La géographie n’avait pas prévu de relier un jour Anvers à Charleroi en passant par Bruxelles. Il aura fallu faire s’écouler les eaux d’un canal navigable, dérouler les rails ferroviaires, tracer le plus court chemin de la mine au port. L’axe ABC a permis le déploiement de l’industrie, des mouvements sociaux, des transferts d’idées et de biens; il est aujourd’hui la verticale des polarisations politiques, des questionnements identitaires et de la came. À la veille du 26 mai, il apparaît comme le fil par lequel la Belgique tient encore. L’heure ou jamais de le remonter.
[:fr]À la sortie de la gare de Charleroi-Sud, la Volkswagen Jetta grise stationne entre deux taxis jaune et noir flanqués d’un motif en damier. La flotte a beau se donner depuis peu des airs new-yorkais, rien ne ressemble moins à une comédie de Woody Allen qu’un pluvieux matin carolorégien. Au volant, l’inspecteur principal Fabrice Vanderest jette un œil sur son téléphone. Avec ses tatouages et sa gestuelle assertive, ses quinze ans de flag, mises au sol et autres « perquis », ce responsable de l’ORA, la section stupéfiants de la police locale, aurait pu figurer au casting de Dode Hoek (Angle mort), de Nabil Ben Yadir.
Dans ce film noir sorti en 2017, Jan Verbeeck, homologue anversois et fictif de Vanderest, démissionne de la brigade des stups pour s’engager aux côtés d’un parti populiste avant de se payer une ultime descente dans un labo clandestin de Charleroi. La conscience du pire n’empêche pas de filer droit. Il suffit pour ne pas dévier d’emprunter le canal Bruxelles-Charleroi, prolongé à partir de la capitale par le canal de Willebroek pour ensuite rallier le port d’Anvers. L’axe ABC, comme on l’appelle dans le secteur des voies navigables, forme sur la carte une verticale presque parfaite. Achevé en 1832, au lendemain de l’indépendance de la Belgique, il fut longtemps la principale route économique du pays, où transitaient la houille et l’acier depuis le sud industrieux jusqu’à la ville portuaire, en passant par les fabriques bruxelloises.
Car si l’Escaut s’écoule de Tournai à Anvers, et la Meuse de Dinant à Liège, aucun fleuve ne barrait en ce sens le territoire national. L’axe ABC est donc un pur produit de l’histoire et un pur produit de la Belgique. Cicatrice originelle. Cette verticale lamine aussi les nuits de Fabrice Vanderest. Des points lumineux s’y déplacent : ce sont les pylônes qui s’activent quand les dealers sur écoute signalent qu’ils sont « à sec ». Alors, en train IC ou en voiture de location, « on monte sur Anvers ». Ça clignote à Nivelles, Bruxelles, Malines. On redescend fissa, le sac banane farci de boulettes brunes et blanches. Les affaires reprennent; les téléphones vibrent; la marchandise s’éparpille en rhizomes urbains.
Cocaïne, héroïne et riot gun à canon scié
Les flics, sous leur casque, ont la tête comme un seau. Un mois plus tôt, après une filature de ce genre, Vanderest et son équipe ont procédé à l’interpellation de dix-neuf personnes, dont deux à Anvers, pour détention et vente de stupéfiants. De grosses quantités de cocaïne et d’héroïne ont été saisies. Au domicile carolo du dirigeant présumé de l’organisation, on a trouvé un riot gun à canon scié. À Anvers, un pistolet mitrailleur. Joli coup de filet qui inspire à l’inspecteur un haussement d’épaules. « OK, j’ai démantelé une filière, mais d’autres vont prendre la place. » La Jetta file vers la Ville haute.
«À Charleroi, nous arrêtons tous les deux jours un dealer de cocaïne ou d’héroïne, avec la particularité que 95 % d’entre eux sont des clandestins. » La plupart viennent du Rif, région montagneuse du Maroc. Depuis la Belgique, des organisations criminelles font miroiter aux « blédards » un boulot sur les marchés ou dans le bâtiment. Transitant par le port andalou d’Algésiras, les gars finissent vendeurs de came entre la rue Turenne et le boulevard Janson. La voiture banalisée accoste. « Regardez, ça, c’est des mecs qui dealent. » Cinq ou six jeunes sont plantés sur le trottoir, mains vaguement dans les poches. Il est 10h 30; la boutique va bientôt ouvrir. « La plupart sont des mineurs car les mecs des organisations ont bien compris le fonctionnement du système pénal en Belgique. Si vous êtes majeur et que vous êtes pris avec des boulettes de came, vous allez directement en prison. Si vous êtes mineur, vous passez devant le juge de la jeunesse et comme les places en IPPJ sont limitées, il y a beaucoup de chances pour que vous soyez remis en liberté. »
« Raconte pas des couillonnades aux journalistes »
Le dernier gamin que Vanderest a collé au sol avait 12 ans. « Raconte pas des couillonnades aux journalistes », lance le patron du bistrot où l’inspecteur emmène boire le café. Rien à nous dire, mais quelque chose à nous montrer. Très remonté, le cafetier s’est glissé sur la banquette et fourrage dans son téléphone, à la recherche de la vidéo de surveillance tournée, la veille, dans son autre établissement de Marchienne-au-Pont. « Regarde, regarde. Je vais te montrer comment ils se comportent, ces chiens. Tu vas mettre tes mains dans tes cheveux et tu vas dire : où est-ce qu’on est ici ? En Belgique ou dans le Bronx ? » Sur l’image un peu floue, une bande d’ados se dandine et lampe du whisky. Ils viennent de « prendre Marchienne ».
Les éphémères rois du monde auront pour un tour le monopole de la vente de poudre, avant d’être éjectés par une autre bande. Leur chiffre d’affaires journalier ? Mille euros chacun. Le chef de l’organisation leur en laissera un dixième. Largement assez pour se payer le logement dans un « bac à schnik » — « repaire de barakis », sous-titre Vanderest. Véritable fortune, dès l’instant où le cash transite via Western Union en direction des montagnes marocaines, où cent euros équivalent au revenu mensuel.
