Les barons de la frite surgelée cumulent les abus, environnementaux ou sociaux, tels les personnages principaux d’un western 100% belge. Une success-story parfois brutale, financée par des fonds européens et adoubée, en toute connaissance de cause, par la Région wallonne et son plan de relance.
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Enquête réalisée en collaboration avec la cellule #Investigation de la RTBF, disponible sur la plateforme Auvio et dont la principale version écrite est à retrouver dans le numéro 15 de Wilfried (sortie le 18 mars prochain).
Au premier coup d’œil, il s’agit donc d’une belle histoire. Un chiffre d’affaires global de plus de trois milliards d’euros et des milliers d’emplois créés sous l’impulsion d’une poignée de familles d’anciens « patatiers » flamands, capables de transformer, en quelques décennies, la Belgique en championne du monde de l’exportation de produits surgelés à base de pommes de terre. Une ascension-éclair propulsée par un flair remarquable. Sous le couvercle doré, l’assiette révèle cependant un menu moins appétissant, entre accidents à répétition dans les usines, pollution des eaux et culture intensive exercée par des agriculteurs soit enivrés par le doux effluve de l’or jaune, soit mis sous pression par les industriels de la frite – voire les deux à la fois.
La Région wallonne observe, constate, punit parfois, consent souvent, et si besoin, offre sa bénédiction sur fond de plan Marshall. Cet accueil chaleureux a contribué à convaincre plusieurs des plus grandes sociétés de transformation de pommes de terre de s’installer dans le Hainaut, plus précisément en Wallonie picarde, le nouvel Eldorado de la frite. Parmi elles, Ecofrost, qui a notamment bénéficié d’une enveloppe de plus de 2,2 millions d’euros pour se lancer à Péruwelz, en 2003. Ces quatre dernières années, la SRIW, l’un des bras financiers de la Région wallonne, a également placé un ticket de 43 millions d’euros dans Mydibel, une usine à frites basée à Mouscron. Trente-et-un millions sous forme de prêts, tous octroyés depuis 2016, puis douze autres, en septembre 2019, pour récupérer 19,25 % des parts du groupe, dans le but de soutenir son développement. Une forte croissance sponsorisée par des fonds publics et similaire à celle de Clarebout Potatoes, leader du marché européen. Entre 2008 et 2019, la Région wallonne a accordé près de 26 millions de primes (exactement 25.826.537,90 euros) à l’entreprise flamande, dont le principal site de production se trouve dans l’enclave francophone de Comines-Warneton, en bord de Lys.
Début 2017, le pactole était augmenté d’un léger traitement de faveur, offert pour l’expansion de Clarebout à Frameries, dans le Borinage : l’exonération pendant cinq ans du précompte immobilier. Si toutes n’ont pas encore été versées dans leur intégralité, certaines de ces primes sont libellées « protection de l’environnement », et tout particulièrement dédiées à l’épuration des eaux usées de l’usine de Warneton. Entre 2017 et 2019, la police de l’environnement – l’organe de contrôle de la Région wallonne – a pourtant constaté plusieurs rejets suspects dans la Lys, dont deux infractions, à chaque fois sanctionnées d’une amende.
« J’ai l’impression qu’on fait un bond en arrière, tant au niveau des droits sociaux que de la sécurité des travailleurs… »
Alice Leeuwerck, bourgmestre libérale de Comines-Warneton
Puis vient le vieux refrain. Dans la farde des aides wallonnes, les dossiers les plus subsidiés sont conditionnés à des obligations de création et de maintien d’emplois. Dès avril 2008, sept mois avant que Clarebout ne reçoive une prime de bienvenue de 8,7 millions d’euros, le sujet était déjà débattu au Parlement wallon. André Antoine, le ministre du Développement territorial de l’époque, venait de refuser partiellement le permis du futur site de Warneton au motif que Clarebout n’avait pas réalisé d’études d’incidences pour sa station d’épuration. Le ministre CDH n’en oubliait pas pour autant l’enjeu de l’emploi. « Vous provenez d’une région où le taux de chômage est encore de 17 % », lançait-il alors en direction de Chantal Bertouille, députée et échevine MR de la commune concernée, qui s’inquiétait des conséquences que le futur site pourrait avoir sur la qualité de vie des riverains. « Dès lors qu’un entrepreneur se présente avec une création de 80 emplois et ensuite 240, il est légitime que les services, à la fois locaux et décentralisés ou de la Région wallonne dans son chef, soient particulièrement attentifs à ce projet parce qu’il participe à la dynamique du plan Marshall telle que nous la souhaitons. »
Aujourd’hui, chez Clarebout, mais également au sein de Mydibel, l’emploi reste en majorité exercé par des Français, et dans des conditions particulières. Les accidents se succèdent et les enquêtes judiciaires se suivent, le plus régulièrement pour des brûlures au deuxième degré et des membres coincés ou écrasés. Deux Français, un ouvrier et une intérimaire, ont même trouvé la mort dans les usines de Clarebout. « Tant mieux pour les Français qui peuvent y travailler, mais finalement, l’emploi est surtout précaire, avec des statuts d’intérimaires qui sont socialement très peu favorables pour les travailleurs. Donc, le seul argument de l’emploi, je ne peux plus l’entendre », pose l’actuelle bourgmestre libérale de Comines-Warneton, Alice Leeuwerck, qui observe, impuissante, la prise de pouvoir de Clarebout sur son territoire. « J’ai l’impression qu’on fait un bond en arrière, tant au niveau des droits sociaux que de la sécurité des travailleurs… C’est un peu “Germinal”. »
En août 2020, la ministre wallonne de l’Environnement, l’écologiste Céline Tellier, a validé le permis pour la construction d’un deuxième congélateur géant sur le site de Warneton, après des négociations serrées. Un mois plus tard, l’autorité communale dépose un recours au Conseil d’État contre ce projet d’extension. « C’est vrai qu’investir dans une entreprise et ne pas donner le permis, pour un ministre, c’est difficile à justifier », grince la bourgmestre, Alice Leeuwerck. Le recours reste néanmoins insuffisant pour interrompre les travaux, indissociables de ceux d’un centre de logistique et d’une plateforme portuaire. Un quai de déchargement, en grande partie financé par l’Europe et la Région wallonne, dans le cadre d’un projet visant à relier la Seine à l’Escaut, Le Havre à Rotterdam, via la Lys. En clair, l’opportunité pour Clarebout d’acheminer par les eaux, et à moindres frais, toujours plus de frites. Willy Borsus, dont le portefeuille de ministre wallon contient les compétences de l’Économie, de l’Agriculture, mais aussi de l’Aménagement du Territoire, n’a pas souhaité discuter de la pertinence de ces dépenses publiques.[:]