Bâtisseur d’un empire minier dans le sud du Congo, adoré de ses amis politiques et craint par certains militants et opposants, l’homme est une énigme. Il côtoie l’élite et les plus grands diplomates de ce monde, inquiète les renseignements américains, fait de généreux dons pour des causes nobles. Son nom surgit dans des rapports des Nations unies, lors de la commission « Kazakhgate », au détour des « Dubaï Papers ». Septuagénaire loin de la retraite, grand sensible en manque de reconnaissance, tour à tour séducteur et sur la défensive… Mais qui est donc George Arthur Forrest ?
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Le siège de l’entreprise est un cube de briques rosées, entouré d’un carré de verdure à l’entrée d’un parc industriel. La voiture garée dans la rousse douceur automnale, on va enfin à la rencontre de celui à propos duquel on a tant lu, articles de presse, rapports, archives et leaks, celui dont on a tant parlé et entendu parler depuis des semaines. Son nom évoquait à nos interlocuteurs les réactions les plus variées.
« Vous n’avez pas choisi un p’tit morceau, dites-moi », avait lancé une source congolaise. « C’est délicat », avait répondu, gêné, un expert. Sans compter les « ouh » apeurés, les « pfff » découragés et les « ah » pantois. Et puis, ceux, nombreux, qui avaient demandé l’anonymat. « Je préfère ne pas devoir me retourner dans la rue », avait plaisanté un contact. Certaines de nos requêtes, lancées et relancées, étaient restées lettres mortes. Plusieurs mails, coups de fil, messages. Rien. Sauf ce « Zou dit niet doen. Wat denk jij ? » (« Je ne le ferais pas. Qu’en penses-tu ? ») qu’un porte-parole nous a adressé par erreur, pensant transférer notre demande à son supérieur. On appelait dans le vide. Le silence de ceux qui préfèrent se faire oublier, faire oublier tout lien qui les unit à cet homme. Pourquoi ? Sans doute cette rencontre va-t-elle nous apporter des réponses… Manifestement, l’homme intrigue et fait peur.
Doigt sur la sonnette, tête reflétée en forme d’ampoule dans la petite caméra. Une voix dans l’interphone nous répond : « Je vous fais monter. » Dans l’ascenseur, les boutons ne marchent pas. On attend que l’engin se mette en branle de lui-même. Après avoir patienté une vingtaine de minutes dans une salle de réunion, buvotant un verre d’eau frappé du logo de l’entreprise, triangle d’acier tel l’insigne de Superman, on nous informe qu’il est prêt à nous recevoir.
À l’entrée de son bureau digne d’une suite d’hôtel, s’étire un lion de porcelaine, de Delft ou de Chine. Derrière un paravent de bois, il est là, assis dans un canapé moelleux. George Arthur Forrest. L’entrepreneur belgo-congolais, yeux plissés, costume jaune canari, se lève. Et on se fige. Il n’est pas seul pour cet entretien pourtant prévu en tête-à-tête. À ses côtés, son ami se lève aussi. La main de l’entrepreneur est froide et sèche. Celle de l’homme politique plus chaleureuse. Les deux, complices. « Je ne suis pas là », lance le second, les mains en l’air, avant qu’on puisse dire quoi que ce soit. Pantoise, on entame l’interview, sous les oreilles vigilantes de cet homme de pouvoir à la longue et prestigieuse carrière belge et internationale, dont le visage se cache derrière un livre sur le docteur Mukwege, moins d’une semaine après que le célèbre gynécologue a gagné le prix Nobel de la paix.
Toute personne qui a mis les pieds en République démocratique du Congo (RDC) a entendu parler de lui. Autrefois à la tête d’un empire minier dans la province sud-orientale du Katanga, aujourd’hui scindée en quatre, le président exécutif du Groupe Forrest International (GFI) est un « personnage presque mythique, comme l’était son père il y a cinquante ans dans cette partie du monde », d’après l’ancien ministre Herman De Croo (Open VLD), grand connaisseur de l’Afrique. « On fait parfois beaucoup de légendes autour de grandes personnalités à grand impact économique et social, à grande envergure, à grande tradition d’entreprise familiale. » Des légendes. Il y avait eu des affaires avec des soupçons restés vagues, des accusations dont il était sorti blanchi. Était- ce l’imagination débordante des « petits journalistes » – car « les grands journalistes ont une autre opinion », selon George Forrest ? N’y avait-il là que fantasmes d’ONG et combats contre des moulins à vent de militants des droits de l’homme ? Où était la vérité ?