L’avertissement est donné par la police en personne : une femme avec du plomb dans la cervelle ne descend pas à la gare de Marchienne-au-Pont après la tombée du jour. Se fier aux airs coquets du château de Cartier, où séjourna enfant Marguerite Yourcenar, serait d’une naïveté confondante. Se sentir rassurée par les élégantes villas d’ingénieurs, un anachronisme coupable. Érigées en quelques points stratégiques pour surveiller les corons, ces bâtisses ne sont que les vestiges du temps où Marchienne suscitait l’appétit des capitaines d’industrie. Au début du XXe siècle, 500 000 Flamands pauvres immigrent le long du sillon industriel wallon pour chercher un emploi.
En 1910, ils représentent quelque 6 % de la population de Charleroi et jusqu’à 15 % dans les communes de Marchienne-au-Pont ou Montignies-sur-Sambre. Voilà pourquoi, ici, certains bourgmestres déchus s’appellent Van Cauwenberghe et Van Gompel. Par le canal et la voie ferrée, Marchienne et ses alentours irriguent alors le pays de charbon. Les productions sidérurgiques, métallurgiques et verrières se multiplient dans ce sillage. La Belgique devient la deuxième nation la plus riche du monde. La pareille ne sera pas rendue. La commune, fusionnée avec Charleroi depuis 1977, donne l’impression de vivre sur les reliefs pourrissants du festin.
Coquilles d’usines décaties, devantures poussiéreuses d’associations floues, snacks turcs où se terrent les patrons du trafic de drogue, tandis que leurs boys planquent la came derrière les boîtes aux lettres. Au feu rouge, un toxicomane attend sa dose. D’autres s’agitent, à la recherche des cinq ou dix euros manquants. Il faudra peut-être briser une autre vitre, pour racler le vide-poche d’une voiture déglinguée. Dans d’autres bagnoles, des filles accros font à ce même tarif des fellations de la dernière chance.
À l’étage de l’hôtel de ville, on préfère parler d’amour. « Parfois, ce sont les histoires d’amour improbables qui se révèlent les plus durables. On se dit que ces deux-là, ça ne marchera jamais… et finalement… La Belgique, c’est un peu comme ça », médite le bourgmestre Paul Magnette, vêtu de noir dans son élégant bureau art déco. L’axe ABC inspire le socialiste; l’axe ABC est socialiste. « Le mouvement ouvrier belge naît à Bruxelles autour des typographes dans les années 1830 et s’organise ensuite autour des figures mythiques du sidérurgiste, du mineur et du docker.
Tout en étant assez différents, les bassins de Charleroi, Bruxelles et Anvers prennent assez vite conscience de leur complémentarité. Ils forment une sorte de colonne vertébrale dans la lutte pour les grandes conquêtes sociales. Liège et Gand, qui sont les deux autres grandes villes du pays, sont un peu à part, avec une histoire plus singulière, bien à elles. » Jusqu’à une époque récente, l’axe ABC apparaîtra comme structurant sur le plan économique.
En 1991, un protocole d’accord est conclu sous ce sigle entre trois socialistes : Bob Cools, bourgmestre d’Anvers, Charles Picqué, ministre-président bruxellois, et Jean-Claude Van Cauwenberghe, bourgmestre de Charleroi. Il devait assurer le rayonnement conjoint d’Anvers, de Bruxelles et de Charleroi au-delà des frontières. Cependant les étapes successives de la régionalisation, tout comme la tendance à la métropolisation des trois villes, reléguèrent peu à peu l’accord de coopération aux oubliettes. La stabilité des pôles rouges devait perdurer davantage.
L’axe ABC, comme on appelle dans le secteur des voies navigables cette verticale presque parfaite, est un pur produit de la Belgique. Une cicatrice originelle.
De 1932 à 2012, Anvers n’aura pas d’autre couleur officielle. Mais la Scheldestad (ville sur l’Escaut) est aussi le berceau du nationalisme flamand. L’Anversois Hugo Schiltz fut la figure tutélaire de la Volksunie avant l’explosion du mouvement nationaliste en plusieurs factions, dont le Vlaams Blok, devenu depuis Vlaams Belang. Ce parti réalise une première percée d’ampleur aux élections de 1991, un choc resté dans les mémoires sous le nom de « dimanche noir ». Pendant longtemps, à Anvers, un électeur sur trois a porté sa voix à l’extrême droite.
« À partir du moment où le leader Filip Dewinter a mis l’immigration au cœur du programme — et non l’agenda nationaliste et séparatiste —, le parti a vraiment décollé », analyse Dave Sinardet, politologue anversois qui enseigne dans deux universités bruxelloises, la VUB et Saint-Louis. Et de souligner que, dans les années 1990, le Vlaams Blok séduit paradoxalement les plus royalistes et belgicains des électeurs.
Mais rafle aussi une part de l’électorat anciennement socialiste : ouvrier, victime de la désindustrialisation, outré par les petits arrangements du pouvoir. En 2003, l’affaire des cartes Visa — accusant des mandataires SP.A de dépenses indues sur le compte du contribuable — provoque à Anvers la démission de tout le collège échevinal et le départ de la bourgmestre socialiste Leona Detiège, dans une atmosphère de têtes baissées.
En 2006, récoltant les fruits de ce lièvre par lui déterré, Filip Dewinter manque de peu le pouvoir maïoral face au socialiste Patrick Janssens. Seuls Bart De Wever et la N-VA — micro parti né en 2003 et devenu en quelques années hégémonique — parviendront à mettre fin, en 2012, à quatre-vingts années de domination socialiste. À Charleroi, l’électorat traditionnellement socialiste l’est resté. La détresse postindustrielle est pourtant similaire et palpable. Les « affaires » pas moins graves que celle des cartes Visa.
