposer défi­ni­ti­ve­ment au sein d’Ecolo se pro­duit en octobre 2006. Aux élec­tions com­mu­nales, face à une liste socia­liste emme­née par Christophe Collignon, Ecolo bon­dit à Amay de 17 % à 43 %. L’ancien ani­ma­teur du patro Don Bosco ceint l’écharpe mayo­rale. Pour célé­brer son triomphe, Javaux emmène ses colis­tiers sif­fler les bières au Relax, le café où Collignon père avait cru bon de l’humilier, douze ans plus tôt. Les années sui­vantes sont celles de la Javauxmania.

Dans les son­dages de popu­la­ri­té, le pré­sident d’Ecolo se classe régu­liè­re­ment troi­sième, devan­cé par Elio Di Rupo et Joëlle Milquet, talon­né par Michel Daerden. Ce sont aus­si les années où il appa­raît le plus ins­pi­ré en débat. Avant d’affronter Michel Daerden sur un pla­teau télé, il a deman­dé à un ami de lui cal­cu­ler le coût d’un loge­ment social à Ans, la com­mune du ministre socia­liste. Le jour J, la for­mule fait mouche : « Tu peux choi­sir, Michel, soit construire 230 loge­ments, soit orga­ni­ser le Grand Prix de Francorchamps. »

Standard passion, Standard champion

Beau joueur, l’Ansois salue la trou­vaille rhé­to­rique : « Celle-là, elle est bonne ! » Qu’il parade dans les loges du Standard, son club de cœur, ou bien dans les rades de Sclessin en com­pa­gnie des sup­por­ters ultras, « JMJ » est accueilli avec la même cha­leur. C’est l’époque où Steven Defour, Marouane Fellaini et Axel Witsel emmènent l’équipe lié­geoise vers deux titres suc­ces­sifs, en 2008 et en 2009. Le pré­sident d’Ecolo ne manque pas l’occasion de s’afficher à leurs côtés. Lui-même a joué à Ampsin, puis à Clavier.

« J’ai un énorme pied gauche capable de cen­trer, à la Vercauteren, et une bonne pointe de vitesse. En cadets, j’ai même joué deux matches en équipe natio­nale. » Il voue un culte obses­sion­nel à Liverpool, et une pas­sion sans limite pour le joueur islan­dais Ásgeir Sigurvinsson, vain­queur de la Coupe avec le Standard en 1981, élu meilleur joueur de la Bundesliga en 1984. Lorsqu’il était enfant, Sigur était le nom de son pois­son rouge. Aujourd’hui, il poste sous ce pseu­do sur le forum des Ultras Inferno.

« Le foot­ball, ça ramène les pieds sur terre. Dans les années où j’étais le plus connu, en 2007 – 2008, j’étais aux toi­lettes quand un sup­por­ter m’a dit : eh bien, vous pis­sez comme tout le monde. D’ailleurs, c’est mar­rant, mon apo­gée a coïn­ci­dé avec celui du Standard. » La période dorée s’achève en juin 2009, sur une vic­toire d’ampleur aux élec­tions régio­nales, sui­vie un an plus tard par une défaite sèche aux fédé­rales. Un slo­gan de cam­pagne incom­pré­hen­sible (« Ouvert pen­dant les trans­for­ma­tions ») a sans doute brouillé le mes­sage écologiste.

Plus inquié­tant, Jean-Michel Javaux semble deve­nu incon­trô­lable. En l’espace de quelques semaines, il livre à la presse des confes­sions intimes à tire-lari­got, évo­quant tour à tour son pèle­ri­nage à Lourdes (dans Le Soir), l’émotion de ses enfants quand ils entendent la Brabançonne (dans La Libre), les « petites crèmes » qu’il affec­tionne au lit avec son amou­reuse (dans Télémoustique) et ses nuits en cale­çon (dans La Dernière Heure).

