Le voyage d’hiver

Drôle de bouclage.

Drôle d’année.

On achève ce numéro 14 comme on tire un trait sur 2020 : sans y croire.

[:fr]En temps ordinaire, un bouclage, ça vit, ça rit, ça stresse, ça tiraille, ça s’énerve (pas trop). On finit par des tope-là, des bien joué, des encore un de fait, des désolé si je me suis un peu emporté, mais tu vois, je suis obligé de jouer au mauvais flic, sinon on allait encore être en retard à l’imprimerie.

Là, non. On jette un dernier coup d’œil sur la couverture. On téléphone à Nicole de chez Snel, notre imprimerie, pour confirmer que les fichiers viennent d’être envoyés. Puis on reclape son écran. On descend boire une bière dans la cuisine. C’est fini. Extinction des feux. Sans tintamarre ni réjouissances.

On est vanné, mais pas libéré.

Drôle de monde.

Au printemps, déjà, le numéro 11 avait été bouclé intégralement en distanciel (une expression comme entrée par effraction dans notre vocabulaire). C’était peu agréable, peu pratique. Au moins était-on porté par l’élan des épreuves inédites. Les aléas nous avaient mis au pied du mur. On allait leur montrer de quel bois se chauffe Wilfried ! Pour le numéro 12, ça avait été pareil. Toujours aussi compliqué de concevoir un magazine sans contact, avec une équipe de coordination éparpillée entre Bruxelles et Namur, des graphistes assignés à résidence à Gand et Sint-Niklaas. Au moins goûtait-on déjà juin flamboyant, irradiant, la chaleur liquoreuse d’un été en pente douce qui s’annonçait. Le numéro 13 ? Pareil. Galère. On s’en souvient : il pleuvait des cordes cette semaine-là. L’humidité poisseuse, glacée, des pluies de novembre, mais on n’était qu’en octobre. Ah, l’été était loin. Quant à l’élan de l’inédit, il s’était depuis longtemps évanoui. Au moins restait-il la satisfaction d’avoir fait le job ? Il était plutôt pas mal, non, ce numéro ? Ce qui semblait inenvisageable, matériellement impossible, quelques mois plus tôt, on l’avait fait. T’y aurais cru, toi, il y a un an, qu’on pouvait fabriquer un magazine sans même se voir ? En faisant tout à distance : la conception du sommaire, le choix de la une, le choix des photos, la mise en page, les relectures… Moi, j’y aurais jamais cru. Il y avait, au bout de trois numéros à ce régime spartiate, la fierté, tout de même, qu’on y était arrivé.

Jusqu’à ce numéro 14, sortie prévue fin décembre, à ce moment de l’année où en temps ordinaire, chacun est éreinté, les nerfs à bout, consolé d’avance toutefois par une grande décompression qu’on appelle Noël ou autre, selon ses convictions et ses habitudes.

Mais nous n’étions pas en temps ordinaire.

L’impression de sortir d’un long hiver, alors qu’au contraire on y entrait.

Et si on y entrait résolument, et même gaiement, autant que faire se peut ?

Une hibernation qui serait un voyage au-dedans de soi, au contact du monde.

Chez les ours, quand l’hibernation touche à son terme, les corps sont amollis, les forces manquent, mais le printemps balbutiant galvanise l’instinct, le sang est comme régénéré. Si on faisait tout pour se l’octroyer, ce voyage d’hiver régénérant ? Se l’octroyer non pas en tant qu’individu, mais en tant que société, en tant qu’espèce. Une hibernation collective à l’abri de la trépidance et de l’agressivité.

L’hiver comme un refuge. De ces hivers rudes et accueillants que le dessinateur Comès savait si bien rendre. L’auteur des chefs-d’œuvre Silence et La belette est mort en 2013 là où il était né en 1942, à Sourbrodt, en bordure des Hautes-Fagnes. Décembre et janvier y sont plus intraitables que partout ailleurs en Belgique. Il n’a pas bougé. Dessinant en toute concentration les branches nues et les flocons drus.

En attendant le printemps.

 

« Le voyage d’hiver » est un roman d’Amélie Nothomb paru en 2009. « Voyage d’hiver » est aussi le titre d’un cycle de lieder pour piano et voix composé par Franz Schubert en 1827, et d’un roman de l’écrivain catalan Jaume Cabré publié en 2017.[:]


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