Entre les murs invisibles du confinement

Écrit en 1963 par Marlen Haushofer, une Autrichienne de 43 ans, « Le Mur invisible » est le roman dont il est urgent de s’emparer en ces temps bouleversés. Urgent au regard de sa grâce. Urgent au regard de la lumière qu'il jette sur notre actuel confinement.

Un évé­ne­ment sur­na­tu­rel arrive et ren­verse tout ce qu’on pen­sait savoir du monde. C’est ce qu’on appelle une expé­rience limite : une situa­tion si remar­quable qu’elle rend banales ou ordi­naires toutes les autres formes d’expérience. Celle que tra­verse l’héroïne du Mur invi­sible reste, quand on a eu la chance de le lire, l’objet d’un choc — et d’une fas­ci­na­tion qui ne s’efface pas. Le livre se rap­pelle à nous constam­ment depuis l’adoption du confi­ne­ment. Le mur invi­sible, c’est celui qui s’érige, l’espace d’une nuit, entre la nar­ra­trice du roman et le reste du monde. Invitée en début de prin­temps dans un cha­let de chasse, elle s’y réveille un matin mys­té­rieu­se­ment esseu­lée. Partie cher­cher âme qui vive sur un che­min au silence ahu­ris­sant, elle sent sa tête buter contre un obs­tacle indé­tec­table à l’œil nu.

« Une résis­tance lisse et froide à un endroit où il ne pou­vait y avoir que de l’air. » Plus de voix humaine à la radio, plus rien qui bouge dans la val­lée : la catas­trophe qui l’a inex­pli­ca­ble­ment épar­gnée semble, de l’autre côté de ce qu’il faut bien appe­ler un mur infran­chis­sable, d’une enver­gure sans pré­cé­dent — ne la décrit-elle pas comme un poi­son qui sévit sur l’entendue du ter­ri­toire ? « Cela ne pou­vait tout sim­ple­ment pas être vrai, de telles choses ne pou­vaient pas arri­ver et même si elles arri­vaient, ça ne pou­vait pas être dans un petit vil­lage de mon­tagne, ni en Autriche, ni en Europe. Je sais qu’il était ridi­cule de rai­son­ner ain­si, mais c’est ce que j’ai pen­sé à ce moment-là, c’est pour­quoi je ne veux pas le taire. »

Écrit et publié dans le contexte de la guerre froide (on y a vu, à l’époque, la tra­duc­tion du cau­che­mar de l’escalade mili­taire, et de la han­tise de voir sur­gir des armes sus­cep­tibles d’anéantir un pays entier), Le Mur invi­sible n’invite pas à un voyeu­risme d’apocalypse ou de déso­la­tion ; il s’agit plu­tôt d’un récit anti­spec­ta­cu­laire. Face à l’inconnu radi­cal (com­bien de temps ? pour­quoi ?), l’expérience de la nar­ra­trice fait l’effet d’un calme labo­ra­toire de luci­di­té sur l’espèce humaine, l’appréhension de la valeur d’une vie et l’expérience du temps.

« Face à l’inconnu radi­cal, l’expérience de la nar­ra­trice fait l’effet d’un calme labo­ra­toire de luci­di­té sur l’espèce humaine ».

Comme tout bon récit sur­vi­va­liste, le livre fas­cine en pre­mier lieu par la facul­té de résis­tance et de réor­ga­ni­sa­tion de son héroïne dans un espace-temps arbi­trai­re­ment sus­pen­du. Jour après jour, sai­son après sai­son, on la voit se vouer à une suite de tâches érein­tantes désor­mais ins­crites au calen­drier de sa sur­vie (les foins, la traite de la vache, la culture de pommes de terre et de hari­cots). Mais c’est tout son être-au monde qui est bou­le­ver­sé, et elle a besoin de le pen­ser — à quoi l’écriture, et la tenue d’un jour­nal de bord (celui-là même qu’on a sous les yeux), la pousse natu­rel­le­ment. « J’ai entre­pris cette tâche pour m’empêcher de fixer yeux grands ouverts le cré­pus­cule et d’avoir peur. »

Le carac­tère abso­lu­ment inédit de la situa­tion en empêche un sen­ti­ment d’expérience. Tout est à réin­ven­ter. À l’image de l’ancienne iden­ti­té de la nar­ra­trice, le modèle de socié­té (capi­ta­liste, inéga­li­taire, patriar­cale, éco­cide) dans lequel elle évo­luait sans le ques­tion­ner est deve­nu caduc avec une rapi­di­té affo­lante. « Maintenant que les hommes n’existent plus, les conduites de gaz, les cen­trales élec­triques et les oléo­ducs montrent leur vrai visage lamen­table. On en avait fait des dieux au lieu de s’en ser­vir comme objets d’usage. » Au milieu d’une nature lar­ge­ment indif­fé­rente qui reprend ses droits, on observe, médu­sé, le bal­let de réajus­te­ment de cette femme — ce réajus­te­ment à la volon­té consciente, à l’essentiel.

Aujourd’hui, le mur invi­sible est par­tout. Comment ne pas y pen­ser, à contem­pler un prin­temps inso­lent der­rière une vitre, à devi­ner les autres sous des masques ? Il fait bar­rière à l’ancienne vie nor­male, il rive cha­cun, cha­cune de nous à un hori­zon angois­sant de dis­tance, à la plus grande incer­ti­tude. Confinés certes, mais conti­nuel­le­ment abreu­vés, inter­con­nec­tés, sur-infor­més, enjoints à une pro­duc­ti­vi­té spé­ciale pour moment par­ti­cu­lier, nous bai­gnons dans un pré­sent satu­ré. Le confi­ne­ment à l’intérieur du confi­ne­ment guette, qui ferait presque regar­der la dure mais magni­fique robin­son­nade de l’héroïne de Marlen Haushofer comme un état d’avant — un fan­tasme de silence deve­nu impos­sible aujourd’hui.

Où trou­ver de l’espace pour inven­ter la suite ? « J’avais per­du l’ancien mais je n’avais pas encore gagné ce qui était nou­veau : ce nou­veau me res­tait inac­ces­sible mais je savais qu’il exis­tait. Je ne sais pour­quoi, cette pen­sée suf­fit à me rem­plir d’une sorte de joie timide. » Le Mur invi­sible n’est pas un anti­dote au confi­ne­ment, il n’est pas un diver­tis­se­ment pour s’en éva­der ; il agit en éclai­reur. Il revient de loin, répa­rer nos détresses et nous ques­tion­ner sur le monde dans lequel on accep­te­ra de ressortir. —