La magie Javaux n’opère plus. La contes­ta­tion interne gronde. En bureau de par­ti, l’ex-députée Martine Schüttringer a déchi­ré devant tous sa carte de membre d’Ecolo. Elle accuse Javaux, qui a été son assis­tant par­le­men­taire de 1995 à 1999, de ne pen­ser qu’à lui, pas au col­lec­tif. On lui reproche aus­si son dis­cours flou, cen­triste à l’extrême. D’aucuns le sur­nomment « Jean- Michel Javel », « parce qu’il asep­tise tout ».

Les 541 jours de crise ins­ti­tu­tion­nelle qui suivent le scru­tin de juin 2010 achèvent de l’épuiser. Il se retire de la pré­si­dence en mars 2012. Le dépu­té fédé­ral Marcel Cheron, l’une des figures his­to­riques du par­ti, a vécu de près le processus.

« Alors qu’Ecolo porte comme un éten­dard la bien­veillance envers la pla­nète, c’est un par­ti très dur, en fait, d’une vio­lence incroyable envers les gens. Jean-Michel Javaux est assez ouvert aux entre­prises, plu­tôt éloi­gné des thèses syn­di­cales, ce qui hérisse une frange de nos mili­tants. Il a long­temps pu se tirer des conflits, qui étaient déjà bien pré­sents, grâce à son habi­le­té et à ses dons d’empathie. On lui par­don­nait parce que c’était Jean-Mi. Un autre se serait fait dégom­mer. N’empêche, il y a eu des bureaux poli­tiques où il était mis en pro­cès. Je pense qu’il s’est tiré parce qu’il en a eu marre. Il ne l’a jamais dit mais je l’ai ressenti. »

Roi d’Amay bien assis sur son trône

Jean-Michel Javaux se concentre désor­mais sur Amay, où il conso­lide son assise popu­laire, recueillant 54,4 % des suf­frages en octobre 2012. L’ex-président d’Ecolo s’épanouit aus­si à tra­vers un inté­rêt de plus en plus visible au monde éco­no­mique. Il accède à la pré­si­dence de Meusinvest, une socié­té lié­geoise à capi­taux par­tiel­le­ment publics qui aide les jeunes entre­prises à se déve­lop­per. Il devient admi­nis­tra­teur de Lampiris et de Liège Airport. Et il s’évertue à brouiller les pistes, encore et tou­jours. Drôle d’écolo que cet homme qui se lie d’amitié avec le baron Jean-Pierre Hansen, admi­nis­tra­teur délé­gué du groupe Electrabel.

Les deux hommes passent des week-ends à Knokke et s’adonnent à des jeux de rôle : l’écologiste prend la place du pro­duc­teur d’énergie nucléaire, et vice ver­sa. L’un et l’autre doivent déve­lop­per le meilleur argu­men­taire, à contre-sens de leur dis­cours habi­tuel, une façon pour cha­cun d’ôter ses œillères et de sor­tir de la pen­sée facile. Un autre soir, Jean-Michel invite Jean-Pierre Hansen pour un repas à trois, avec un convive sur­prise. Il fait de même avec Bruno Venanzi, le patron de Lampiris, pro­duc­teur d’énergie verte et concur­rent d’Electrabel. Le som­met se tient dans le res­tau­rant d’Arabelle Meirlaen, sur la grand-place de Huy. « C’est comme ça qu’ils ont pu se ren­con­trer, alors qu’ils étaient sur des pla­nètes dif­fé­rentes », jubile le pré­sident de Meusinvest.

