Anne Tonglet : la rage d’un viol

Il y a quarante ans s’ouvrait à Aix-en-Provence un procès historique et très médiatisé. Deux jeunes Belges avaient été violées et battues par trois hommes. Lesbiennes, naturistes, elles étaient forcément coupables de quelque chose. Sans qu’elles aient rien demandé, Anne Tonglet et Araceli Castellano furent des pionnières. Avec leur avocate Gisèle Halimi, elles ont forcé la société à prendre conscience de la gravité du viol. À 70 ans, Anne Tonglet, qui a consacré sa vie à la lutte contre le patriarcat n’a rien perdu de sa combativité féministe. Ni de sa douleur.

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Avec son teint hâlé, son foulard bleu autour du cou et le kôhl qui souligne son beau regard azur, Anne Tonglet a l’élégance d’un Touareg. Et comme le seigneur du désert, c’est une guerrière. À la question : «Qu’est-ce qui vous a fait tenir, lors du procès et dans la vie ? », elle répond : « La rage. »

Le lendemain de notre rencontre, dans un mail, elle complète en évoquant un symbolique Tribunal international des crimes contre les femmes qui s’est tenu en 1976, à Bruxelles, alors que se préparait par ailleurs « son » procès, le procès d’Aix-en-Provence, le procès du viol. «Vous me demandiez ce qui m’avait permis de tenir : c’est aussi ça, l’immense clameur de toutes ces femmes du monde entier qui se reconnaissent dans cette lutte et la chaleureuse solidarité magnifique de toutes, d’où qu’elles soient. »

Clameur qu’elle retrouve aujourd’hui, dans les remous de l’affaire Weinstein, à l’évocation de laquelle ses bras s’agitent en l’air et des larmes – de joie – lui montent aux yeux. « Je suis heureuse d’assister à ça de mon vivant. Ça veut peut-être dire que je ne me suis pas battue pour rien. »

Quand on lui rapporte que certains hommes se trouvent aujourd’hui désorientés (voire terrorisés), qu’ils estiment que la séduction est morte et les repères brouillés : « Ils ont bien raison. À eux maintenant de faire attention à ce qu’ils disent et à ce qu’ils font. Flûte alors ! » Par SMS, plus tard, elle poursuit : « La honte doit changer de camp ! Et vite. Il ne faut pas que l’histoire – des hommes – se répète. »

« La meilleure femme violée, c’est la femme morte. Ça c’est digne, et c’est indiscutable. Si vous survivez, vous vous en prenez plein la gueule. »

C’était il y a quarante-quatre ans. C’était hier. En août 1974, elle a 24 ans. Jeune enseignante en biologie, elle passe des vacances près de Marseille avec sa compagne Araceli Castellano, 19 ans, fraîchement diplômée en puériculture. Scène banale : elles éconduisent un homme qui « tente sa chance » auprès d’elles. La nuit suivante, celui-ci revient accompagné de deux amis sur la plage où elles campent. Le trio viole et torture les deux femmes jusqu’au petit matin.

Lourdement traumatisées et, concernant Araceli, enceinte, elles portent plainte : les coupables sont rapidement identifiés. Quatre (!) ans plus tard s’ouvre un procès historique : il condamnera leurs bourreaux et inscrira le viol comme un crime dans la loi et l’opinion.

Dans l’intervalle, Anne Tonglet, Araceli Castellano et Gisèle Halimi, leur illustre avocate, auront eu à subir railleries, insultes, crachats, bousculades et même menaces de mort. Les violeurs avaient leurs supporters et l’inconscient collectif tendait à considérer que les victimes l’avaient « bien cherché ». Naturistes et lesbiennes : leurs mœurs ne pouvaient qu’être dissolues.

Le juge d’instruction avait beau être une femme, elle n’en était pas moins conservatrice « et mal à l’aise avec notre homosexualité. Les femmes juges de l’époque devaient prendre le droit comme il était, patriarcal et hérité de Napoléon. Et du temps de Napoléon, pourquoi punissait-on le viol ? Parce qu’il était une atteinte à l’honneur des maris. Comme dans notre cas il n’y avait pas de mari… c’était moins grave ».

