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Roger Maréchal, le messager de Malmedy

Drôle de bonhomme

Il accapare les radios belges dès qu’on laisse la parole aux auditeurs. Il inonde de missives les boîtes aux lettres des élus de Malmedy pour leur dire sa façon de penser. Il s’insurge contre un point à l’ordre du jour à l’issue de chaque conseil communal. Roger Maréchal, militaire à la retraite et grand coureur de fond, condamné pour « assuétude à l’écriture » par le Standard de Liège, est une célébrité au pied des Hautes Fagnes. Moqué par certains, écouté par d’autres. Une grande gueule qui veut surtout alerter les citoyens belges : « Nos représentants locaux ne foutent rien. »

Une voca­tion se mani­feste sou­vent dès la prime jeu­nesse. Celle de Roger Maréchal pour l’écriture remon­te­rait à l’âge de 13 ans, le jour où son prof demande à ses ouailles de rédi­ger un texte à pro­pos d’une mar­gue­rite. Roger s’exécute aus­si­tôt, dis­serte sur les pétales de la fleur sans plus s’arrêter et claque la meilleure note de la classe. Sa plume plan­tu­reuse, bien­tôt indomp­table, vient de frap­per un pre­mier coup. « Depuis mon ado­les­cence, quand je parle, j’ai des pertes de mémoire. Alors que quand j’écris, tout me revient », explique-t-il en criant presque. Un besoin fié­vreux de com­men­ter l’actualité qui appor­te­ra à ce mili­taire de car­rière une cer­taine célé­bri­té, à force de s’épancher dans les cour­riers des lec­teurs, de cha­hu­ter la fin des conseils com­mu­naux et de mono­po­li­ser les ondes radio – d’où il tire­ra son sobri­quet, « Roger de Malmedy », puisque c’est ain­si qu’il se pré­sente sys­té­ma­ti­que­ment à l’antenne. Mais il s’attirera aus­si les foudres de ses contem­po­rains, aga­cés par son franc-par­ler qu’il uti­lise à tort et à tra­vers. L’intéressé l’admet : « Je dois faire du yoga pour me calmer. »

Dans un trai­ning qui ceint son petit corps sec, Roger, 63 ans, reçoit chez lui, à Chôdes, un pate­lin embru­mé sur les hau­teurs de Malmedy. Ses fenêtres sont tapis­sées de pos­ters des Diables rouges sélec­tion 2010, du cham­pion cycliste Philippe Gilbert et de la famille royale au grand com­plet. Ici, pas d’ordinateur, encore moins de wi-fi. « J’ai juste un vieux Nokia, comme Benoît Lutgen, le pré­sident du CDH. Je suis content qu’un gars comme lui ne cède pas au monde arti­fi­ciel des réseaux sociaux ! »

Roger sait com­ment mettre à l’aise ses invi­tés : dans la salle à man­ger ornée de tro­phées, il a posé sur la table un revol­ver calibre 9 mm et un car­net de guerre nazi. Ce sont ceux de son père, uniques effets per­son­nels rame­nés du front russe où le pater­nel com­bat­tait, bon gré mal gré, aux côtés des Allemands qui l’avaient enrô­lé après l’annexion de Malmedy au IIIe Reich. « Il n’a pas aimé ça, la guerre. Il a même fini par déser­ter la Wehrmacht à Leningrad et s’est ter­ré pen­dant un an sous sa propre maison. »

Plus tard, en 1953, Roger naît. La ferme de ses parents brûle quand il a quatre ans, on s’installe alors à la hâte de l’autre côté de la col­line. C’est en inté­grant l’école pri­maire que l’aîné de la fra­trie Maréchal « découvre le monde ». « Je ne par­lais que le wal­lon, je ne com­pre­nais rien à ce que les autres me racon­taient. Un jour, notre ins­ti­tu­teur me demande de mon­trer mon cou… et j’ai mon­tré mon cul. Parce que cou, en wal­lon, ça veut dire cul ! » Ce cours d’anatomie élé­men­taire lui vaut d’être la risée géné­rale pen­dant des années, lui qui parle « la langue des basses classes ». « Au maga­sin, ma mère m’adressait la parole en fran­çais pour se faire bien voir et je devais feindre de la comprendre. »