« Depuis ses débuts, Jean-Michel Javaux s’est notam­ment nour­ri de l’envie de deve­nir un notable, décrypte Eric Biérin. Ce désir l’a beau­coup acti­vé, sans que ça l’empêche de res­ter sym­pa. De ce point de vue, il a tou­jours eu vis-à-vis d’Ecolo une dis­tance. Parce que le par­ti était à ses yeux non seule­ment l’instrument de l’écologie poli­tique, mais aus­si son ins­tru­ment per­son­nel. Je n’ai rien à y redire, c’est infi­ni­ment respectable. »

La mort de Jacky Morael, le 6 décembre 2016, c’est la perte d’un ami, d’un frère, d’un guide, une nou­velle étoile dans son ciel intime. C’est peut-être, aus­si, la dis­pa­ri­tion d’un fil qui le rete­nait encore à Ecolo. Lors des funé­railles, au centre de Robermont, sur les hau­teurs de Liège, Jean-Michel, l’écolo pro-busi­ness, rend un hom­mage déchi­ré à Jacky, le mili­tant de gauche. À la fin, c’est le refrain de Bella Ciao qui ponc­tue ses mots. « Comme une chan­son qui, au départ, salue les tra­vailleuses des rizières du Pô qui souffrent et meurent par­fois à cause de leurs condi­tions de tra­vail. Mais qu’on pour­rait très bien rebap­ti­ser aujourd’hui en Ciao, bel­lo. Et sur­tout mer­ci pour nos enfants et pour la planète. »

Son ave­nir ? Jean-Michel Javaux en parle désor­mais sur un ton éva­sif. Son man­dat à Meusinvest s’achève dans un an et demi. Envisage-t-il un come-back au plus haut niveau poli­tique ? « On ne peut pas dire que j’ai tout pré­pa­ré pour être dans les meilleures condi­tions pour reprendre du pou­voir et être tête de liste Ecolo en 2019 », élude-t-il. Et si la suite se jouait en dehors d’Ecolo ?

Nouvelle présidence, nouvelle politique

La ques­tion paraît de moins en moins sau­gre­nue, tant la stra­té­gie actuelle du par­ti lui déplaît. Le retour à une cer­taine radi­ca­li­té sou­hai­té par les actuels pré­si­dents, Zakia Khattabi et Patrick Dupriez, heurte sa nature modé­rée. Il a vécu leur élec­tion comme un trau­ma­tisme, comme une remise en cause de sa ligne poli­tique. À l’inverse, l’Ixelloise et le Cinacien consi­dèrent que le salut d’Ecolo exi­geait une rup­ture. Après une nou­velle défaite élec­to­rale, en 2014, ils ne se sont pas attar­dés à ras­sem­bler un consen­sus très large autour d’eux. Ils ont pris le par­ti au nom d’un besoin de renouvellement.

Pour JMJ, la méthode est insup­por­table, parce qu’elle est anti­no­mique avec ce qu’il est pro­fon­dé­ment. Il aurait pu se lan­cer dans une bataille interne, mul­ti­plier les prises de parole en bureau poli­tique pour faire bar­rage à cer­taines vel­léi­tés des nou­veaux copré­si­dents. Mais il s’en abs­tient. Parce qu’il n’en a plus l’envie, peut-être. « Il consi­dère qu’il a appor­té davan­tage à Ecolo qu’Ecolo ne lui a appor­té, ou qu’en tout cas, l’opération est nulle, avance Eric Biérin. Et donc, il se sent libre. Pour dire vrai, je crois qu’il se fout d’Ecolo. Je ne pense pas du tout qu’il puisse être un sol­dat de réserve pour ce par­ti, parce que ça fait un bon moment qu’il pense à autre chose. »

Plusieurs sources indiquent que Benoît Lutgen, le pré­sident du CDH, a son­gé à Jean-Michel Javaux pour un poste de ministre régio­nal, en 2014 ou 2015. « Il pen­sait lui confier un grand minis­tère de l’environnement. Il vou­lait en faire le Nicolas Hulot wal­lon », confie un ini­tié. Toujours est-il que Lutgen et Javaux entre­tiennent une ami­tié de longue date, qui remonte à leur jeu­nesse. Avec quelle impli­ca­tion poli­tique ? Dans La Libre, en juillet 2016, l’ancien bourg­mestre de Charleroi, Jean-Jacques Viseur, appe­lait Ecolo, CDH et Défi à « vivre ensemble plu­tôt que mou­rir sépa­rés ». « Si ça ne tenait qu’à Lutgen et Javaux, à mon avis, ce serait vite déci­dé », ajoutait-il.