Pas de mari, pas de vertu, donc pas de délit pour l’avocat de la défense, Gilbert Collard (aujourd’hui député Front national, après avoir fait son marché dans tous les bords politiques). « Il a été horrible, il a joué sur les supposées différences hommes-femmes pour excuser le viol. »

Au fond, n’étaient-elles pas coupables, avant même d’avoir été violées ? « La meilleure femme violée, c’est la femme morte. Ça c’est digne, et c’est indiscutable. Si vous survivez, vous vous en prenez plein la gueule.» A-t-elle vu que ledit Collard était aujourd’hui lui-même accusé de viol par une ancienne cliente ? Un sourire gourmand point : « J’ai découpé des coupures de journaux à ce sujet. »

Sa revue de presse, elle la balade avec elle dans une petite valise rouge à roulettes, sur laquelle elle a écrit au feutre « Ni dieux, ni maîtres » et dessiné le symbole féministe, rond et croix.

Récemment, dans la rue, un inconnu a levé son pouce en l’air en désignant son trolley : « C’est très bien, je suis avec vous ! » Avait-il compris ce qu’elle voulait dire avec ses tags ? « Oui, il était chilien, il avait aussi connu la dictature. »

Elle étale sur la table quelques articles des années 70. Ceux qui l’agréent – des interviews qu’elle a données surtout. Parce ce que quand les journalistes d’alors éditorialisaient sur le sujet, ils avaient tendance à traiter l’affaire en en réduisant l’importance. « Nous étions considérées comme des moins que rien. Le “meneur” a même prétendu qu’en quelque sorte, il nous avait fait l’honneur de nous trouver baisables, lui qui draguait toutes les filles de la région et auquel “aucune ne résistait”.»

La stratégie de la défense était, en outre, basée sur un discours classiste: « On voulait faire passer les agresseurs pour trois pauvres types illettrés, dont un immigré, et opposer leur misère à notre statut de grandes bourgeoises descendues de Paris. Or, nous étions Belges, Araceli était fille d’immigrés espagnols très modestes, et Gisèle Halimi, juive tunisienne, avait aussi bien sukkelé dans la vie. »

Quant à Anne Tonglet, elle est loin du portrait que les médias brossent toujours d’elle en élite intellectuelle et économique. Son père était vendeur « mais n’arrivait pas à garder un boulot » et sa mère, surveillante dans un internat, à Jodoigne. Pas vraiment le genre châtelains partouzeurs.

Les dix premières années de sa vie, Anne Tonglet les passe au Kasaï. Son père y est alors employé agricole tandis que sa mère s’improvise enseignante auprès de ses enfants et infirmière pour les villageois des environs. Pour désigner le paternel, elle le renvoie à sa mère en disant «son mari » et dépeint un homme défaillant, égoïste, macho, rigoureusement catholique, « ce qui ne l’empêchait pas de tripoter les petites filles ». « Quand j’avais 5-6 ans, j’ai vu mes parents se disputer. Ma mère pleurait et mon père lui parlait très durement. C’est là que j’ai su que je ne me marierais jamais avec un homme. »

Première histoire d’amour passionnelle à 14 ans, avec une fille de 12 à laquelle elle repense encore souvent. Elle ne s’en ouvre pas explicitement auprès de sa mère, mais celle-ci comprend ce qui se se trame. Quand sa fille finit par s’assumer et se revendiquer ouvertement lesbienne, elle se dit fière. « Ma petite maman est morte il y a un an, ça a été un terrible choc pour moi. C’était une femme extraordinaire, exemplaire. »

Une mère intelligente, cultivée, empêchée de faire des études supérieures par la guerre, résistante, qui épousera un compagnon de geôle de son frère, prisonnier de guerre en Allemagne. S’unir à lui, c’était fuir des parents qui la rabrouaient, la surveillaient, et aux yeux desquels les filles n’étaient que chair à marier et usines à bébés.

La petite Anne, elle, ne se sent pas inférieure aux garçons qu’elle côtoie à l’école d’autant que, bonne élève, elle les mate sur le plan intellectuel. « À ce moment-là, je ne les craignais pas. Ce n’est que plus tard, quand je suis arrivée dans la vie adulte, que les choses se sont vraiment révélées. » Elle tente une candidature en médecine, la rate pour un échec en chimie. Le prof lui sort : « De toute façon, on sait bien que si les filles font des études de médecine, c’est pour trouver un mari. » Elle s’engage ensuite dans cursus d’infirmière, mais ne supporte pas la condescendance et le machisme des médecins. « Ce n’est pas un truc pour moi, être dominée. » La jeune femme opte enfin pour un régendat en sciences et devient prof de bio. Elle l’était avant le viol, elle le restera ensuite mais abdiquera à 55 ans après un burn-out. Usée.