Roger tra­verse l’adolescence dans un uni­vers rigo­riste, avec des parents qui le « bâillonnent » et lui inter­disent toute sor­tie. Avant de l’envoyer à Theux dans une haute école d’instituteurs. « Moi, je n’avais pas la patience pour étu­dier, encore moins pour édu­quer des enfants. Je devais prendre des médocs si je vou­lais me conte­nir. À la fin de ma pre­mière année, j’ai jeté mes feuilles par terre et j’ai fugué. » Commence alors une errance d’une quin­zaine de jours pen­dant laquelle Roger, l’âme en peine, songe sérieu­se­ment à se sui­ci­der. Il vaga­bonde le long de la Warche, dort à même le sol, cha­parde des vivres dans une épi­ce­rie. Que se passe-t-il, au juste, chez cette grande gueule neu­ras­thé­nique, incom­prise, ce fils de fer­mier en passe de retour­ner à l’état sau­vage ? Une crise d’adolescence tar­dive et ful­gu­rante, sans doute. Une quête d’identité, certainement.

Son iden­ti­té, il espère la trou­ver dans une usine de papier où il pos­tule en cachette, après être retour­né au ber­cail, penaud et déchar­né, et avoir essuyé « le savon de [sa] vie ». Son père le rêvait ins­ti­tu­teur ; il se résout à accep­ter que le gamin embrasse une car­rière d’ouvrier. Pas pour long­temps. Quelques années plus tard, rebe­lote, Roger claque la porte. « J’en avais marre qu’on me traite comme un numé­ro. C’était pire qu’à l’armée. » L’enfant ter­rible de Chôdes parle en connais­seur : l’armée, il la rejoint juste après, vers 26 ans, dans le dou­zième de ligne de Spa. Il y pas­se­ra trois décennies.

« Je rece­vais par­fois des lettres de menace de poli­ti­ciens et c’est mon père qui les ouvrait. Il me fai­sait une de ces gueules ! Surtout qu’à la mai­son, la poli­tique c’était tabou. »

C’est dans les camps d’entraînement qu’il se met à cou­rir. D’abord quelques tours de caserne. Puis des sor­ties de plu­sieurs heures. De telle sorte que, quatre ans après avoir inté­gré l’armée, Roger Maréchal devient cham­pion de Belgique mili­taire de sa caté­go­rie sur 15 km. « Mais sans me van­ter, hein. » Au début des années 1990, on envoie cet ath­lé­tique sol­dat dans le bour­bier you­go­slave pour de courtes mis­sions huma­ni­taires. Où, à son grand dam, les séances de sport ne sont pas au pro­gramme. « Mon corps était tel­le­ment habi­tué au jog­ging que je devais cou­rir devant ma car­pette, sinon je ne par­ve­nais pas à dor­mir. » Finalement, pour pré­ser­ver sa san­té phy­sique et men­tale, le méde­cin mili­taire l’autorise à cou­rir, ce qu’il ne se pri­ve­ra pas de faire à tra­vers les plaines agri­coles de Slavonie orien­tale. Longues che­vau­chées soli­taires sans pen­ser à rien. Chaque jour. Inlassablement. De retour au pays, notre Emil Zátopek des can­tons de l’Est s’enorgueillit d’une troi­sième place dans une com­pé­ti­tion à l’Alpe d’Huez, de trois vic­toires aux Crêtes de Spa ou encore d’un chro­no sen­sa­tion­nel aux 20 km de Bruxelles, la seule édi­tion à laquelle il a par­ti­ci­pé. 1h07 ? 1h10 ? Cette fois, la mémoire lui fait défaut. « Quand je cours, je res­sens quelque chose d’inouï. J’ai l’impression de pla­ner, d’être débar­ras­sé de mes douleurs… »