Commençons par les faits. À l’aube de nos recherches, on avait griffonné dans un carnet : George Arthur Forrest. Né en 1940 dans ce qu’on appelait le Congo belge. Fils d’un père néo-zélandais et d’une mère juive séfarade. De nationalité belge depuis 1995. Ancien consul honoraire de France. Ancien conseiller au Commerce extérieur belge. Marié à deux reprises. Père de quatre enfants : Malta (un prénom choisi en hommage à son grand-père), qui occupe les fonctions de directeur exécutif du groupe depuis 2013 et de conseiller économique pour la diplomatie belge; les jumeaux, Mike et George (chez les Forrest, les mêmes prénoms se succèdent de génération en génération); et sa cadette Rowena, styliste et, depuis peu, responsable design et communication de la cristallerie du Val-Saint-Lambert. Franc-maçon. Et seconde fortune d’Afrique, estimée à 800 millions de dollars par Forbes en 2016 — « Ce sont des choses privées, rétorque-t-il, quand on lui pose la question. L’homme est l’homme, ce n’est pas l’argent qui le fait. J’ai 78 ans et je suis encore au bureau. Je ne l’ai pas volé. Je suis celui qui paie le plus d’impôts et de taxes au Congo. » À l’origine de cette fortune : l’entreprise familiale fondée par Malta Forrest en 1922.
« Les relations de Forrest avec les officiels belges et congolais sont, dans le meilleur des cas, troubles. » – Sam Fox, ambassadeur américain en Belgique
Une photo noir et blanc d’un homme élégant, aux cheveux gominés, trône derrière son bureau. Son père, sans doute. Dans l’entrée, sur un présentoir allongé, quatre portraits d’adultes souriants. Ses enfants.
« Le père de mon père avait été mobilisé pour faire la guerre des Boers, à la fin du XIXe siècle, raconte le patron au grand sens de la famille. Chaque pays de l’Empire colonial britannique donnait un bataillon. Il a rencontré ma grand-mère qui était sud-africaine d’origine anglaise. Ils se sont mariés. Il est retourné avec elle en Nouvelle-Zélande et il a tellement parlé d’Afrique que mon père a voulu y aller. » D’abord en Afrique du Sud, puis au Congo. Adolescent, Malta est pris sous l’aile d’un Libanais chrétien qui l’intègre, à Élisabethville (future Lubumbashi), à la communauté juive originaire de Rhodes, poussée à émigrer par les difficultés économiques qui frappent cette île, alors colonie italienne. « C’est comme ça qu’il a rencontré ma mère qui avait été veuve très jeune en Afrique. »
D’abord société de transports, l’Entreprise générale Malta Forrest (EGMF) fait ensuite son entrée dans le secteur de la construction. Puis, au tournant des années 1930, dans les mines. Avant de se consacrer au secteur BTP, bâtiments et travaux publics, pendant l’ère de Mobutu. En 1973, Malta Forrest cède le groupe à son fils adoptif Victor Eskenazi, secondé de son cadet George. Cinq ans plus tard, la guerre s’abat sur la province du Katanga, rebaptisée Shaba par le Maréchal et envahie par les séparatistes du Front national de libération du Congo (FNLC), soutenus par l’Angola. George, sa femme et ses enfants sont « faits prisonniers, mis au mur pour être fusillés ». « Ce sont les travailleurs qui nous ont sauvés, se souvient le septuagénaire, un léger sourire sur ses lèvres fines. Un des plus beaux souvenirs de ma vie. »
George Forrest devient le seul maître à bord de l’entreprise familiale en 1986 au décès de son demi-frère, après avoir racheté les parts de ses neveux. « C’est lui qui a véritablement donné un essor aux activités d’EGMF », analyse Guillaume Léonard, historien au musée royal de l’Afrique centrale de Tervueren (aujourd’hui Africa museum).
Il obtient notamment une série de marchés auprès du gouvernement zaïrois pour asphalter les routes du Katanga. Il rachète Baron & Levêque en 1989, entreprise de Flémalle spécialisée dans la sidérurgie et la charbonnerie, et, trois ans plus tard, la société de machines-outils Lachaussée, à Herstal. Il pénètre le secteur énergétique dans les années 1990, avec, bien plus tard, « la rénovation de certaines centrales et des partenariats pour la distribution d’électricité », observe Guillaume Léonard. Il a des sociétés basées à Johannesbourg, Wavre et Lubumbashi, avec des succursales et des ateliers au Kenya et à Kinshasa.