« J’ai un énorme pied gauche capable de cen­trer à la Vercauteren, et une bonne pointe de vitesse. »

Beaucoup ont prê­té à Benoît Lutgen l’intention de fon­der un nou­veau mou­ve­ment du centre, par-delà des fron­tières par­ti­sanes tra­di­tion­nelles. « Lutgen m’a un jour glis­sé une phrase sibyl­line, confie Marcel Cheron. Du genre : quand est-ce que tu viens ? Toujours des allu­sions, jamais des choses très claires. Cela m’est appa­ru comme un rha­billage du CDH, pas du tout comme un concept innovant. »

Le dépu­té de Nivelles recon­naît néan­moins que le moment est peut-être venu de faire sau­ter cer­tains cade­nas. « Pour moi, un par­ti n’a d’intérêt qu’au-dessus de 20 % des voix. J’ai tou­jours sou­te­nu Jean-Michel Javaux dans cette pers­pec­tive-là. Ce n’est pas de la mathé­ma­tique, c’est du rap­port de forces. Et je pense qu’il y a une place pour une force moderne sur le socio-éco­no­mique, libé­rale sur le plan des idées, qui ose quit­ter le vieux pos­tu­lat de gauche pour un résul­tat de gauche. Il y a là un ras­sem­ble­ment qui peut peser 25 %. Dans cet esprit, Javaux est indis­pen­sable pour pêcher au-delà du vivier éco­lo tra­di­tion­nel. L’écologie poli­tique, bon gré, mal gré, elle fait 14 %, 18 % dans les bonnes périodes, mais pour réus­sir le sor­pas­so, il faut des gens comme lui. »

La déci­sion de Benoît Lutgen de mettre bru­ta­le­ment fin à l’attelage PS-CDH en Wallonie, le lun­di 19 juin der­nier, cham­boule cepen­dant la donne. « Deux jours avant, le ven­dre­di, j’ai eu une longue dis­cus­sion avec lui, rap­porte Jean-Michel Javaux. On a par­lé de beau­coup de sujets, notam­ment de Nethys et de la démis­sion de Marie-Dominique Simonet à l’aéroport de Liège, mais pas du tout du coup qu’il préparait. »

On devine l’Amaytois dubi­ta­tif, mais il ne s’étendra guère sur le pour­quoi de ses réti­cences. « L’action de Jean-Claude Marcourt comme ministre l’Économie, c’était du solide. M’enfin, voi­là… Moi, j’aurais mieux com­pris que Lutgen lance une opé­ra­tion après les com­mu­nales d’octobre pro­chain, si on avait vu des coa­li­tions PS-MR émer­ger un peu par­tout dans les grandes villes, pour pré­pa­rer 2019. Dans ce cas-là, l’attitude du CDH aurait pu se comprendre. »

Il décrit un monde poli­tique lézar­dé, à bout de souffle, et dans son pro­pos, on sent poindre la ten­ta­tion de se poser lui-même en recours, même s’il ne l’exprime jamais de façon expli­cite. « Je suis inquiet. Ces der­niers mois, des mots très durs ont été échan­gés entre des acteurs de pre­mier plan. C’est un esprit de revanche qui va ani­mer les pro­chaines cam­pagnes élec­to­rales, et je ne trouve pas ça bon. On dirait le tableau de Goya où l’on voit deux hommes qui se battent en duel dans les sables mou­vants, et qui s’enfoncent. »

