Le petit trot d’Herman et Alexander De Croo

Oubliez le poulet rôti. Dans la famille De Croo, le dimanche, on ne ronge pas sa cuisse, on lui enfile un pantalon côtelé et on enfourche son destrier. Sous la bombe, loin des tirs en rafales de l’hémicycle, on met ses idées au clair. En 2010, la promenade équestre se serait d’ailleurs achevée sur cette décision irrévocable d’Alexander, le fils : « débrancher la prise » du gouvernement Leterme II pour en finir avec le dossier BHV. Sept générations que perdure le rituel.

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Il faut le voir piaffer d’impatience en haut de l’escalier en pierre de la cour familiale, la tête enfoncée dans sa bombe, tandis que son ministre de fils harnache les canassons à la hâte. Trois bons coups de brosse, selle, sangle et bridon, le hongre du paternel est fin prêt. Avec sa jument, plus jeune, plus délicate, Alexander réitère l’exercice. Toujours à la vitesse grand V. Il faut dire qu’ils n’ont qu’une heure devant eux. Et encore. Si l’urgence de leurs agendas politiques respectifs ne les rattrape pas.

Dans leur quartier général de Brakel, le rituel est immuable. Au sein de la famille De Croo, cela fait plus de deux cents ans que cela dure. À l’instar de leur intérêt partagé pour la chose publique. Certains y ont même laissé la vie. « En quatre générations, il n’y a que mon père qui est mort dans son lit , place Herman. Et moi… Enfin bref, dans la famille, un sur trois meurt à cheval. »

Dans la région, à Michelbeke, là où il officiait jadis comme bourgmestre, le grand-père De Croo était en effet connu pour être un cavalier confirmé. Formé à la discipline dans la cavalerie de l’armée belge, l’homme n’avait pas hésité, un jour de marché, à renoncer à l’achat d’une dizaine de vaches pour se payer un bel étalon blanc. « De Croo en zijn witt ! » lançaient ainsi ses administrés lorsqu’il venait à leur rencontre sur le dos de son animal. La légende urbaine va jusqu’à raconter que le maïeur de ces lieux était parvenu à faire entrer et accepter son destrier – un cheval de labour croisé avec un cheval de galop – dans les cafés du coin, histoire de boire des pintes avec le peuple sans devoir mettre pied à terre. Les mauvaises langues ironisaient ainsi volontiers en répandant que « si leur bourgmestre était devenu vieux, c’est parce que son cheval ne buvait pas ».

À deux pas de l’escalier, la bête est avancée pour le pater familias. Herman-de-vader, quatre-vingts piges tout de même, se hisse de quelques marches avant d’enfourcher sa monture. « Mon fils est meilleur cavalier que moi, assure-t-il. Le sport dans lequel j’ai jamais été le plus habile, c’était sans conteste le patin à roulettes. Oui, honnêtement, je crois que j’étais très fort en patins à roulettes. » Fou rire général. Moulé dans son pantalon d’équitation, Alexander-de-zoon rassure sa jument – un chouia perturbée par les cliquetis de l’appareil photo – avant de lui grimper sur le dos. Les vergers familiaux et leurs allées sont à portée de vue, une piste naturelle rêvée pour dégourdir les jambes des chevaux avant de partir pour la grande vadrouille.

Ceci n’est pas une gravure classique du XVIIIe siècle.

Herman et Alexander De Croo font partie de cette race de cavaliers, devenue presque rare en Belgique, qui « font du cheval » pour le plaisir de l’animal, pour le plaisir de la nature, pour le plaisir de sentir la terre sous le sabot de leur canasson le temps d’une balade. Pour ce faire, point besoin d’un crack jumper multimédaillé (à moins qu’il ne soit en fin de carrière !), un bon cheval de trot ou de galop robuste et bien dans sa tête fera largement l’affaire, si possible tout-terrain, élevé chez le fermier du village. « C’est exactement comme cela que nous aimons le pratiquer, pas autrement », cadre Alexander, bientôt en botte à botte avec le cheval de son paternel.

À l’horizon, des vaches, beaucoup de vaches, un clocher, des toitures rougeâtres et quelques cyclotouristes de sortie pour arpenter les ruelles bordées de peupliers de ces Ardennes flamandes si chères au Tour des Flandres, où se contorsionne quelque part le tracé en pavés du célèbre mur de Grammont. Ainsi peut-on dépeindre le cadre de la sortie hebdomadaire des De Croo, père et fils. De multiples rumeurs circulent à son sujet. Depuis quelques années, certains racontent à qui veut l’entendre que c’est lors de l’une de ces folles chevauchées à travers la campagne flamande en compagnie de son paternel qu’Alexander, alors jeune président du parti libéral flamand Open VLD, aurait pris la décision – irrévocable – de « débrancher la prise » du gouvernement Leterme II en 2010. S’ils ne s’en souviennent plus très précisément, les deux cavaliers ne démentent pas que l’idée d’une fin de non-retour a germé sur la selle du fils. « Des mois à l’avance, j’avais pourtant prévenu les présidents de parti de l’époque, que je connaissais tous très bien, se remémore Herman. Je leur avais dit : “Vous ne connaissez pas mon fils. S’il vous dit qu’il partira si vous ne trouvez pas un accord sur Bruxelles-Hal-Vilvorde pour Pâques, il risque de le faire.” Ce à quoi deux d’entre eux – et je ne citerai pas leurs noms – m’avaient répondu : “Qu’est-ce que ton gamin de merde vient faire ici !” »