Grâce à des contrats pour le compte de la Générale des carrières et des mines (Gécamines), il retourne à l’exploitation minière. L’exploitation du sol, riche en or, cuivre, cobalt, zinc et coltan, minerais utilisés dans la fabrication des smartphones, qui fait planer sur la RDC la «malédiction des ressources minières ». Source de fortunes et de malheurs, source de convoitises d’hommes d’affaires de toutes nationalités, source de guerres menées par les forces armées et rebelles d’ici et d’ailleurs. À cause de ce sol, le Congo pleure des millions de morts, compte plus de cinq millions de déplacés et assiste, impuissant depuis 1998, à des viols, armes de guerre ayant lacéré deux cent mille femmes, mais aussi des enfants et des bébés, dans leur chair et dans leur être.
Tout est net, propre, brillant. Des cadres lustrés au bois sombre habillant les murs. Pas une poussière, pas une trace. Doté d’un sens aigu de la sape congolaise, l’occupant des lieux aussi est paré comme une châsse : fines lunettes dorées, chemise pâle quadrillée, cravate à carreaux anisés, pochette de soie.
« Nous avons, nous, commencé avant que des prédateurs n’arrivent au Congo, affirme le dandy, se raclant la gorge à maintes reprises. Je me suis battu à l’époque quand on a voulu libéraliser d’une façon anarchique l’exploitation des mines en autorisant les creuseurs », ces artisans-mineurs dits « clandestins », travaillant hors de toute entreprise. Dans ses locaux de Wavre malgré un âge bien au-delà de celui de la retraite, l’homme est encore actif quasi à temps plein, se partageant entre l’Afrique, où il passe la majeure partie de son temps, et l’Europe, la Belgique, la Grèce et la France.
Son nom est partout à Lubumbashi, ville verte à la chaleur tempérée et l’air respirable, bien loin de la chaude et grouillante Kinshasa. Estampillé sur quelques réalisations de son groupe : « Don de George Arthur Forrest ». Lisible sur l’uniforme jaune de ses ouvriers maniant d’imposants engins sur les chantiers routiers dans la poussière ocre. Associé au colossal mausolée de l’ancien président Laurent-Désiré Kabila (1997-2001), au marché de Lubumbashi, ou encore à la réfection de la route de Kasumbalesa, sur la frontière zambienne. À la fin des années 1990, il est « le principal acteur économique et une figure centrale dans le monde des expatriés puisqu’il est propriétaire du cercle hippique », analyse Benjamin Rubbers, anthropologue à l’ULiège et spécialiste du bassin minier katangais.
« C’est l’un des cercles autour desquels se construit la vie sociale des Blancs et tournent beaucoup de ses employés, des membres de son entourage, j’aurais envie de dire de sa Cour », ajoute-t-il. L’homme d’affaires est incontournable. « Quand je me promène au Congo, s’il y a un déjeuner qu’on veut faire, pour faire plaisir et si George est là, on l’invitera, constate Herman De Croo. C’est aussi normal que de boire de l’eau à la fontaine. »
Sa famille bénéficie d’une aura qui, due à son implantation ancienne dans la région, permet à George Forrest de nouer des contacts avec des personnalités influentes de l’État ou du secteur minier, remarque Guillaume Léonard du musée de Tervueren. Des connaisseurs le disent proche de Mobutu. Puis du « Mzee » (le Vieux), l’ancien guérillero marxisant Laurent-Désiré Kabila. Moins de Joseph Kabila, dont il a financé la campagne du parti, le PPRD, comme il l’a reconnu à plusieurs reprises, affirmant soutenir d’autres partis, d’ailleurs. Sa proximité avec « papa Kabila » le place de 1999 à 2001 à la présidence du conseil d’administration de la Gécamines, mandat exercé « à titre gratuit ». Son fils est vice-président du club de foot local Tout-Puissant Mazembe, dont le président n’est autre que Moïse Katumbi, ex-gouverneur du Katanga, businessman et opposant de Joseph Kabila, né d’une mère congolaise et d’un père juif séfarade immigré de Rhodes.
En Belgique, où il a étudié à l’ULB et d’où est originaire sa première épouse décédée jeune, George Forrest est également proche de certaines personnalités du paysage politique. Le socialiste liégeois Jean-Claude Marcourt a été l’avocat de son groupe à la fin des années 1980 – son cabinet, Marcourt & Collins, s’occupe toujours de certains dossiers – et en 2001, lorsqu’il était chef de cabinet de la vice-Première ministre Laurette Onkelinx, il a également été l’administrateur d’une de ses sociétés, GFI S.A., basée à Flémalle, avant de démissionner en juillet 2004 lorsqu’il devient ministre wallon de l’Économie. Le député européen Louis Michel (MR), ancien vice-Premier ministre, l’aiguille dans ses décisions de dons en tant que président du comité scientifique de sa fondation. L’ex-secrétaire d’État au Commerce extérieur Pierre Chevalier (Open VLD) a été avocat puis administrateur de GFI. Il est désormais le président du Val-Saint-Lambert, racheté par George Forrest des mains de Jacques Somville, un industriel belge actif au Congo.
