Joseph Wauters et « le Congo au travail »

Le voyage d’un leader socialiste au Congo en 1923, vu par un député écologiste et militant décolonial bruxellois en 2020.

[:fr]« Il faut qu’un immense cri de pitié s’élève ! » La supplique est lancée le 3 septembre 1923 à Léopoldville, future Kinshasa. Elle sort de la bouche de Joseph Wauters, l’un des principaux dirigeants du Parti ouvrier belge (POB). En voyage dans la colonie congolaise, le député de Waremme est atterré par ce qu’il voit: des sévices infligés à l’infini aux travailleurs congolais.

Ces paroles de Joseph Wauters, vieilles de presque un siècle, résonnent en moi comme l’écho d’une autre voix. Celle d’Alexandre, un étudiant en cinéma rencontré un soir de janvier, descendant direct d’un ancien ministre belge des Colonies. « Le débat sur la colonisation au Congo est très sensible dans ma famille. Ma mère ne comprend pas ma position très critique contre la colonisation belge au Congo », m’avait-il dit en me regardant droit dans les yeux. J’ai repensé à Alexandre alors que j’étais sur le point de remonter le temps en compagnie de Joseph Wauters. J’allais embarquer avec lui le 2 août 1923 à bord de l’Anversville, le bateau qui devait le mener au Congo. Joseph Wauters est alors l’un des grands espoirs du socialisme belge : il a été ministre de l’Industrie et du Travail de 1918 à 1921, dans le premier gouvernement en temps de paix auquel ont pris part des représentants socialistes. Beaucoup voient en lui le successeur d’Émile Vandervelde, père fondateur du POB. Tout au long de son voyage au Congo, Wauters prend des notes qui seront publiées en feuilleton par le journal Le Peuple, puis réunies en un livre, Le Congo au travail. C’est à travers ce livre (désormais épuisé, mais dont j’ai pu me procurer un vieil exemplaire) que se déroulera mon propre voyage. Et c’est à Alexandre que je pense en tournant les pages. Alexandre appartient à cette génération « Erasmus » née au tout début du XXIe siècle, sensible au mouvement décolonial. Joseph, lui, était le produit d’un socialisme qui se voulait universaliste, anticapitaliste et qui a politiquement grandi avec la célèbre interpellation d’Émile Vandervelde au gouvernement belge, Les crimes de la colonisation capitaliste (1906), très critique sur la gestion du Congo par Léopold II. Le navire siffle. Il est temps d’embarquer.

Comme beaucoup de Belges, Joseph Wauters est imprégné de propagande coloniale, il a été bercé par les épopées d’explorateurs. En allant au Congo, il réalise son rêve d’exotisme, comme ces « jeunes officiers aventureux » qui avant lui se sont mis au service de Léopold II. Dans le droit fil de Vandervelde, Wauters se montre critique vis-à-vis des menées africaines du souverain, mais ses convictions universalistes n’empêchent pas une admiration presque enfantine pour le projet colonial du deuxième roi des Belges. Durant tout le voyage, il cherche à concilier ce sentiment avec sa volonté de défendre et «d’embrasser ses pauvres frères noirs de la Colonie». L’horizon est évident: à ces damnés de la terre, le socialisme devra apporter son « influence civilisatrice désintéressée ».

J’avance dans le livre. Alors que le bateau navigue au large du Sénégal et s’apprête à faire escale à Dakar, nous plongeons déjà au cœur du paradoxe colonial qui continue de tenailler une large partie de la gauche au XXIe siècle. Pour moi écologiste, héritier des luttes ouvrières et des combats égalitaires, analyser ce paradoxe est un exercice intellectuel intéressant, mais difficile. En tant que Noir, anticolonialiste, panafricain, lumumbiste, je dois faire preuve d’une solide distanciation critique pour porter cet héritage politique mixte. Exercice difficile mais historiquement nécessaire si l’on veut comprendre le rapport si complexe de la société belge actuelle à son passé colonial.

Il est temps que la pensée universaliste se renouvelle et s’appuie sur l’héritage des luttes anticoloniales.

Reprenons le sillage de Joseph Wauters. Notre voyageur est un véritable curieux. Lors d’escales à Casablanca, puis à Dakar, il s’intéresse aux autochtones. Son récit révèle à quel point les stéréotypes de l’époque, basés sur la hiérarchisation et l’essentialisation raciales, ont pu arriver jusqu’à nous. Dans les rues de Dakar, Joseph Wauters considère que les Noirs qu’il rencontre sont plus « civilisés » que les autres car « très mêlés déjà à notre civilisation ». Parmi les Noirs «les plus avancés », il cite aussi les Hamites, les Tutsi du Burundi et du Rwanda: « Ils ont la peau claire, le crâne sémite, le nez aquilin…» Bientôt, l’Équateur se dévoile, les boucles du Congo se dessinent et Boma va apparaître. Nous sommes le dimanche 19 août. Bienvenue au Congo!