Domino de scandales politico-judiciaires, « La Carolo » faillit avoir raison du PS dans les années 2005-2007. Mais Paul Magnette, lancé sur la piste politique par Elio Di Rupo comme une dernière carte à jouer, est parvenu à maintenir les socialistes en place. Et même à devenir l’homme de la situation. S’il est aujourd’hui talonné, c’est par le PTB. Emmené par Sofie Merckx, généraliste à la maison médicale de Marcinelle, le parti marxiste a obtenu à Charleroi plus de 15 % des voix aux dernières élections communales.
Le PTB dans l’axe ABC
Fille de Kris Merckx, l’un des pères fondateurs du PTB, également médecin, Sofie Merckx a grandi à Anvers. Rien d’étonnant lorsqu’on sait que l’actuel président du seul parti belge encore dirigé par un état major unitaire et bilingue, Peter Mertens, est également anversois. Bref, le PTB suit lui aussi l’axe ABC : fondé en Flandre, descendu à Bruxelles avant d’aller, ironise Paul Magnette, « évangéliser les Wallons ». « Même si une partie de son électorat est en train de passer au PTB, le PS wallon est une exception européenne car il est parvenu à garder assez largement son électorat, estime Dave Sinardet. La Wallonie est l’une des seules régions en Europe où il n’y pas de droite radicale, même si les études montrent qu’il y a un marché électoral du côté francophone pour un parti de ce type, qui se focalise sur les questions d’immigration, de sécurité, d’islam. Contrairement à ce qu’on croit, il n’y a pas beaucoup de différences entre l’opinion publique flamande et francophone. La différence se joue au niveau de l’offre électorale. »
Pour Paul Magnette, Patrick Janssens, bourgmestre socialiste d’Anvers de 2003 à 2012, fait figure de mentor. Janssens, ancien publicitaire, était d’ailleurs un des membres du jury qui a décidé du nouveau logo de la ville en 2015 : un C noir surmonté de trois triangles évoquant les terrils, qui rappelle le logo anversois conçu sous sa gouverne — un A majuscule cerné de six traits orangés. Bart De Wever, qui l’a conservé, a toutefois pris soin d’effacer dès sa prise de fonction en 2012 la devise associée : « ‘t Stad is van iedereen » (« La ville est à chacun »).
Pour le nationaliste, chantre de la responsabilité individuelle, qui aime rappeler que les droits ne vont pas sans les devoirs, le slogan devait sonner comme un appel à l’incivilité. Au mieux, comme un mantra un peu niais. À l’instar de Paul Magnette, le bouwmeester Georgios Maillis arbore une élégance décontractée. Taille pareillement haute, tenue identiquement sombre et sobre, en accord avec le dress code classieux qu’il a voulu pour Charleroi.
Du centre culturel Eden à la brasserie du Quai 10, la nouvelle « identité visuelle » de la ville se construit en noir et blanc. Charleroi est la seule ville wallonne à s’être dotée, comme Bruxelles et d’Anvers, d’un « maître-architecte », traduction peu appropriée, précise Maillis, puisque sa mission ne se réduit pas au bâti, mais consiste à élaborer un « récit urbain » qui se résumerait comme suit : « la ville la plus moche du monde se relève » — compliment imprimé pour la première fois en 2008 dans le quotidien néerlandais De Volkskrant.
La croyance peut être en une quelconque mécanique des profondeurs, qui veut qu’il faille toucher le fond pour remonter. Rive Gauche, le mall qui domine désormais la place Verte, est issu de cette logique. Il a fallu, pour construire ce temple consumériste, exproprier, abattre, raser, éventrer la Ville basse. Aux commandes de ce projet ? Le promoteur Shalom Engelstein, fils d’une famille de diamantaires, et son comparse Eric De Vocht (Iret Development), 138e fortune de Belgique, connu pour avoir porté de grands projets urbains à Anvers et à Bruxelles. Des petits commerces alentour, il ne reste rien ou presque. La rue de la Montagne, qui permet de rallier la Ville haute, n’est plus qu’une succession désolée de vitrines vides. Des scandales de dumping social ont parfait l’ironie de la situation : le renouveau du berceau prolétarien par une litanie de Zara, H&M et Primark, sous la houlette de deux riches Anversois.
Pour le meilleur et pour le pire, les liens entre Anvers et Charleroi semblent profondément enracinés. Bart De Wever et Paul Magnette sont eux-mêmes des reflets inversés l’un de l’autre. Même âge, même profil d’intellectuel, même ascension politique fulgurante, même aura à l’échelle de leur parti comme de leur ville — mais des idées radicalement différentes et peut-être inconciliables.
Comme le seront le PS et la N-VA aux lendemains des élections du 26 mai ? Tête de liste à la Chambre en province d’Anvers, Jan Jambon a déclaré que le confédéralisme était à présent à portée de main et que pour atteindre ce but, la N-VA était prête à « dialoguer ». Au vu des derniers sondages, qui laissent à penser que le pays restera polarisé entre un PS dominant en Wallonie et une N-VA qui donne le la en Flandre, on ne peut exclure le scénario d’une nouvelle crise interminable, comme celle qui laissa la Belgique sans gouvernement pendant 541 jours en 2010-2011. Mais les temps ont changé, assure Paul Magnette.
« Bien sûr, le Vlaams Belang est toujours pour la fin de la Belgique et l’article 1 des statuts de la N-VA vise toujours la séparation de la Belgique, mais les enjeux communautaires ne donnent plus le ton de la campagne 2019 qui tourne autour de la question sociale et de l’enjeu du climat, en tout cas du côté francophone, mais c’est assez nettement le cas en Flandre aussi. Le débat sur la loi climat a eu la même résonance au nord et au sud, ce qui montre qu’il y a bien une opinion publique belge. » Le moment « tragique » serait donc derrière nous — ou devant, mais loin devant.