Pour eux, George est un ami. Ce sont là des « relations humaines, personnelles, et non politiques », précise Jean-Claude Marcourt. Mais, pour les observateurs extérieurs, « les relations de Forrest avec les officiels belges et congolais sont, dans le meilleur des cas, troubles », comme le juge l’ambassadeur américain à Bruxelles Sam Fox dans une note confidentielle adressée à la secrétaire d’État Condoleezza Rice en amont d’une rencontre diplomatique belge en 2007.
On scrute cet homme qui nous avait été décrit comme quelqu’un de « pas très grand mais impressionnant physiquement, avec ses sourcils en bataille, une puissance de paume de main ». Pas bien grand en effet, une voix basse et grinçante qui rompt brièvement le silence de phrases laconiques, un tempérament à sang froid, lent et distant, dans son bureau climatisé. Roi de la jungle entouré d’une faune de peinture et de porcelaine, lions, perroquet, cheval, porc et aigles suspendus aux murs et figés sur la bibliothèque.
Pas prédateur, mais proie, assure-t-il : « J’ai été malheureusement très combattu par la presse et par des ONG parce que c’était facile de m’attaquer. On pouvait mettre un nom sur le développement tandis que tous les autres sont des anonymes. À chaque fois, nous avons été blanchis, que ce soit par l’ONU, par l’OCDE, par le Sénat. Ils n’ont jamais trouvé de faute, n’importe où. Nous avons toujours travaillé dans un esprit de transparence et d’éthique. » D’une seule phrase, qui ferme la porte à toute autre question, il balaie des semaines de recherches.
Pour qui le fouille, le passé est jonché de scandales, d’articles souvent rédigés au conditionnel, de dossiers citant des sources multiples. Des accusations toutes niées par George Forrest. Au début des années 2000, il est épinglé par le « panel des experts des Nations unies sur l’exploitation des ressources naturelles et d’autres formes de richesses en République démocratique du Congo ». Et le rapport final, transmis en octobre 2002 au Conseil de sécurité, évoque à son sujet « flagrant conflit d’intérêts », « soutien fort de la part de chambres politiques en Belgique » et « tentative pour contrôler le secteur minier ».
En Belgique, la commission « Grands Lacs » est mise sur pied en juin 2001, accouchant de pages et de pages de débats. Des élus interrogent «le rôle de certains responsables politiques belges dans le fonctionnement du groupe Forrest » sur le plan déontologique. D’autres critiquent le travail des experts onusiens dont l’entrepreneur serait le « grand bouc émissaire », selon le sénateur libéral flamand André Geens. Le rapport ressemble à un « bottin de rumeurs », pour l’écologiste Jacky Morael. Étonné de la « façon dont certaines informations arrivaient et à qui elles étaient destinées » au sein de la commission d’enquête, le sénateur dit s’être « parfois posé des questions en termes de confusion d’intérêts ». Et « croit se souvenir qu’un monsieur qui a été relativement célèbre dans ce pays au point d’en être le Premier ministre, Jean-Luc Dehaene, est administrateur d’Umicore, le principal concurrent de George Forrest ».