« Sur la fin, je n’en pouvais plus. J’en aurais bien tué quelques-uns, des profs et des élèves. J’ai souvent dû changer d’établissement au cours de ma carrière parce qu’après un certain moment, j’étais toujours assez mal à l’aise. On me regardait comme une bête curieuse. Vous imaginez? Femme, féministe, lesbienne et en plus violée… Le grand chelem. On ricanait dans mon dos. » Elle pense avoir laissé à ses élèves le souvenir d’une prof consciencieuse et d’une femme révoltée. Et si elle est consciente d’avoir pu susciter, par son parcours et son combat, l’admiration de certains – surtout parmi les filles – elle garde un souvenir douloureux des inscriptions qu’elle découvrait parfois sur les bancs : « Anne Tonglet = lesbienne = elle couche avec unetelle ».

« Sur Internet, les hommes se lâchent non pas comme des fauves, parce que les fauves ne sont pas comme ça… ils se lâchent comme des hommes. »

Après avoir pris sa retraitée anticipée, elle quitte l’enseignement sans regarder en arrière : elle vit son départ comme une libération. La moindre des mortifications qu’elle dût essuyer n’ayant pas été cette pétition de parents d’élèves qui espéraient la démettre de ses fonctions avant le procès – les signataires lui reprochant une notoriété par trop scabreuse, poisseuse souillure sur le crédit du très respectable enseignement bruxellois. « C’était un drame supplémentaire, notre célébrité, ça nous a mis une pression énorme. » De leur côté, leurs violeurs sont anonymisés. La presse de l’époque (et celle d’aujourd’hui), dans un singulier réflexe de protection, n’écrit généralement que les initiales de Serge Petrilli, Albert Mouglalis et Guy Roger. « Comme si c’était juste des pauvres types qui avaient fait une petite incartade et à qui il fallait donner la possibilité de se ranger, de refaire leur vie. »

Anne Tonglet ignore ce qu’ils sont devenus exactement, mais croit savoir que l’un d’eux a pu sortir de prison plus tôt que prévu à la suite de l’accouchement de sa femme. Vue d’ici, depuis la souffrance qui exsude visiblement par tous les pores de la peau tannée de cette dame de 70 ans, la peine paraît ridicule : six ans de prison pour le leader, Petrilli, quatre ans pour les autres. Mais, au moins, la justice a reconnu qu’il y avait eu viol.

Avant cette histoire, le terme ne désignait que la pénétration forcée pénis-vagin d’un homme sur une femme. Depuis, en France et en Belgique, il recouvre tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, sur quelqu’un qui n’y consent pas. « Mais je ne supporte plus le mot “consentement”, il est entaché de culpabilité pour les victimes, il les appelle à se justifier et occulte le fait que c’est le violeur, la cause du viol. »

Elle se rallie à l’opinion de l’écrivaine Virginie Despentes, qui ne cesse de rappeler en interview qu’il est absurde que les femmes passent leurs temps à parler de viol entre elles, alors que c’est le problème des hommes. La vraie question n’est pas, au fond, de savoir comment les femmes peuvent s’y prendre pour ne pas être violées, mais plutôt comment les hommes peuvent procéder pour cesser de violer.

« Mais les hommes ne progressent pas, ils tournent en rond, là où les femmes ont évolué. » Et si l’actualité récente la galvanise, elle remarque également que le franc n’est pas près de tomber chez tout le monde. «Je me fais régulièrement aborder dans la rue, même par des hommes très jeunes. Quand je leur dis qu’ils ne m’intéressent pas, qu’en plus je suis lesbienne, ils me répondent que c’est encore mieux. Ça les excite. L’autre jour, dans un bar, un homme a osé mettre la main sur mon genou, comme ça, sortie de nulle part. Je l’ai envoyé balader brutalement. Il ne comprenait pas le problème. Pourtant ce n’était pas un imbécile, il était ingénieur… Mais voilà, c’était un mec. »