« La Belgique a toujours connu alternativement des pics communautaires et des pics de la question sociale, commente le bourgmestre carolo. Là, nous ne sommes clairement pas dans un pic communautaire. Je suis arrivé en 2007 et j’ai passé les sept premières années de ma vie politique dans ce climat de fin du monde, avec les drapeaux belges aux fenêtres et une question nationale dominante. Puis, il y a eu la sixième réforme de l’État qui a eu un terrible effet d’apaisement. Aujourd’hui, plus personne ne parle de la fin de la Belgique. »
Jocelyne, mère de famille sexagénaire ayant tout vu et tout vécu du tragique de l’existence, préfère parler de l’agonie de Charleroi. Sa maison est à deux pas du vaste cimetière de Roux, que longe un bucolique coupe-gorge. Avec la pharmacie, c’est le seul « service à la population » qui subsiste dans cette ancienne commune phagocytée par Charleroi en 1977. Le distributeur de billets le plus proche est à quarante minutes de marche. Les commerces ont tous fermé.
Il reste bien un café, le Pullman, en sursis grâce aux rares randonneurs de la Boucle noire, extension du GR 412 tracée par un couple de Carolos, rockeurs alternatifs reconvertis en poseurs de balises sur terrils. Le voisin de Jocelyne, ancien de Caterpillar, acquiesce : si c’était à refaire, on ne le referait pas. Si c’était à refaire, on n’achèterait pas une maison dans ce trou, où les triples vitrages ne consolent pas d’être privé d’apéros dans le jardin, assourdi de vols low cost. « Évidemment, l’aéroport, on ne peut pas être contre : il n’y a plus que ça, rigole Jocelyne. On nous a tout pris. Il n’y en a que pour Charleroi. »
Charleroi centre et ses artistes venus de Saint-Gilles, ses bobos sympathiques contre lesquels Jocelyne n’a rien, mais qui ne vont pas non plus sauver le monde. « La culture, c’est bien, mais ça se fait aussi en soirée et on n’ose pas aller à Charleroi après cinq heures du soir. C’est trop dangereux. » Jocelyne n’en veut même pas à Magnette qui «n’y arrivera pas, car il faudra des décennies pour rattraper les choses ». Les enfants qui cherchent à se tirer ? Ils ont mille fois raison. De jeunes ménages bruxellois se chargeront d’acheter leurs maisons pour une bouchée de pain.
Le canal de Bruxelles sera toujours sale, toujours brun. Il faut l’aimer
comme ça. – Benoît Hellings (Ecolo)
Quarante-neuf virgule neuf kilomètres séparent Bruxelles de Charleroi. Une bagatelle qui laisse penser à certains que le salut de Charleroi serait de s’ériger une bonne fois pour toutes en banlieue bruxelloise. À la gare de Charleroi-Sud, on peut monter toutes les demi-heures dans l’IC qui passe par Bruxelles et rallie Anvers, suivant l’axe nord-sud.
«Charleroi-Anvers, ce n’est pas la ligne la plus chouette car elle est très fréquentée et on est souvent submergé de boulot, explique Romain, accompagnateur de train. Mais il n’y pas de problèmes particuliers, sauf parfois entre Charleroi et Marchienne, à cause du trafic de drogues. » La plupart des passagers ne feront tout au plus que la moitié du chemin. Ceux qui poussent jusqu’à Anvers sont principalement des touristes venus de l’aéroport, parfois les petits trafiquants pistés par la brigade des stups qui, avec un titre de transport valable, ont peu de risques de voir leur identité contrôlée — bien moins que sur la route. À plusieurs reprises, la N-VA a évoqué son ambition de scinder cette ligne, notamment pour éviter les répercussions en région flamande des grèves wallonnes. L’aberration logistique que cela supposerait — avec un demi-tour des trains à Bruxelles — n’enlève rien au symbole : qui veut mettre fin à la Belgique devra d’abord attaquer l’axe ABC.
Dans les couloirs de l’hôtel de ville de Bruxelles, à l’abri des rumeurs de la Grand-Place, l’écologiste Benoît Hellings, échevin du Climat et des Sports, commente avec verve les peintures qui ornent les murs. La Senne et le canal y apparaissent de manière récurrente, rappelant que la capitale s’est aussi construite autour de l’eau. Ancien président du port de Bruxelles, Benoît Hellings se définit comme un « amoureux du canal».
Bruxellois de cœur depuis de nombreuses années, l’homme, né en 1978, a grandi à Huy, face aux trois réacteurs nucléaires de Tihange. Il fait partie de ces figures ayant présidé au renouveau des verts, aux côtés de personnalités comme Zakia Khattabi, coprésidente d’Ecolo. Si l’on en croit les derniers sondages, le parti, porté par les marches pour le climat, devrait s’imposer à Bruxelles avec quelque 21,5 % des suffrages, ce qui pourrait en faire le pivot des futures coalitions. « Le canal reliait déjà la capitale à Anvers depuis le XVIe siècle, mais il n’a été étendu vers Charleroi qu’au XIXe, commente l’écologiste devant un tableau représentant l’écluse de Willebroek. À partir de ce moment, Bruxelles devient un vrai port de mer. C’est encore aujourd’hui le port de mer le plus enfoncé dans les terres du monde. »
Jusqu’à Neder Over Heembeek, on peut voir voguer d’imposants bateaux venus du large qui se délesteront au terminal à containers. De l’autre côté de la route, dominant le tram, le domaine royal de Laeken laisse déborder une verdure incongrue. La vue d’ensemble est d’autant plus curieuse que l’avant-port accueille le BRYC (Bruxelles Royal Yacht Club) et son restaurant sélect — nappes blanches et boiseries — donnant sur le «port de plaisance », coincé entre l’incinérateur de Bruxelles-Énergie et une station Esso. Vers trois heures de l’après-midi, un jour de semaine, on voit passer sur ces berges des messieurs en voiture de collection et des adolescents à l’arrogance séculaire. La verticale noire prend ici des reflets bleu marine et se parcourt à mocassins. En direction du centre, le canal se rétrécit franchement. Tour & Taxis se reflète. Sur la rive d’en face, des ouvriers s’activent sur l’un des nombreux chantiers de construction.