Très vite, à l’armée, pen­dant que ses cama­rades de divi­sion pro­fitent des temps libres pour des­cendre Jupiler sur Jupiler, Roger écrit avec fer­veur dans le cour­rier des lec­teurs des dif­fé­rentes gazettes du pays, qu’il épluche minu­tieu­se­ment. Le papier qu’il fabri­quait à l’usine, il le noir­cit à pré­sent de sa petite écri­ture ner­veuse en sou­te­nant des opi­nions jusque-là muse­lées par l’autorité paren­tale. « Je rece­vais par­fois des lettres de menace de poli­ti­ciens et c’est mon père qui les ouvrait. Il me fai­sait une de ces gueules ! Surtout qu’à la mai­son, la poli­tique c’était tabou. »

Avec le temps, cette vora­ci­té à com­men­ter la chose publique se ren­force, avant d’atteindre son rythme de croi­sière actuel, soit 200 timbres par mois. Il reçoit même des réponses rédi­gées à la main de Joëlle Milquet, Mgr Léonard ou Bernard Wesphael, lequel remer­cie Roger, depuis sa cel­lule de la pri­son de Bruges, pour cette « lettre si humaine et si forte envers un homme dans une grande souffrance ».

Ça dégé­nère en 2010. Pierre François, alors direc­teur géné­ral du Standard de Liège, lui colle un pro­cès pour « assué­tude à l’écriture ». Le boss du club prin­ci­pau­taire vient d’essuyer 80 lettres en moins de deux ans signées des mains de Roger, dans les­quelles le sup­por­ter d’Anderlecht – l’un des seuls de la région – vitu­père son indi­gna­tion à l’endroit d’un diri­geant qu’il juge « cor­rom­pu ». Bref, comme résume l’accusé en aspi­rant fort le « h » : du har­cè­le­ment. Vu l’artillerie qui se dresse face à lui, on recom­mande à Roger de bais­ser les armes et d’accepter une média­tion pénale, à savoir une peine de tra­vaux d’intérêt géné­ral et un sui­vi psy­cho­lo­gique pour soi­gner cette vilaine manie d’écrire comme il res­pire. « Alors que l’écriture, c’est une alter­na­tive pour ne pas m’exprimer par la violence. »

« Une mitraillette en main qui tire dans tous les sens »

Là où, par contre, il aime haus­ser le ton, c’est au conseil com­mu­nal. Son ter­rain de jeu favo­ri. La messe poli­tique men­suelle qu’il ne rate­rait pour rien au monde. Surtout qu’à Malmedy, les citoyens peuvent inter­ve­nir ora­le­ment à la fin de chaque conseil, sans pas­ser par une demande écrite préa­lable. « Nous fonc­tion­nons de manière plus directe que la majo­ri­té des autres com­munes, entonne Jean-Paul Bastin, bourg­mestre démo­crate-huma­niste de Malmedy. La poli­tique, c’est par le peuple, pour le peuple, mais l’enjeu aujourd’hui c’est sur­tout de la faire avec le peuple. » Pas besoin de le dire deux fois à Roger. « Il s’en passe des choses à un conseil com­mu­nal ! Parfois, je suis le seul spec­ta­teur et je trouve ça grave. En tant que citoyen, on dis­pose d’un maigre pou­voir dont il faut se mon­trer digne. Si on veut réta­blir le lien entre la popu­la­tion et ses repré­sen­tants, que ça com­mence par les com­munes ! Moi, je vois des élus qui lisent le jour­nal, lèvent leur main sans savoir ce qu’ils approuvent, n’interviennent jamais quand on leur demande la parole, s’éclipsent au moindre pré­texte… On paie leur jeton de pré­sence pour qu’ils ne foutent rien ! C’est pas un cli­ché, c’est une couillon­nade qui se pro­duit tous les jours devant mes yeux. »