Deux valeurs s’entrechoquent chez Joseph Wauters : la domination colonialiste et l’universalisme qui promeut l’égalité entre humains. Filant du Bas-Congo vers le Mayumbé, de Matadi à Léopoldville en passant par Thysville, il loue le chemin de fer, les cimenteries, les routes. À Léopoldville, il s’écrie: « La civilisation capitaliste est en train de marquer de sa forte et décisive empreinte le Pool ! » Parfois, le doute s’installe. À la vue des criantes injustices subies par les travailleurs noirs, son cœur de socialiste bondit. Il se montre virulent à l’égard des Blancs qui regrettent le régime brutal de Léopold II, le temps où ils pouvaient supplicier un Noir en toute impunité. L’attitude de ces Blancs lui rappelle celle des riches propriétaires terriens, des patrons sans vergogne qui exploitaient les ouvriers agricoles dans la Hesbaye de son enfance. « Ce serait si beau de pouvoir jouer chacun son petit Léopold, en amenant de gré ou de force le nègre à produire » maugrée-t-il. Là, s’élève sa solidarité ouvrière au-delà de toute considération « raciale». Mais chez le même Wauters, le paternalisme colonial reproché aux patrons capitalistes n’est pourtant jamais loin. La propagande coloniale imprime sa marque puissante sur les consciences, y compris les plus progressistes. Wauters est très élogieux des prouesses de Stanley, de la vision de Léopold II, tout en dénonçant le système qu’ils ont installé au Congo, comme lorsqu’il dénonce l’état des prisons et des hôpitaux pour Noirs. Jamais il ne va au bout de sa logique idéologique. Il hésite face aux outils qui produisent la ségrégation. Il finit même par comprendre la brutalité exercée par certains industriels sur les Noirs, considérés comme de grands enfants. La transition de ce « monde qui meurt à côté d’un autre qui naît, sous l’influence, un peu rude parfois et toujours audacieuse, des hommes nouveaux » en vaut selon lui la peine. Le voyage de Wauters renvoie à l’impensé du paternalisme colonial. En plus de l’attitude vis-à-vis des crimes staliniens, c’est cet impensé qui poussa le grand écrivain martiniquais Aimé Césaire à la rupture avec le Parti communiste français, rendue publique dans sa Lettre à Maurice Thorez du 24 octobre 1956. La gauche universaliste, ouvrière, du fait de sa supériorité occidentale, croit savoir ce qui est mieux pour les colonisés ou leurs descendants. Et c’est là tout le problème que dénonce Aimé Césaire. Dans son Discours sur le colonialisme, l’écrivain se fait beaucoup plus explicite: « On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. […] Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » En faisant ses adieux au Congo le 2 novembre 1923, Joseph Wauters croyait toujours dans la force des valeurs universelles. Mais il ne croyait pas à l’égalité entre tous les humains. Un paradoxe qui enserre encore aujourd’hui des «universalistes » qui refusent de qualifier l’asservissement et les massacres coloniaux de crimes contre l’humanité, au nom du matériel fabriqué sur la terre des colonisés. Les descendants de ces derniers, victimes de racisme et de discriminations, ne veulent plus s’identifier à cet universalisme qui les infériorise sans le dire. Cette fracture de plus en plus béante, Frantz Fanon, psychiatre martiniquais, militant anticolonial et panafricain, activiste de l’Algérie indépendante, la mettait déjà exergue en 1961 dans Les Damnés de la terre : « La violence avec laquelle s’est affirmée la suprématie des valeurs blanches, l’agressivité qui a imprégné la confrontation victorieuse de ces valeurs avec le mode de vie ou de pensée des colonisés font que, par un juste retour des choses, le colonisé ricane quand on évoque devant lui ces valeurs. » Il est temps que la pensée universaliste se renouvelle et s’appuie sur l’héritage des luttes anticoloniales. On ne peut vaincre le racisme sans un universalisme débarrassé du fardeau de la « race » et du capitalisme qui détruit la planète et l’humain.

Un universalisme au service d’un humain neuf qui développe une immunité capable de détruire spontanément le virus du racisme. On pourrait toutes et tous commencer ce travail en reconnaissant les mérites de la philosophie des lumières mais aussi sa part d’ombre. —

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