« L’aristocratie, elle, a toujours occupé le haut de la ville »
Au fur et à mesure que les abords du canal se gentrifient, certains riverains rêveraient que ses eaux opaques gagnent en transparence, mais l’échevin Ecolo est d’avis qu’« il faut l’aimer comme ça » : « Le canal accueille la surverse des égouts. Il sera toujours sale, toujours brun. » Il ne faudrait pas davantage qu’on le coupe de son identité populaire, laborieuse. « La main-d’œuvre a toujours été là, dans le bas de la ville, de même que les usines érigées sur les anciennes zones maraîchères de Molenbeek et d’Anderlecht. L’aristocratie, elle, a toujours occupé le haut de la ville : c’est le lieu du pouvoir, des institutions. C’est une répartition qui est ancrée historiquement et qui ne changera pas. »
Qui veut le mélange des genres n’a qu’à prendre la tangente au niveau de la tour UP-site, en direction du quartier Nord. Dans un décor de gratte-ciels miroitants, c’est le chassé-croisé improbable des navetteurs travaillant pour l’administration flamande toute proche et des migrants du parc Maximilien, autour d’une gare adossée à la rue d’Aerschot, haut lieu de prostitution au néon rouge et de trafics en tout genre.
« Bruxelles est une ville incohérente, une ville labyrinthe », commente le journaliste et écrivain Pascal Verbeken, qui vient de publier Brutopia (non traduit en français), une odyssée méditative dans les méandres de l’histoire bruxelloise jusqu’à ses impasses contemporaines. « On peut être dans un joli square du XIXe siècle, tourner au coin de la rue et se retrouver à Saint-Josse, la commune la plus pauvre de Bruxelles. »
Philippe Van Parijs, philosophe de l’UCLouvain, a grandi à Molenbeek. Là même où Sharia4Belgium, mouvement salafiste né en 2010 à Anvers, a étendu sa zone d’influence dans la capitale, sous la houlette de Fouad Belkacem, condamné en janvier 2016 à douze ans de prison et déchu de sa nationalité belge en octobre 2018. Épinglé depuis les attentats de Paris comme la base arrière du terrorisme islamiste, Molenbeek semble depuis coupé de son histoire, réduit à son rôle de triste symbole. Mais s’il songe aux rues de son enfance, Philippe Van Parijs peut encore sentir les vapeurs âcres de la fabrique de chocolat Godiva, les entêtantes odeurs de bière et les effluves écœurantes de la tannerie — composition olfactive nuancée au gré des vents contraires soufflant sur « la petite Manchester », comme on surnommait ce quartier.
« J’ai une tendresse spontanée pour les Marocains, qui ont remplacé les Flamands pauvres venus autrefois chercher du travail en bord de canal. » L’universitaire, qui vit aujourd’hui rue de Pavie, dans le quartier européen, aime à donner ses rendez-vous à mi-chemin de son lieu d’origine et de son lieu d’élection. Ce sera un café du boulevard Anspach, dont la piétonnisation réjouit celui qui fut l’initiateur de «Picnic the streets », apéritifs impromptus visant à contrer l’omniprésence de la « bagnole » en ville. « La piétonnisation, ce n’est pas seulement une question de mobilité, précise-t-il. Les gens ne se rencontrent pas sur un parking : pour que les Molenbeekois et les europeople puissent se croiser, il fallait une place publique. »
Car le canal, qui avait jadis permis l’essor économique de Molenbeek, est devenu une frontière de plus en plus infranchissable. Le géographe de la KU Leuven Chris Kesteloot parle d’une « guerre larvée » entre les eurocrates de la rive droite et les Marocains de la rive gauche. « Au fur et à mesure que les eurocrates envahissent la rive droite où se trouvent les institutions, les universités et les trois plus anciennes écoles européennes, les prix de l’immobilier augmentent, commente Van Parijs. Cela pousse les Marocains qui s’y trouvent à revendre leur maison avec un gros profit pour aller s’installer ailleurs, entraînant la formation d’une sorte de ghetto européen dans le sud-est de Bruxelles.»
Bruxelles est avec Dubaï la ville la plus cosmopolite au monde. Six résidents sur dix n’y sont pas nés. Les dernières données confirment le phénomène de ségrégation urbaine entre les résidents européens, ceux originaires d’Afrique du Nord et ceux originaires de Turquie, ces derniers étant concentrés à Saint-Josse et à Schaerbeek. Philippe Van Parijs reprend : « Bruxelles compte 1,2 million d’habitants. Mais depuis 2000, 1,2 million de personnes sont aussi arrivées à Bruxelles et 1,1 million en sont parties ! Cela veut dire qu’il existe une fluidité maximale de la population. Cette fluidité signifie aussi que Bruxelles, c’est de moins en moins la Belgique, mais que la Flandre et la Wallonie se ressemblent quant à elles de plus en plus : en particulier, Anvers ressemble de plus en plus à Charleroi. Il y a cinquante ans, il y avait beaucoup plus d’étrangers et de Belges d’origine étrangère en Wallonie qu’en Flandre. La Flandre a aujourd’hui rattrapé ce retard car elle est beaucoup plus prospère que la Wallonie et attire plus d’immigrants. Désormais, dans les écoles anversoises, une majorité d’enfants n’ont aucune racine belge. »
Nicolas Brookes, trentenaire franco-anglais, travaille pour la Conférence des régions périphériques maritimes, une des nombreuses organisations établies dans le quartier européen. Avec le Brexit, les élections européennes du 26 mai sont au cœur de ses préoccupations. Quoiqu’installé à Tervueren depuis 2007, il ignorait pourtant qu’elles coïncidaient avec les élections fédérales et régionales belges.