La carte blanche signée par Catherine Deneuve et une centaine d’autres personnalités dans Le Monde sur la « liberté d’importuner » l’a beaucoup étonnée et déçue, d’autant que l’actrice faisait partie des soutiens aux deux victimes à l’époque du procès, à l’instar de Miou-Miou, Françoise Fabian ou Guy Bedos, qui médiatisaient leur cause et donnaient des galas en leur faveur. Anne Tonglet se souvient également que Georges Wolinski, caricaturiste tué dans l’attaque de Charlie Hebdo en 2015, versait de l’argent à l’association Choisir, qui prenait en charge certains frais liés à la procédure et au procès. Mais elle garde une dent « et même un dentier » contre lui. Et elle sort d’un classeur la photocopie d’un passage du livre Lettre ouverte à ma femme, où il écrivait ceci : « Tous les hommes ont des fantasmes de viol. J’en ai aussi, je l’avoue. […] Les deux jeunes Belges victimes de connards méditerranéens passèrent aussi à la maison. Elles étaient plutôt mignonnes. Elles ont dormi dans la chambre d’une de nos filles en vacances. Je me suis senti gêné comme si j’étais complice des voyous qui les avaient molestées puis violées. Les sachant à la salle de bains, je n’osais pas sortir de ma chambre de peur de les croiser dans le couloir. Après un moment, je décidai d’aller à la cuisine et en passant, je jetai tout de même un regard par la porte entrebâillée. L’une d’elles était étendue sur le lit, son peignoir ouvert laissait apercevoir une très jolie jambe nue. »

« Je ne supporte plus le mot “consentement”, il est entaché de culpabilité pour les victimes, il les appelle à se justifier et occulte le fait que c’est le violeur, la cause du viol. »

C’est peu de dire que ce chapitre a déplu à Anne Tonglet. « J’ai jamais plus pu voir Wolinski en peinture. Ce qu’il disait minimisait le viol. C’est toujours comme si nous hystérisions des broutilles. »

Elle ne laisse rien, plus rien passer, jamais. Et donne le sentiment d’être une femme sans épiderme. Tout ce qui l’effleure l’atteint et suscite une réaction radicale. Elle ne transige pas, ne sourit pas gentiment, elle ne fait pas semblant, elle n’a pas la temps. À l’heure où le féminisme mainstream se contorsionne dans tous les sens pour ne pas apparaître misandre, la septuagénaire s’en fiche pas mal de crisper les mâles.

De la politique, elle assène qu’elle est régie par les hommes, peu soucieux du sort des femmes – les a-t-on d’ailleurs entendus se saisir des grands enjeux actuels, dont tout le monde parle sauf eux? Elle ne pourrait adhérer à aucun parti et préfère s’associer au Conseil des femmes francophones et à l’Université des femmes, entre autres engagements.

Quand on lui parle des réseaux sociaux, dont elle est absente, elle déclare : « Je suis tellement contre le patriarcat que tout ce que les hommes inventent, je m’en méfie. Et Internet est une invention masculine. » Le harcèlement misogyne sur le Net, elle sait que cela existe, bien sûr. « C’est déjà difficile d’être une femme dans la vie de tous les jours, mais alors sur Internet… Je suis hypersensible. C’est une bonne chose car ça fait de moi une personne hyperlucide, mais ce n’est pas compatible avec les réseaux sociaux, qui s’inscrivent aussi plus largement dans une dictature de la surveillance. Sur Internet, les hommes se lâchent non pas comme des fauves, parce que les fauves ne sont pas comme ça… ils se lâchent comme des hommes. »

Aujourd’hui, Anne Tonglet vit au calme à la campagne, dans les Ardennes. Elle habite Hatrival, un village de Saint-Hubert. Se lève tôt, pour voir monter le soleil, entendre chanter les oiseaux et marcher pieds nus dans son petit jardin. Elle écrit, elle lit (« des ouvrages féministes surtout, beaucoup de choses sur le viol »), elle peint, s’occupe de son jardin, de ses chats, se promène dans les bois, aime s’imprégner du calme qui règne dans la nature. D’un silence sans humains.

Elle vit seule, après deux mariages et deux divorces. « Je ne veux plus avoir de compagne. Ça me pompe d’être en couple. J’aime ma solitude, je la bichonne. » Sa relation avec Araceli Catsellano n’a pas longtemps survécu au procès d’Aix- en-Provence. Il n’empêche qu’elle estime toujours beaucoup son ancienne compagne de galère qui, elle aussi, est toujours intérieurement dévorée par le drame de 1974. « Ça m’arrive encore de me trouver en état de sidération quand j’entends un homme crier ou une porte claquer… »

Jeune femme, elle a parfois songé à se faire justice elle-même, secouée par des pulsions meurtrières. Mais quarante ans après après le procès, sachant ce qu’elle sait, ayant traversé ce qu’elle a vécu, elle prétend qu’à refaire, elle referait tout pareil. Elle porterait plainte, elle se tournerait vers la justice, malgré l’insoutenable séquence qui a suivi. « De toute façon, ma vie est insoutenable. La vie de toutes les femmes est insoutenable. Citez-moi une seule femme qui a traversé l’existence en toute insouciance… » —

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