Le fiston avait juré ses grands dieux qu’il tiendrait parole. Comprenez: hors de question pour lui d’avaler sa cravate alors qu’il expérimentait à peine son premier mandat en politique. Le 22 avril 2010, il passe à l’acte et fait voler en éclats le gouvernement d’Yves Leterme, provoquant des élections législatives anticipées. La scission de l’arrondissement électoral de « BHV », trois lettres qui empoisonnaient le monde politique belge depuis un demi-siècle, est adoptée à la Chambre à l’été 2012. Ce vote, historique, met fin, dans la douleur, à un vieux conflit entre Flamands et francophones. La scission de BHV faisait en effet partie des vieilles revendications flamandes.

La génération « vieux schnocks ». C’est grosso modo ce que pense Alexandre De Croo des années BHV.

Depuis la fixation de la frontière linguistique en 1962, plusieurs tentatives de scission avaient échoué, même après qu’un accord eut été trouvé comme lors du pacte d’Egmont en 1977 ou en 2005 sous Guy Verhofstadt. « Ils n’ont pas pris Alexander au sérieux. C’est dommage», se tord le père.

La génération « vieux schnocks ». S’il ne le dit pas texto, c’est grosso modo ce que pense Alexander-le-ministre et vice-Premier de l’actuel gouvernement Michel, lorsqu’il s’agit de revenir sur les années lointaines de cet épisode communautaire, presque effacé des mémoires étrangères au sérail politique. « BHV a été scindé. Cela faisait quarante-cinq ans que cela durait. On n’en parle plus. J’ai donc trouvé une solution au problème. C’est cela faire de la politique non ? » se targue celui à qui il a souvent été reproché de faire de la politique comme du business. « Il faut se remettre dans le contexte de l’époque : c’était constamment des discussions institutionnelles qui bloquaient tout le reste. Au début, on me répétait qu’il n’y aurait jamais de solution pour BHV avec le MR, que le FDF (aujourd’hui Défi) d’Olivier Maingain ne le lâcherait pas. Clairement, ils se sont trompés. »

Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui, au sein de sa formation politique, n’ont toujours pas digéré le « coup » de 2010. Il faut dire que le parti l’a payé cher. « Le fils De Croo qui plaide aujourd’hui en faveur d’une refédéralisation de certaines compétences dans notre pays ? Après ce qu’il nous a fait en 2010, permettez-moi d’en rire », confiait il y a peu le ministre bruxellois du Budget Guy Vanhengel, dans les colonnes de La Libre, lui qui faisait partie du gouvernement Leterme II au moment de sa chute. Résolument convaincu, Alexander soutient mordicus que, sur la nécessité de réfédéraliser la Belgique, l’avenir lui donnera raison. « Tout le monde gueule aujourd’hui parce qu’il n’y a pas de politique de mobilité dans notre pays, parce que nous ne sommes pas capables de nous coordonner correctement lors de missions à l’étranger. Moi, ce que je constate à l’heure actuelle, c’est que beaucoup de collègues politiques dans mon parti, mais aussi chez Groen, Ecolo et même au CD&V, me disent que j’ai raison. Certes, ils ne le disent pas publiquement pour le moment, mais j’observe que la réflexion n’est plus un tabou. »

À ses yeux, ce qu’il prône aujourd’hui n’a strictement rien à voir avec un éventuel retour à la Belgique de (son) papa. « Je veux que cela fonctionne, que le système belge soit plus performant, plus agile. Punkt, martèle-t-il. Je n’ai pas poussé à la scission de BHV sous prétexte que j’aurais été un fou furieux flamand. J’ai résolu ce dossier car je pense que certaines décisions prises par le passé s’avèrent clairement mauvaises aujourd’hui. Et je ne vois pas pourquoi on devrait accepter cette fatalité. »

Vieux schnocks, nous y voilà. « Au fait, le nom de votre magazine, Wilfried… » Quoi, Wilfried ? « Bon voilà, cela se discute selon moi. » Allez-y. « Je comprends que le nom du magazine ait quelque chose d’emblématique en politique belge. Mais tout de même. Faut-il en être fier ? Entre 1980 et 1990, combien de gouvernements avons-nous eus ? Neuf ! C’est une époque où les exécutifs tenaient à peine six mois. Et on négociait jusqu’au bout de la nuit à grands coups de whisky et de bouffées de cigare. La belle affaire ! Ce que j’observe en tant que vice Premier, c’est que les politiques de l’époque nous ont construit l’usine à gaz dans laquelle on est aujourd’hui. C’est cette génération politique, celle qui nous a construit une dette d’Etat de plus de 100 %, qui nous fait la leçon aujourd’hui ! Allez, un peu de sérieux! »