« J’ai un peu honte », confesse-t-il, installé à une terrasse du rond-point Schuman, une fois de plus fermé à la circulation. Sûr qu’il n’est pourtant pas un cas isolé. Le quartier européen est une île, dont les confins sont les bars de la place Jourdan et de la place du Luxembourg. Parmi ses collègues, c’est bien simple, Nicolas Brookes ne compte aucun Belge. Sa femme est polonaise; leurs enfants vont à l’école européenne. Il doit à sa passion du cyclisme les quelques Belges dont il a fait la connaissance. « On fait l’erreur de rester entre nous. Beaucoup de travailleurs des institutions européennes vivent dans des villes dortoirs du Brabant wallon et ne connaissent même pas Bruxelles. » Anvers ? Il y est déjà passé, mais bien moins souvent qu’à Louvain ou à Gand. Charleroi ? Il n’y a jamais mis les pieds et a ouï dire, comme chacun, sa mauvaise réputation.
Le canal a rejoint Anvers, qui s’étend au bord de la rive droite de l’Escaut. Dans le Stadspark, à quelques minutes de la gare, des ados font du skate à côté de la plaine de jeux, où des mères en longs manteaux sombres surveillent une kyrielle d’enfants : fillettes aux allures de poupées de cire, petits garçons portant la kippa. À deux pas, des familles indiennes — avec lesquelles les juifs d’Anvers se partagent désormais le marché du diamant — profitent, elles aussi, d’une fin de journée particulièrement douce. Dans un entretien accordé en mars 2018 au journal De Zondag, Bart De Wever affirmait, selon les franches généralisations qui lui sont coutumières : « Les juifs orthodoxes attachent, comme les musulmans, beaucoup d’importance aux signes extérieurs de la foi. Mais ils en acceptent les conséquences. Je n’ai encore jamais vu de juif orthodoxe travaillant dans une administration. Ils évitent les conflits. C’est la différence. Les musulmans revendiquent une place dans l’espace public, dans l’enseignement, avec leurs signes de croyance extérieurs. C’est ce qui crée des tensions. »
Le bourgmestre d’Anvers a toujours pris soin de rester en bons termes avec la communauté juive, en dépit des débats sur les signes religieux ostentatoires, très vivace à Anvers. « En 2006, le SP.A a introduit l’interdiction du port du voile dans la fonction publique, ce qui a causé une rupture avec la communauté musulmane. C’est pour ça qu’une partie de cet électorat a commencé à voter PTB », analyse le politologue Dave Sinardet. Dans le district de Borgerhout, où réside une grande partie de cette communauté, le PTB a recueilli 15,9% des voix aux élections communales (8,7 % sur l’ensemble de la ville d’Anvers). Rédacteur en chef du magazine Joods Actueel, Michael Freilich occupera la cinquième place de la liste N-VA anversoise à la Chambre. Lors d’une conférence de presse, il a rappelé ses priorités : migration contrôlée sur le modèle canadien, confédéralisme et lutte renforcée contre la menace terroriste, « car ce n’est pas normal que des soldats soient toujours nécessaires devant nos écoles ».
Des communautés séparées
Freilich a même osé un parallèle entre la réalité de la communauté juive en Belgique et la théorie des deux démocraties de Bart De Wever : « Si l’on regarde comment fonctionne le pays actuellement, on voit deux communautés évoluant tout à fait séparées l’une de l’autre. Comme les communautés juives de Bruxelles ou Anvers qui n’ont pratiquement aucun contact entre elles. » Yasmine Kherbache a fixé rendez-vous sur la place De Coninck, jadis infréquentable. Cette socialiste, qui fut la cheffe de cabinet néerlandophone d’Elio Di Rupo lorsqu’il était Premier ministre, est aujourd’hui tête de liste SP.A à la Chambre. Mains dans les poches, sneakers aux pieds, elle dégage une impression de calme un peu mélancolique.
« Mon père était algérien. Il a fait l’école navale d’Anvers. Dans les années 1960, il a beaucoup fréquenté cette place qui était remplie de bars, où Nina Simone est venue jouer. Au début des années 2000, elle est devenue l’épicentre des problèmes de drogue et de prostitution, jusqu’à ce que la ville décide d’y installer la bibliothèque publique, sur le site d’un ancien garage. » En 2010, Yasmine Kherbache a acheté une maison avec son mari sur la place De Coninck. Au rezde chaussée, ils ont ouvert le Beautiful Planet, un café populaire où des militants du PTB boivent des coups avec des dockers votant Filip Dewinter.
Ne pas faire demi-tour face aux idées qui fâchent et refâchent, Kherbache connaît. Après les élections communales de 2018, la meneuse des socialistes anversois a conclu un accord de majorité baptisé « De Grote Verbinding » (la Grande Convergence), avec la N-VA et l’Open VLD — coalition dite bourguignonne — s’attirant de vives critiques dans son propre camp. « Anvers n’est pas un cas isolé, souligne-t-elle. En Flandre, les progressistes ont conclu un accord avec la N-VA dans quatre-vingts communes. Dans une démocratie, la situation est telle que désignée par les électeurs : on n’a pas le luxe de ne pas se mettre autour de la table. »
Mettant en avant les garanties obtenues, notamment en matière de lutte contre la pauvreté ou d’objectivation de la discrimination à l’embauche, elle ajoute : « Ce n’est pas parce qu’on a un accord que De Wever est devenu “plus de gauche” ou plus progressiste. Mais on l’a forcé à faire des choix progressistes. » La question qui demeure est par ailleurs la suivante : un accord entre socialistes et nationalistes est-il transposable à l’échelon régional et fédéral, où les enjeux sont d’une tout autre nature ? « Anvers a toujours été un laboratoire grandeur nature pour le pays, rappelle Dave Sinardet. De nouvelles tendances politiques y ont souvent vu le jour avant de se généraliser ailleurs. En 1921, Anvers accueillait par exemple la première coalition entre socialistes et chrétiens-démocrates, ce qu’on a appelé le “mariage mystique” et qui est devenu la coalition standard après la Seconde Guerre mondiale.