Les fidèles audi­teurs de RTL ou de la RTBF connaissent cer­tai­ne­ment « Roger de Malmedy ». Chaque jour ou presque, le tru­blion tente sa chance. Et pas n’importe com­ment. « Contrairement à la plu­part des audi­teurs hyper­ac­tifs, Roger amène des réflexions qui vont sou­vent au-delà des idées reçues, remarque Nathalie Poulet, récep­tion­niste à la RTBF. Il prend soin de for­mu­ler ses ques­tions avec conci­sion, ce qui prouve qu’il est rom­pu à l’exercice. » À la mai­son com­mu­nale de Malmedy, on se montre moins indul­gent. « Roger, c’est une mitraillette en main qui tire dans tous les sens, mime Jean-Paul Bastin. Il est capable de dire des choses d’une sagesse extrê­me­ment puis­sante et, l’instant d’après, une énorme conne­rie. Je reçois sou­vent des mots de sa part qu’il dépose sur mon pare-brise pen­dant son jog­ging. C’est par­fois pénible, cette bou­li­mie. Il fau­drait enga­ger quelqu’un à temps plein pour répondre à toutes ses lettres. » Sans par­ler des conseils com­mu­naux, où « il tourne à 110 déci­bels même quand il est calme et pose dix ques­tions en rafale en igno­rant les réponses. Ça devient le “Roger show”, au détri­ment d’un débat équi­li­bré. » Sur les forums de la RTBF, cer­tains audi­teurs sar­cas­tiques vont jusqu’à récla­mer qu’on cesse de lui offrir l’antenne.

Certes, quand il s’exprime, Roger prend l’allure d’un petit homme dopé à l’uranium, être exta­tique et incon­trô­lable, mou­lin à paroles dont les deux bras s’agitent comme des pales rebelles. Le regard un peu fou qui fuit vers la gauche ou la droite, sans pré­fé­rence. Un mou­ve­ment de pen­dule valable pour ses idées poli­tiques ? Quand on lui demande quel par­ti il choi­si­rait s’il devait s’affilier, Roger réflé­chit. Passe du PS au MR. Finalement : « Aucun. Quoique… si, peut-être Ecolo. Mais seule­ment pour la pro­tec­tion de l’environnement. » Une sen­si­bi­li­té déve­lop­pée au contact des grandes éten­dues de Chôdes, à la lisière des Hautes Fagnes, où ses parents le lais­saient rêvas­ser toute la jour­née, puis à l’armée, où l’on passe le plus clair de son temps dans la nature. « Quand je vois ce qu’on en fait, de la nature, ça me désole. Regardez dans mon vil­lage, on passe son temps à asphal­ter et béton­ner n’importe comment. »

Plus encore que la dété­rio­ra­tion de notre pla­nète, c’est la ques­tion des migrants qui bou­le­verse « Roger de Malmedy ». Il s’est même ren­du plu­sieurs fois à Calais pour appor­ter son aide aux dému­nis. « Ce drame l’émeut beau­coup, confirme Jean-Paul Bastin. Et il ne se contente pas de le dire, il agit. Son com­por­te­ment force l’admiration. » De retour dans sa mai­son sans étage, Roger songe à ces pauvres gens « qui dorment dans la merde », attrape le pre­mier sty­lo venu et mitraille de mis­sives les pou­voirs locaux dans son trai­ning étri­qué. Lointain des­cen­dant, à l’heure de la 4G, du Grec Philippidès, le célèbre mes­sa­ger qui relia Marathon à Athènes au pas de course pour annon­cer la vic­toire de son peuple sur les Perses – avant de s’effondrer raide mort.

Le défi des 42 195 km, Roger, il y pense ? « Non, je ne sup­porte pas les longues lignes droites. Ça m’ennuie. Je pré­fère la mon­tagne, les par­cours acci­den­tés. Tout ce qui bouge sans cesse. » —