« Il consi­dère qu’il a appor­té davan­tage à Ecolo qu’Ecolo ne lui a appor­té. Et donc, il se sent libre. Pour dire vrai, je crois qu’il se fout d’Ecolo. » – Éric Biérin, ancien direc­teur de la com­mu­ni­ca­tion d’Ecolo

On le sent en ques­tion­ne­ment. « Je crois très fort dans le pro­gramme de l’écologie poli­tique, je reste per­sua­dé qu’il doit être au centre des cli­vages futurs. Mais même au som­met de la vague verte, en 2009, alors que les trois par­tis tra­di­tion­nels sont en recul, on ne fait que 20 %. » Insinue-t-il qu’il faut bru­ta­li­ser les appa­reils par­ti­sans ? Il lance la dis­cus­sion sur un autre terrain.

« Ma réflexion n’est pas abou­tie sur la forme que peut prendre la com­po­si­tion poli­tique en Belgique dans les pro­chaines années. Mais voyez Amazon, Google, la presse… Tout bouge. Et le monde poli­tique fait comme s’il était immuable. Les par­tis doivent se réin­ven­ter, c’est ça, l’ambition d’E‑Change. » Ces der­niers mois, il a eu de longues conver­sa­tions de fond avec le socia­liste caro­lo Paul Magnette et le cen­triste namu­rois Maxime Prévot, deux per­son­na­li­tés qu’il estime beau­coup. Que se sont-ils dit ? Mystère.

Il ne cache pas son inté­rêt pour le nou­veau pré­sident fran­çais Emmanuel Macron. « Tous ceux qui ont dit qu’il n’a pas de pro­jet n’ont pas lu son livre. Surtout, on ne peut pas nier qu’il a réus­si à réen­chan­ter une par­tie de la France. Ce qui est génial, chez lui, c’est qu’il a su tou­cher plein de gens qui ne se seraient jamais enga­gés en poli­tique dans les rangs du PS ou des Républicains. C’est le plus inté­res­sant dans sa démarche : le gars casse la poli­tique de papa. Les Flamands l’ont aus­si cas­sée il y a quelques années déjà, mais ça a dû pas­ser, hélas, par l’émergence d’un par­ti qu’on n’aime pas, la N‑VA. » Il se défend tou­te­fois de vou­loir deve­nir le Macron wal­lon, quand bien même cer­tains l’y poussent. « Dans un sys­tème pro­por­tion­nel comme le nôtre, si Macron se pré­sente pour la pre­mière fois aux légis­la­tives, il se fait réta­mer. C’est le sys­tème pré­si­den­tiel qui lui a per­mis d’émerger. »

Bref, pas ques­tion de mettre le feu au sys­tème belge ? « J’ai tou­jours dit que j’étais évo­lu­tion­naire, pas révo­lu­tion­naire. J’ai une dif­fi­cul­té avec la radi­ca­li­té. Je n’aime pas les méthodes radi­cales, je trouve que ça fait peur. » Dans une ultime confi­dence, le bourg­mestre d’Amay admet cepen­dant que la messe n’est pas dite. « J’aime encore bien mener des com­bats impos­sibles. » Ces der­niers mots contiennent sans doute l’entièreté du para­doxe Javaux. Car tout indique que, dans son esprit, la ten­ta­tion était bien celle-là : révé­ler au grand public l’existence d’E‑Change juste avant ou juste après les com­mu­nales d’octobre 2018, avec l’espoir de déclen­cher un effet à la Macron, puis pré­sen­ter des listes sous un nou­veau label aux fédé­rales de 2019.

À pré­sent au milieu du gué, « JMJ » semble hési­ter à aller jusqu’au bout de la démarche. Parce que les obs­tacles sont plus nom­breux et plus hauts que pré­vu ? Qu’importe, pour se conso­ler de l’âpreté des luttes poli­tiques, il lui res­te­ra tou­jours « ce ravis­sant contraste qui est tout le pay­sage de la Meuse ». « Rien de plus sévère que ces rochers, rien de plus riant que ces prairies. » -