De même, la coalition suédoise est plutôt ce que j’appelle la coalition anversoise puisqu’elle a d’abord été présente à Anvers avant de se traduire aux niveaux flamand et fédéral. C’est pourquoi je pense que la coalition bourguignonne, nouvelle et peu évidente, sera sans doute traduite au moins au niveau régional flamand. Au niveau fédéral, c’est plus compliqué, car il faudrait déjà parvenir à une alliance entre le PS et la N-VA. Mais Yasmine Kerbache, qui a aussi bien des contacts avec Bart De Wever qu’avec Elio Di Rupo, serait bien placée pour le faire. » Prudente, la candidate socialiste se contente de souligner qu’elle fait clairement la distinction entre un accord au niveau communal et fédéral : « Je la fais car mon idéal, c’est quand même un axe progressiste plus fort. »
À la N-VA, on rêve aussi. Et le rêve est puissant, à en croire les espaces publicitaires que les nationalistes se sont offerts dans les grands titres de la presse flamande. Aux côtés d’un Bart De Wever à l’avant-plan, on y voit marcher la députée européenne Anneleen Van Bossuyt, l’ex-secrétaire d’État Zuhal Demir, Theo Francken — homme politique le plus populaire de Flandre après Bart De Wever — et Jan Jambon, candidat Premier ministre, dans une composition maîtrisant tous les codes de la start-up innovante : expressions réjouies, poses dynamiques, classicisme vestimentaire tout en décontraction. Francken a une main en poche et rajuste sa cravate de l’autre ; Jambon a l’air de franchement s’amuser; Van Bossuyt porte d’élégants escarpins rouges et sourit vers Demir qui avance en bottillons pointus — regard complice à la caméra. Casting parfait pour une série qui se promet plusieurs saisons.
Autour des bassins du port d’Anvers, la chair de la chair de la société de consommation. Et parfois, au milieu d’une cargaison de bananes, quelques kilos de cocaïne.
Il est possible d’arpenter longtemps Anvers sans franchir la frontière du deuxième plus grand port d’Europe, gigantesque ville dans la ville de 12 000 hectares — l’équivalent de 20 000 terrains de foot — qui accueille 1 000 entreprises et génère quelque 143 000 emplois en Flandre, dont 60 000 sur le site, d’après les chiffres délivrés par l’autorité portuaire d’Anvers. Il est possible d’y arriver sans jamais le trouver, car le gigantisme du lieu abolit les frontières entre l’eau et la terre, qui s’entrelacent autour de bassins et de quais où s’activent grues et machines. De leurs pinces géantes, celles-ci empilent façon Lego des containers rainurés, alourdis de fruits, vêtements, meubles, chaussures, matériel électronique.
La chair de la chair de la société de consommation. Et parfois, au milieu d’une cargaison de bananes, quelques kilos de cocaïne. En 2017, les services de police ont saisi 41 tonnes de drogue dans le port d’Anvers, autrement dit l’essentiel des 45,9 tonnes saisies sur le territoire belge. En quelques années, le trafic a connu une explosion phénoménale : 4,7 tonnes avaient été saisies en 2013, soit presque dix fois moins. Alors, Bart De Wever a déclaré sa «war on drugs ». Essentiellement répressive et pour l’instant en échec.
En mars, quatre voitures ont été incendiées aux alentours du parc Spoor Noord, aménagé sur le site d’une ancienne gare de tri, à deux pas de l’entrée du port. Des incidents liés à des règlements de comptes dans le milieu des dealers qui n’ont cessé de se multiplier dans cette zone aux confins des districts de Borgerhout, Deurne et Merksem. En deux ans, on a recensé plus de soixante faits graves : enlèvements, explosions, incendies, jets de grenades.
À deux mois des élections, Bart De Wever, mis à la une de la presse flamande, s’est retrouvé sérieusement sous pression. Manolo Tersago, responsable de la police judiciaire, et Ken Witpas, magistrat en charge de la lutte contre la drogue, sont sortis de leur réserve pour accuser publiquement le bourgmestre anversois de mener une politique inefficace, visant les petits dealers au détriment des « gros poissons ».
Bart De Wever s’est aussi vu reprocher de délaisser la prévention et de ne pas se soucier des consommateurs. Le président de la N-VA en a profité pour rappeler sur la VRT ce qu’il pensait des « yogis sniffeurs », ces « yuppies écologiquement très conscients qui sniffent volontiers une ligne et n’éprouvent apparemment aucun problème à entretenir les réseaux criminels ». Pour tenter d’enrayer le trafic au niveau du port, le bourgmestre a mis en place le « Stroomplan » (plan du fleuve).
« De façon insidieuse, De Wever essaie d’établir des liens entre les dockers et la mafia de la drogue »
La surveillance renforcée a rendu l’accès aux quais plus difficile. Les dockers sont désormais sur la sellette au cœur de leur propre territoire. Deux d’entre eux ont été arrêtés en avril, suspectés de collaborer avec des gangs introduisant de la drogue en contrebande. « De façon insidieuse, De Wever essaie d’établir des liens entre les dockers et la mafia de la drogue », déplore Ivan Heyligen. Ce docker anversois travaille sur le terminal ATS, qui emploie à lui seul 1 200 ouvriers. Conducteur d’un « éléphant » — grue mobile sur laquelle viennent se greffer trois autres machines circulantes —, il assure le chargement et le déchargement de containers. Il ne se verrait pas faire autre chose.