L’homme d’affaires est auditionné le 19 septembre 2002. Et, le 8 novembre, Jean-Claude Marcourt, alors administrateur « dormant » et chef de cabinet. « Ce qui m’a frappé, c’est la grande agressivité de George Forrest, se souvient le sénateur Georges Dallemagne (CDH). Il est arrivé avec toute une série de conseillers, dont Jean-Claude Marcourt, quand il s’est présenté au Sénat : on aurait dit le président des États-Unis. »
Il répond par la négative ou à huis clos aux questions des sénateurs qui brassent large, bien au-delà des « contrats léonins » qu’il aurait noués à la tête de la Gécamines, et s’inquiètent de l’achat en 1998 « pour le président Kabila de septante-cinq jeeps Toyota destinées à transporter les forces armées vers la Zambie ». De la vente de «diamants Unita », du nom du groupe rebelle de Jonas Savimbi, l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola, qui mène «la plus grande opération de contrebande de diamants au monde », d’après un rapport de l’ONU. De son jet qui « aurait décollé avec des armes à bord », depuis Bujumbura en 1996, selon l’écologiste flamand Michiel Maertens citant un rapport de Human Rights Watch (HRW). De l’aval jugé « étonnant » octroyé en 1999, pendant la deuxième guerre du Congo, par l’office belge du Ducroire, compagnie d’assurance à l’exportation, pour l’exploitation en joint-venture du terril de Lubumbashi (STL). Et enfin du « telexgate », scandale révélant qu’un rapport confidentiel du consul belge à destination du ministère des Affaires étrangères avait atterri quelques heures plus tard sur le bureau de George Forrest, alors soupçonné « de vouloir monopoliser le secteur minier », précise Benjamin Rubbers (ULiège). Sans éléments concrets, la commission d’enquête se solde par une « grosse bagarre », affirme Georges Dallemagne : « Certains collègues libéraux et socialistes ont essayé de protéger George Forrest. » Un sénateur proche des débats confirme : «On a essayé de noyer le poisson. »
Le silence se fait à nouveau autour de l’entrepreneur. Tout cela n’est qu’une « vaste blague », selon un ami. Difficile de trancher, reconnaissent les spécialistes. Quant aux véhicules achetés pour Laurent-Désiré Kabila lors de l’arrivée des troupes de son Alliance des forces démocratiques pour la libération (AFDL), « il n’a pas eu le choix », analyse Benjamin Rubbers. « Autant le faire de manière adroite, ce qui lui a réussi », lui permettant de développer des liens étroits avec le régime Kabila, après des années de proximité avec Mobutu. En revanche, son implication dans l’exploitation des diamants Unita, inscrite noir sur blanc en 2000 par les experts de l’ONU, est « avérée », assure un chercheur : « David Zollman, diamantaire anversois, a sollicité George Forrest qui avait les moyens techniques et logistiques. Mais c’était avant la campagne “Diamants du sang”. »
Sur le qui-vive, suspicieux, le regard à l’affût. Les réponses de George Forrest prennent des allures de plaidoyer pro domo. Et de contre- interrogatoire. « Pourquoi me posez-vous cette question ? » lance-t-il dans l’air climatisé, à l’évocation de Patrick Balkany, ancien conseiller Afrique de Nicolas Sarkozy.
De la prudence toujours, des justifications encore et encore. Jusqu’à la paranoïa ? Lorsque nous avions demandé, des semaines plus tôt et pour la troisième fois, à le rencontrer, sa chargée de communication nous avait interpellée : « Il nous revient que vous avez contacté d’autres personnes pour ce portrait. Avez-vous l’intention d’en contacter d’autres encore ? »
En 2004, l’association 11.11.11, s’exprimant au nom de quinze autres, décèle trois infractions (notamment « des preuves de cancer à cause de travaux dans les mines ») aux directives de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans le chef de GFI. « On a voulu donner un exemple concret qui illustre un des problèmes fondamentaux du Congo : la collusion entre le Congo et les acteurs importants du monde économique au détriment de la population congolaise », explique Marc-Olivier Herman, ex-membre du service d’études de l’ONG Broederlijk Delen. « Il y a eu quatre sessions au cours desquelles il était entouré de sept avocats très chers, raconte Johan Cottenie, employé retraité de 11.11.11. C’est David contre Goliath et ses amis politiques. »
Mais dès que l’audience est levée, l’homme d’affaires devient «poeslief», « adorable comme un chat », comme le veut l’expression flamande : «Dehors, il voulait faire ami-ami avec nous ». En dehors de cette procédure de médiation, George Forrest contre-attaque et porte plainte contre 11.11.11., Broederlijk Delen et la britannique RAID. Il exige plusieurs centaines de milliers d’euros. Toutefois, ce procès, contrairement à celui engagé contre le magazine MO*, qui se soldera par le versement d’un euro symbolique au millionnaire, n’ira pas plus loin.
« Quand je me promène au Congo, s’il y a un déjeuner qu’on veut faire et si George est là, on l’invitera. C’est aussi normal que de boire de l’eau à la fontaine. » – Herman De Croo
Dix ans plus tard. Images satellites, photos et vidéos à l’appui, Amnesty dénonce des faits survenus en 2009 dans le village de Kawama : des centaines d’habitations détruites avec la participation de la Compagnie minière du Sud Katanga (CMSK), détenue à 60% par l’EGMF et à 40% par la Gécamines. Des expulsions forcées qui violent les droits humains. « Il y avait des creuseurs illégaux dans le village et George Forrest avait fait une demande d’intervention pour “sécuriser les lieux”, se souvient Philippe Hensmans, directeur général d’Amnesty Belgique francophone. La police a réquisitionné ses bulldozers et a démoli les habitations. Cela a duré deux jours, il aurait pu intervenir… 387 logements et commerces ont été rasés en plus de ceux des creuseurs. Une information judiciaire a été menée par l’avocat général de Lubumbashi, qui a reçu l’ordre de sa hiérarchie de ne pas prononcer d’inculpation. Les voies du seigneur sont impénétrables… » Alors que le groupe Forrest assure qu’ils ont « agi uniquement sous la contrainte, la menace et la peur », des chauffeurs affirment avoir reçu l’ordre d’un haut responsable de l’EGMF d’aller à Kawama, « où la police leur indiquerait quoi faire », précise le rapport d’Amnesty.