Au cours de cette fameuse année 2010, sept jours après les élections fédérales anticipées du 13 juin, Alexander- le-rebelle est embarqué d’urgence à l’hôpital à la suite… d’une chute à cheval. Bilan de santé : un coude fracturé à onze endroits et un pied cassé. Dans le monde équestre, on appelle cela « avoir de la chance ». Ainsi, le 14 juin 2010, tandis que la Belgique s’enfonce dans la plus longue crise politique – les fameux 541 jours – de l’histoire contemporaine européenne, le futur ministre des Pensions du gouvernement « papillon » se retrouve condamné à la chaise roulante pour plusieurs semaines. « Au cours de ma carrière de cavalier, j’ai connu plusieurs chutes de ce genre, se remémore son paternel. J’ai parfois dû être immobilisé. Je me souviens avoir conduit plusieurs réunions du conseil communal dans ma chambre, mes échevins assis autour du lit. »

« On ne fait pas le singe avec les animaux »

L’Ommegang de Brakel est une véritable tradition dans la région. Tous les cavaliers du coin – aristocrates, hommes d’affaires, employés, ouvriers, pensionnés, etc. – se rassemblent à l’occasion de cette procession religieuse. « À cheval, nous sommes tous égaux », s’émeut Herman.

C’est lors de la bénédiction des chevaux que l’accident se produit. Sur la pierre bleue des trottoirs, à quelques mètres du cimetière, le cheval glisse, puis tombe. Alexander ne peut rien faire. Si ce n’est accuser le coup sous les jambes de l’animal. La réaction de tout bon cavalier : il se remet illico en selle, après s’être assuré que son compagnon de route n’était pas abîmé. « Lorsqu’on est cavalier, on aime son cheval », confie-t-il.

Ses propres blessures l’empêcheront toutefois de terminer la procession. « On ne fait pas le singe avec les animaux, fustige Herman. Ce que je reproche à tous ces partis politiques, c’est d’humaniser les bêtes. Quelles gamineries ! C’est un affront qu’on leur fait. Par respect pour elles, on ne peut pas les comparer aux humains. Non, on ne peut pas leur faire ce coup-là ! »

« BHV a été scindé. On n’en parle plus. J’ai donc trouvé une solution au problème. C’est ça faire de la politique, non ? » – Alexander De Croo

Temps d’arrêt. Le père et le fils savourent leur moment dominical. «Seuls à nous deux. » Ou, plus exactement, « seuls à nous quatre, car nos chevaux vivent et sentent les choses avec nous », complète Alexander. Cela tombe sous le sens, Mijnheer. Il se laisse porter : « J’ai grandi dans une famille de cavaliers de la même façon que j’ai grandi dans une famille de libéraux et de libres-penseurs. Aurais-je été libéral si j’étais né ailleurs ? Ce que j’observe aujourd’hui en voyageant un peu partout dans le monde, c’est que les idées que mes parents m’ont transmises se confirment. Je ne vois nulle part dans notre société un modèle qui soit supérieur au modèle démocratique libéral qui, par essence, est aussi social. À ce titre, la coopération au développement, qui fait partie de mes compétences ministérielles, a totalement changé ma vision des choses. Et est bien différente de celle de Bart De Wever et de son parti. »

On se doutait que les De Croo n’allaient pas achever leur promenade sans évoquer, à un moment ou à un autre, la N-VA. Ils pourraient s’éterniser sur le sujet jusqu’à ce que leurs bêtes s’écroulent. Le père se contentera d’un seul volet : l’immigration. « Le seul problème important dans notre société », lance Herman. « La politique de Theo Francken ne sert à rien, si ce n’est à faire des voix, décoche-t- il. Mon constat en 2018 : vous avez des déracinés tribaux, des paumés économiques et des non-formés prolétaires largués dans des mégapoles de misère. Installer des barbelés aux portes de l’Europe ? Vous arrêterez les 100 000 premiers et puis quoi ? Que ferons-nous lorsqu’ils seront trois millions à présenter ? Sommes-nous démagogiquement aveugles, bordel ! »

Il bouillonne. Et reprend : « Aujourd’hui, 70 % des gosses de moins de 5 ans à Anvers ne sont pas Belges. Autrement dit, dans treize ans ou un peu plus, lorsqu’ils auront atteint l’âge de la majorité électorale, 70% des électeurs d’Anvers ne seront pas Belges. Bye bye Monsieur De Wever ! Dans deux générations, je mets ma main au feu que le bourgmestre d’Anvers sera turc, marocain ou noir. » On note.

Le soleil se couche sur Brakel. Les deux hommes saluent encore ici et là quelques administrés avant de rentrer au bercail. « L’arrière-grand-père du type qui me dit bonjour a vu jadis mon arrière-grand-père à cheval », s’émeut Herman. À quelques mètres de la cour familiale, non loin de l’escalier en pierre, les chevaux allongent instinctivement la foulée. Le vice-Premier et son paternel mettent pied à terre, puis disparaissent bientôt dans la pénombre. Plus que sept fois dormir avant de rechausser leurs étriers. —

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