Serge Lipszyc : les coulisses d’une interview choc

Affaire Lipszyc, coulisses, rétroacte et suite au prochain épisode.

Au printemps dernier, Serge Lipszyc, le président du comité R, autrement dit le gendarme des services secrets belges, contacte la rédaction de Wilfried mag : il est en colère contre l’Etat et la classe politique, laquelle selon lui ne prend pas du tout la mesure du danger qui pèse sur la Belgique – espions russes et chinois à Bruxelles, militaires d’extrême droite qui infiltrent l’armée, autorités flamandes occupées à régionaliser en ‘stoem’ les services de renseignements… « En pleine déglingue, l’Etat belge n’est plus capable de protéger ses citoyens, notamment face à la menace terroriste », alerte-t-il. Il aimerait dérouler le fond de sa pensée devant Wilfried, intervenir dans la sphère médiatique, seul et peut-être ultime moyen, estime-t-il, de secouer le monde politique et informer le grand public. Conscient qu’en agissant de la sorte, en tant que haut fonctionnaire de l’Etat nommé par le parlement, il se met en danger.Je le rencontre une première fois à la fin du mois de mai, à la terrasse d’un petit restaurant italien. Phrases susurrées du bout des lèvres, regards furtifs autour de lui : je n’ai jamais su si c’était là sa façon naturelle de converser ou les précautions d’usage de l’homme en charge de surveiller les services de renseignements – qui eux-mêmes surveillent les agissements de l’armée, des civils et des pays étrangers, dans un jeu d’espions à vous rendre complètement parano. Nous nous retrouvons une deuxième fois au milieu du mois d’août, notamment parce qu’entre-temps l’affaire Jürgen Conings a décuplé l’inquiétude de Serge Lipszyc. Au cours de ce nouvel échange, le président du Comité R me fait comprendre que Jürgen Conings n’a peut-être été que la marionnette de militaires extrémistes et séparatistes qui voulaient déstabiliser l’Etat belge, et que ces militaires ont eu suffisamment d’influence pour vouer à l’échec la traque de Conings – qui pour rappel a impliqué durant plusieurs semaines des centaines de gendarmes et militaires, notamment allemands et luxembourgeois. « Quand vous voyez les moyens qui ont été déployés pour le retrouver, sans qu’on y parvienne… Ce qui est curieux, c’est que les services de renseignements militaires participaient à la recherche. Ils ont donc énormément investi. Ça renforce chez moi cette sensation désagréable… »Après ces deux discussions et à sa demande, j’envoie à Serge Lipszyc une première version de l’interview amenée à paraître dans le n°17 de Wilfried, chose que je ne pratique presque jamais, mais à laquelle j’ai consenti pour m’assurer que je n’avais violé aucune demande de « off » ni commis aucune erreur purement factuelle. Serge Lipszyc me contacte dans la foulée, très embarrassé : il me fait savoir que sa situation professionnelle s’est fortement fragilisée, qu’il est à présent sur un siège éjectable et que, si l’interview paraît telle quelle, le parlement ne se privera pas d’imprimer son C4. Il nous met dès lors en demeure d’annuler la parution de l’entretien qu’il avait lui-même sollicité. Après discussions avec le Conseil de déontologie journalistique et l’Association des journalistes professionnels, nous décidons de maintenir la publication sans apporter d’amendement majeur à l’article, au motif, entre autres, que l’intérêt public de l’information apportée dans cet article prime sur la protection de la source, et que nous ne souhaitons pas céder indirectement aux pressions des partis politiques. Las, Serge Lipszyc finit par assumer pleinement sa liberté de parole et l’entièreté de ses propos. « Alea jacta est », nous lance-t-il.Vendredi 22 octobre : parution du n°17 de Wilfried. Les médias relaient largement les moments forts de l’entretien. Dans les commentaires, certains saluent le courage rarissime d’un haut fonctionnaire de l’Etat, d’autres lui reprochent d’être sorti de sa réserve, voire de s’adonner à des insinuations sans fondement. Serge Lipszyc est auditionné en urgence par le parlement le mercredi 27 octobre, quatre heures d’interrogatoire à huis clos où les partis s’affrontent en deux blocs, ceux qui adoubent le lanceur d’alerte et ceux qui réclament sa tête. A l’issue de l’audition, il lui est demandé de remettre un rapport pour le lundi 8 novembre, dans lequel il devra étayer ses déclarations à Wilfried. Son avenir à la tête du Comité R reste très incertain.Ce mercredi 3 novembre, on apprend que des perquisitions viennent d’avoir lieu dans plusieurs casernes militaires de Belgique, de même qu’au sein du domicile privé de huit militaires, « pour une menace d’extrême droite au sein de l’armée ». Coïncidence ou non, cette intervention, à cinq jours de la deuxième audition de Serge Lipszyc devant le parlement, semble accréditer une partie des thèses du président du Comité R.Quelle que soit l’issue de cette affaire, je suis fier que Wilfried, magazine édité par une petite coopérative de presse détenue par ses 450 coopérateurs et coopératrices, s’invite une nouvelle fois dans le débat public et participe à le vivifier, en toute indépendance.Les premières lignes de l’interview dans Wilfried sont à lire ici.
Et voici un condensé des propos de Serge Lipszyc et des remous qu’ils ont causés.


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