À la conférence de presse de l’ONG, certains journalistes sont « très mal à l’aise », eux « qui avaient déjà bénéficié d’un voyage financé » par le millionnaire, relate un témoin. À la sortie, le chargé de communication de GFI, Olivier Alsteens, ancien porte-parole de Louis Michel et futur directeur de communication du MR, attend pour parler à la presse : « Je savais que les journalistes allaient m’appeler à la sortie et qu’il y avait des points de divergence. Sur la vidéo qu’Amnesty avait montrée, il y avait un homme qui se disait victime et villageois. C’était en réalité un député de la majorité présidentielle. Je crains qu’Amnesty n’ait été floué. »
« Ce qui m’a toujours frappé, c’est son amabilité »
Entendant les justifications de son ami businessman, l’homme au costume sombre, posé avec toute sa prestance dans le canapé qui lui faisait face, intervient : « Parfois, les amis de George ont un peu mal pour lui, c’est une belle personne. » Le livre qu’il tenait jusqu’alors devant son visage, tel un loup, est maintenant ouvert sur ses genoux, près de la canne de bois noble dont il ne se sépare plus depuis peu : ce grand habitué des médias et des hémicycles s’est joint, yeux et bouche, à la conversation.
Les personnes qui ont travaillé avec George Forrest ou l’ont vu à l’œuvre dans ses usines décrivent un patron d’entreprise familiale, qui connaît chacun, parle le swahili et offre de bonnes conditions de travail. « Ce qui m’a toujours frappé, c’est son amabilité qui est égale pour tout le monde. Le type grimpe sur le gros camion-benne pour parler au conducteur, lui demander comment va sa famille», explique un proche. Dans « la mine de cobalt gigantesque, impeccable, de Luiswishi », ses hommes, « tout au plus quelques dizaines de Congolais, portent des casques de protection et utilisent des excavatrices dont les jantes sont plus hautes qu’un homme», raconte dans son livre Congo. Une histoire l’écrivain David Van Reybrouck, marqué par le contraste avec la mine de Ruashi où travaillent, dans des conditions difficiles et dangereuses, des centaines de creuseurs et d’enfants descendant « dans des puits mal étayés ». Un de ses avocats, Xavier Magnée, poursuit: « C’est un homme qui a construit la civilisation locale, qui a fait franchement beaucoup de bien autour de lui. Il faudrait souhaiter qu’il y ait mille Forrest au Congo parce que c’est une des rares expériences de succès de l’après-colonialisme. »
Le patron propose de bons salaires, des écoles et un centre médical dont bénéficient les employés et leur famille ainsi que la population locale. « C’est un peu la vitrine », affirme un élu belge « pas très impressionné » par la visite des lieux, reconnaissant que les gens l’aiment plutôt bien au Congo. « Il y a là une tradition d’évergétisme, observe Benjamin Rubbers (ULiège), terme épinglé par des historiens de l’antiquité grecque, qui consiste à consacrer une partie de sa fortune privée pour le bien de la cité. »
« Nous avons, nous, commencé avant que des prédateurs n’arrivent au Congo. » – George Forrest
En 2011, George Forrest crée une fondation qui porte son nom, présidée par l’ex-Premier ministre malien Cheick Modibo Diarra et au conseil d’administration de laquelle on retrouve l’ancien président burundais Pierre Buyoya et le premier président namibien Samuel Nujoma. Au comité scientifique, présidé par Louis Michel, siègent notamment l’ex-représentant spécial de l’Union européenne dans l’Afrique des Grands Lacs Aldo Ajello, le chef du bureau spécial de l’ONU pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel Mohamed Ibn Chambas et l’ancien ministre luxembourgeois de la Coopération Jean-Louis Schiltz.
Le millionnaire n’hésite pas à délier les cordons de la bourse. Tout
comme son épouse, Lydia Forrest, qui dirige la Fondation Rachel Forrest, du nom de la mère de George. Pour des artistes congolais, des étudiants, des chercheurs. Pour des écoles, des bibliothèques et des orphelinats, pour aider les shegués, les enfants de la rue, ou lutter contre la malnutrition. Pour des infrastructures et le zoo de Lubumbashi.
