Edito : la société de compétition

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Parfois, les ondulations du corps et les divagations de l’esprit se rejoignent en un même mouvement. Parfois, la performance et la rêverie procèdent d’un même ressort, presque un instinct : s’évader. Ce sont des après-midis de blocus saccagées par le frisson d’une balle de match noir-jaune-rouge, Dewulf-Kuerten, Clijsters-Capriati ou Goffin- Monfils. C’est le goût d’une glace fraise-pistache à jamais associée aux huit secondes qui ont manqué à Laurent Fignon pour remporter le Tour de France 1989. Ce sont les premiers mouvements de crawl dans une eau trop froide, avec la moustache de Mark Spitz pour totem imaginaire. Ce sont mille urgences qu’on envoie valser pour rejoindre les tribunes d’un Olympic de Charleroi-FC Liège.

Depuis le discobole de Myron jusqu’aux courses folles de Kilian Jornet – le Catalan qui a rendu tendance l’ultratrail –, le geste sportif a souvent concilié l’intime et le spectaculaire. Maîtrise de soi et domination des rivaux. Intériorité sublimée et adversité vaincue. Coureur cycliste professionnel et philosophe nietzschéen, Guillaume Martin dénonce la scission du corps et de l’esprit entretenue par deux mille ans de tradition occidentale. Il relève par ailleurs que le sport a partie liée avec la guerre, avec l’affrontement. Le mot « champion » provient du latin campus, qui désigne notamment le champ de bataille.

« Athlète » découle du grec athlon, le combat. Ces deux réalités – le mépris du corps, la part guerrière du sport – sont à l’origine d’innombrables ricanements adressés à celles et ceux qu’anime la passion de courir plus vite, de sauter plus loin, de frapper plus fort. Quand on lui demandait le secret de sa longévité, de ses raisonnements si vivaces, Winston Churchill avait pour habitude de répondre : No sport! Comme si on ne pouvait fortifier son corps sans affaiblir son esprit, et vice versa. Sur son flanc gauche, le sport a aussi été critiqué par une multitude d’intellectuels qui ont cru bon de recycler à son propos l’analyse marxiste sur la religion comme opium du peuple.

À les croire, le sport de compétition aurait pour effet d’asservir les consciences, de rendre les citoyens dociles et aliénés. Celui-ci ne serait dès lors que le miroir miniature d’un mal plus grave : la société de compétition, cette mécanique ogresse qui broie les individus en les mettant en concurrence les uns avec les autres, en les sommant de se montrer performants, sans trêve, à seule fin de maximiser les profits.

De nos jours, si le dédain churchillien tend à s’effacer, la critique néomarxiste du sport perdure. À bon escient ? Pour paraphraser l’ancien Premier ministre français Lionel Jospin qui disait « oui à l’économie de marché, non à la société de marché », ne pourrait-on oser un « oui au sport de compétition, non à la société de compétition»? Pourquoi faudrait-il réprimer l’envie de se confronter aux autres, de se dépasser soi-même, de se mesurer aux éléments naturels ? Au risque de la défaite. Au risque du drame. Résonnent encore les mots de l’écrivain Antoine Blondin, embarqué sur la caravane du Tour de France 1960, découvrant le corps inerte du jeune Roger Rivière, victime d’une terrible chute dans la descente du col de Perjuret. « Il gisait, à une vingtaine de mètres, en contrebas, dissimulé par un repli de terrain, frappé d’une sorte de paralysie qui lui interdisait le moindre geste, le moindre appel. Et toute cette nature qui l’entourait lui faisait un linceul rugueux. » Rivière survivra, mais ne remontera plus jamais sur un vélo. La quête de la victoire, jusqu’au sacrifice de soi.

Il est inepte de considérer que le sport de compétition mène automatiquement à la société de compétition, à la guerre de tous contre tous, au struggle for life. Il est tout aussi sot, voire dangereux, de prétendre ériger la logique sportive (c’est-à-dire la loi du plus fort) en modèle à faire prévaloir dans l’ensemble de la société. Or, c’est là un discours qui prolifère. Avec une intensité chaque jour renouvelée, on entend gronder les sinistres injonctions à la performance, les appels à la victoire du fort et à la défaite du faible – toutes choses acceptables dans le contexte ritualisé d’un match ou d’une course, mais qui ne sauraient fonder une politique ni une civilisation.

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