«Docker for life. » Charleroi n’a plus ses mineurs mais, à l’autre bout de l’axe ABC, les dockers tiennent encore. Ivan Heyligen milite désormais au PTB, dont il pense qu’il est le seul parti à pouvoir défendre la profession. « Il faut 60 000 voix pour faire élire Peter Mertens à la Chambre. Soixante mille Anversois avec un grand cœur et qui soient un peu rebelles. » Ces voix permettraient au président du PTB de rejoindre les élus communistes wallons au parlement fédéral et d’atténuer ce paradoxe qui veut que ce parti né en Flandre ne compte à ce jour que des députés francophones.
« Les conditions de travail, la loi Major, la sécurité de l’emploi. »
L’objectif est à portée de main : les projections du politologue de l’ULB Pascal Delwit, réalisées à partir des derniers sondages, portent à douze le nombre de sièges que pourrait obtenir le PTB le 26 mai, dont deux en province d’Anvers. Ce qui préoccupe les collègues d’Ivan Heyligen ? « Les conditions de travail, la loi Major, la sécurité de l’emploi. » La loi Major, qui régit depuis 1974 le travail portuaire en Belgique, est contestée depuis plusieurs années par la Commission européenne, qui considère que celle-ci cadenasse les modalités d’embauche. Les dockers, eux, estiment qu’ils ont beaucoup à perdre. La méfiance d’une partie d’entre eux vis-à-vis de la concurrence étrangère s’en est trouvée renforcée.
« Beaucoup d’ouvriers du port ignorent encore pour qui ils voteront le 26 mai, indique le docker. La plupart hésitent entre le PTB et le Vlaams Belang. La question de l’immigration sera sans doute déterminante dans leur choix. Nous, on essaie de leur dire qu’une voix pour l’extrême droite, c’est une voix contre leur porte-monnaie. » Et de raconter comment Fernand Huts, patron de Katoen Natie, petite entreprise portuaire anversoise devenue en deux décennies un géant mondial de la logistique, a financé en 2015 une fête en grande pompe pour l’anniversaire de ‘t Pallieterke, un journal proche du Vlaams Belang, où sont venus parader Filip Dewinter et toutes les huiles du parti.
« Le Vlaams Belang fait croire qu’il est proche des petites gens, mais il est en réalité complice d’un Huts qui prône depuis des années le démantèlement de la loi Major. » À proximité des récents lofts de luxe conçus à l’entrée du port, la nouvelle cafétéria des dockers, le Schaft, ressemble désormais à n’importe quelle cantine healthy. « L’ambiance est partie », déplore Ivan Heyligen. Fini la taverne de marins dans laquelle ces hommes à la silhouette athlétique, en gilet orange, se retrouvaient il y a quelques années encore dans le brouhaha et la promiscuité : leur QG a désormais des airs d’open space. « Ça change beaucoup de choses. Avant, les gens des syndicats traînaient ici : c’était leur manière d’être au courant de ce qui se passait. »
Sans compter que le kot, le hangar qui permettait aux dockers en quête de travail de se regrouper quatre fois par jour pour solliciter une embauche, a été remplacé il y a quelques années par sa version virtuelle. Les ouvriers portuaires qui travaillent avec des contrats à la journée — environ 20 à 25 % des huit mille dockers du port d’Anvers — doivent désormais se connecter à une plateforme en ligne. Au Schaft, tout en mangeant le plat du jour, un chef d’équipe fait défiler sur sa tablette les profils des ouvriers portuaires, façon Tinder. « Avec la disparition de ces lieux de rassemblement, les syndicats ont dû changer leurs méthodes. La FGTB a acheté un mobile home et se déplace désormais aux quatre coins du port. »
Du pétrole et du plastique au point A
La croisière de deux heures trente à bord du Jan Plezier promettait une échappatoire. Mais il n’a pas fallu plus de quelques minutes pour que l’excursion bon enfant prenne des allures de voyage lunaire. Au milieu de rares cris de mouettes, les éoliennes saturent un horizon sans fin. Une odeur d’essence monte au nez; de petits nuages noir de noir rejoignent la voûte gris mat qui recouvre si souvent la Belgique tout entière. Le port d’Anvers est aussi le plus grand complexe pétrochimique intégré d’Europe; les ressources naturelles y sont transformées en plastique et engrais de synthèse, en attendant que les marches pour le climat passent par là.
Sur la carcasse rouille ou bleue de bateaux pétroliers longs comme des barres d’immeubles, un avertissement s’affiche en lettres de plusieurs mètres de haut : no smoking. L’axe ABC serait-il devenu explosif ? Anvers la nationaliste et Charleroi la socialiste ont beau tenir leur rôle de fausses jumelles, les deux villes sont aujourd’hui traversées par les mêmes tensions identitaires, le même sentiment d’abandon social, la même difficulté pour de nombreux citoyens de se sentir à leur juste place, qu’ils soient nés ici ou ailleurs. Le cocktail est parfait pour les addictions, parfait pour l’offre et la demande, parfait pour un pas supplémentaire vers la gauche ou la droite. Au milieu, sous la vague verte, le nœud bruxellois condense la somme des antagonismes, inextricables.
C’est ici, sur la rive droite du canal, dans les salons du Lambermont, quelque part entre la rue de la Loi et les sentiers du parc de Bruxelles qu’arpentent parfois les décideurs et leurs conseillers, que se jouera au lendemain du 26 mai la possible continuité de la Belgique, ou l’inévitable marche vers sa désintégration. Car l’axe ABC est désormais une piste noire dans une nation qualifiée par Paul Magnette de « faussement débonnaire », que domine un « humanisme tragique ». Une verticale à haute tension, au milieu d’un pays où tout est permis. —
Avec le soutien du Fonds pour le journalisme.[:]