Pour le docteur Denis Mukwege, aussi, « l’homme qui répare les femmes », et pour son confrère, le docteur Guy-Bernard Cadière. Avec sa technologie peu invasive, la paroscopie, le chirurgien du CHU Saint-Pierre peut opérer les fistules et dégâts pelviens les plus complexes sans devoir ouvrir le ventre des patientes. Quatre fois par an, il se rend avec son équipe une semaine en RDC. Chaque voyage coûte vingt-cinq mille euros, payés à 90 % par George Forrest. « C’est quelqu’un d’hyper enthousiaste, presque comme un enfant, à l’idée de faire une bonne action, sourit le médecin de sa voix cassée. Il est loin du profil des hommes d’affaires qui ne parlent que de leur bilan. Il m’a parlé de sa passion pour l’Afrique. Il a envie d’améliorer le sort des gens au Congo.»
« Toute cette violence…, dodeline de la tête George Forrest, front dégarni et tempes grisonnantes, les deux poings enfoncés dans le canapé. Nous n’avons jamais accepté… Tous ces groupes de bandits qui volent les corps des femmes pour leur plaisir de sadisme et pour la politique. » Ce qui le pousse à la générosité et au respect des plus faibles, c’est sa conviction laïque, d’après un « frère » franc-maçon. L’homme a été élevé comme ça : quand on reçoit des gains, on doit les redistribuer, « mes parents m’ont toujours dit ». Eux qui lui ont transmis le travail, l’humilité, le respect.
Or, ce dont manque terriblement ce personnage, c’est la reconnaissance. « Il fonctionne à l’instinct affectif, il a un côté crédule et fait vite confiance, observe une relation de longue date. Il lui arrive d’avoir des coups de cœur pour l’un ou l’autre beau parleur qui inquiète sa garde rapprochée, celle qui a un vrai respect pour lui et le protège. » Et, « sensible », il peut faire un virement de cinquante mille euros dès le lendemain, pensant avoir « découvert un ami de plus » dans ce qui n’est qu’un opportuniste. D’ailleurs, « il faut être un solide niais pour imaginer que ce voyou de des Rosaies pouvait l’aider à devenir noble en Belgique ».
Ce « voyou », Jean-François Étienne des Rosaies, est conseiller de l’Ordre de Malte et chargé de mission à l’Élysée sous Nicolas Sarkozy. George Forrest aurait versé nonante-cinq mille euros à cet homme de l’ombre «en échange… de son intervention auprès du roi de Belgique pour obtenir un titre de baron », écrit Le Monde, dans le cadre du «Kazakghate ». Cette affaire tumultueuse où le préfet aurait tenté de régler les problèmes judiciaires du businessman belgo-ouzbek Patokh Chodiev en accélérant l’adoption d’une loi belge sur la transaction pénale en 2011. Dans cette saga, « l’épisode George Forrest était une fausse piste et une tentative pour salir les libéraux », scande le député David Clarinval (MR).
Pourtant, « c’est la même galaxie, les mêmes personnages, observe cet interlocuteur qui a suivi de près les travaux de la commission sur la transaction pénale à la Chambre. George Forrest connaît Chodiev (dont l’entreprise ERG est active dans le secteur minier congolais) et est un grand donateur de l’Ordre de Malte. » Ce ne sont là qu’ «amalgames grossiers », rétorque le groupe Forrest dans un communiqué ferme et menaçant.
Finalement, le businessman belge reçoit du Royaume la distinction de grand officier de l’Ordre de la Couronne en 2014. Cette nouvelle affaire, cependant, n’a pas fini de rebondir. Si, en France, le parquet national financier signale que George Forrest n’est pas mis en examen dans ce dossier, le parquet général de Mons enquête toujours sur le fameux « Kazakhgate » et se refuse à tout commentaire.
Tout ça pour un titre? « Ce n’est pas pour qu’on l’appelle baron mais pour une sorte de reconnaissance du pays de ce qu’il a fait pour lui dans des conditions difficiles », affirme une vieille connaissance. D’ailleurs, une femme politique est « certaine que c’est pour ça qu’il a racheté le Val- Saint-Lambert » à titre privé.
« Je crois que tu peux dire que là aussi, hein, tu as quand même posé un acte d’affection pour la Wallonie, c’est ça, la vérité. » Le livre posé à côté de lui, l’ami a cessé de lire pour de bon. Et répond, de sa voix caverneuse, à la question qui ne lui était pas adressée. « C’est plus un acte d’affection, de ne pas laisser partir une société… », répète l’industriel à gauche. « Un fleuron », reprend le politique à droite. « Un fleuron de la Belgique… », dit encore le vieil homme. « Je le sais, tu m’as expliqué tout ça, tu n’oses pas le dire parce que tu es modeste », pouffe d’un rire bonhomme celui qui devait être là incognito. « Ce que j’avais fait avec Lachaussée, qu’on a redressé », surenchérit le patron. « Ben oui. » Au Q.G. de Wavre, on est tombé d’accord…
Sur la carte du monde, George Forrest plante des pions en Belgique et dans de nombreux pays d’Afrique, du Kenya à l’Afrique du Sud, en passant par la Tanzanie, où New Lachaussée a brièvement obtenu en 2005 une licence d’exportation de machines destinées à équiper une usine de munitions de petits calibres. Licence retirée après l’intervention d’ONG à propos de ce pays par lequel « ont transité des armes qui ont alimenté des groupes armés de la région des Grands Lacs », selon Marc-Olivier Herman (Broederlijk Delen).
Et puis, homme du monde, le Belgo-Congolais « côtoie des responsables aux États-Unis, au Canada, en France, au Royaume-Uni, en Belgique parce qu’il a une connaissance extrêmement fine de la situation géopolitique du centre de l’Afrique », explique Jean-Claude Marcourt.
Les activités du grand patron sont aussi implantées « dans des paradis fiscaux comme le Luxembourg » pour STL, d’après un rapport du Carter Center. Et, plus loin, s’étirent jusqu’à Dubaï… Comme son patron, l’argent, non plus, n’a pas de frontières. En 2010, George Forrest aurait, selon L’Observateur, transféré 1,5 million d’euros sur un compte libanais du « réseau émirati, soupçonné d’évasion fiscale et de blanchiment de fraude fiscale ». Une ombre plane sur ces « Dubaï Papers » : celle de l’ancien cadre du géant français spécialisé dans le nucléaire Areva, Sébastien de Montessus, mis en examen notamment pour abus de confiance et corruption active d’agent public étranger. Deux ans avant ce versement vers l’Orient, l’entrepreneur katangais aurait reçu plusieurs millions de dollars de la part du « baron noir d’Areva » qui, « sur conseil du Quai d’Orsay et de l’Élysée », venait de faire appel à lui pour jouer les facilitateurs en Centrafrique pour la concession d’une mine d’uranium. À leurs côtés, le député français Patrick Balkany, conseiller du président Sarkozy.
L’année suivante, en 2009, George Forrest lui verse cinq millions de dollars de commission dans le cadre du rachat de la société minière Forsys Metals Corporation. Mais son projet d’acquisition inquiète jusqu’à la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton, car l’entreprise canadienne est propriétaire d’une mine d’uranium en Namibie. Et « les États-Unis ont des informations qui lient GFI à des discussions en cours avec de hauts officiels iraniens, lit-on dans un courrier top secret signé « Clinton », pioché dans les eaux troubles de WikiLeaks. Ces discussions peuvent être liées aux efforts de l’Iran pour acquérir de l’uranium additionnel. » L’enquête menée par les renseignements canadiens ne semble avoir abouti à rien, encore une fois. Tout comme le deal, rompu par le groupe canadien.
Après l’entame du XXIe siècle, et symboliquement avec la fin du contrat entre la Gécamines et GFI sur le fameux terril de Lubumbashi, George Forrest quitte peu à peu le secteur minier, au profit de l’Israélien proche de Joseph Kabila, Dan Gertler, mais aussi de groupes chinois, indiens et libanais.
Son règne s’achève doucement. Son fils a repris les rênes. Même s’il garde un œil, et en partie la main, sur les négociations et les grandes stratégies. À titre privé, il conserve les « fleurons » wallons, des parts dans une marque de lingerie féminine, l’activité bancaire et ses trente- six mille têtes de bétail dans son ranch de cinq cents hectares.
Au bout de notre entretien de deux heures, le magnat demande à relire son portrait avant parution, ce que nous avions déjà refusé à sa chargée de communication. « Laisse, glisse avec un clin d’œil son ami et « frère » à l’imposant charisme. J’ai confiance en mademoiselle. »
Les portes de l’ascenseur se ferment. Ne restent plus de cette rencontre que la rage brouillonne au ventre d’être restée médusée face à ce drôle de guet-apens. Et dans la bouche, l’amer goût d’inachevé, le sentiment d’avoir observé l’énigme de plus près, sans avoir pu la percer à jour. —
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