Le tueur du cross

Hannut, 1979
Auteur

 

Tapi derrière une palissade, le sang chargé de scotch et la carabine de cartouches de calibre .44 Magnum, Odon Renard, un jeune militaire désaxé transforma le sympathique cross de Hannut en champ de bataille. Joggeurs, secouristes, pompiers, victimes : à travers le regard des témoins du massacre, ce récit polyphonique raconte la stupeur dans ce qu’elle a de plus bref et de plus tragique.

Hannut, le 18 novembre 1979

Odon Renard

Odon était ins­tal­lé dans l’un des gros fau­teuils rouges du Watneys, un café anglais popu­laire de la ville. Ses lunettes de soleil posées sur le nez, il buvait son qua­trième verre de scotch. Six autres per­sonnes étaient pré­sentes dans le café. Odon leur par­lait, mais per­sonne ne sem­blait l’écouter. À Hannut, tout le monde le pre­nait pour un ori­gi­nal, voire pour un idiot. Il faut dire qu’adolescent à peine, Odon fut inter­né à plu­sieurs reprises dans un hôpi­tal psy­chia­trique à la demande de sa propre mère, inquiète du com­por­te­ment étrange de son fils. Lorsque, jeune adulte, il s’engagea comme capo­ral volon­taire à la base mili­taire de Beauvechain, elle crut à une amé­lio­ra­tion. Mais à l’armée aus­si, on s’alarma de son com­por­te­ment. Odon jouait avec des extinc­teurs, met­tait le feu à proxi­mi­té de véhi­cules ou encore se levait en plein milieu des repas pour chan­ter ou cou­rir. Quatre mois plus tôt, le méde­cin de la base avait esti­mé néces­saire de le faire inter­ner à nou­veau, cette fois dans un hôpi­tal mili­taire. Cela fai­sait aujourd’hui un peu plus d’un mois qu’Odon avait retrou­vé la liber­té. Et il comp­tait bien en pro­fi­ter. Il regar­da le fond de son verre vide. 

« Un cin­quième ! » ordon­na-t-il à Vital Lambot, le patron du café. 

À 25 ans à peine, Odon avait l’habitude de boire beau­coup. C’était d’ailleurs pro­ba­ble­ment l’une des seules choses que son père alcoo­lique lui avait trans­mises. Il ava­la rapi­de­ment son der­nier scotch, puis regar­da sa montre. Seize heures. Il se leva et enfi­la sa par­ka kaki. Il se tour­na vers les autres clients. 

« Aujourd’hui, je vais faire un car­ton », leur assu­ra-t-il. Mais per­sonne ne fit atten­tion à ses paroles. Après tout, il était à moi­tié fou.

Odon sor­tit du café et se diri­gea vers sa Datsun rouge. Sa pro­chaine étape était le cross de Hannut, un évé­ne­ment inter­na­tio­nal où plus d’un mil­lier de cou­reurs et de sup­por­ters seraient pré­sents. Le cross se dérou­lait sur un ter­rain de foot­ball, juste à côté de la pis­cine com­mu­nale. De là, les ath­lètes par­taient pour un par­cours qui tra­ver­sait la cam­pagne, la ville et les sous-bois. Odon avait pour inten­tion de se pos­ter sur le toit de la pis­cine, d’où, pen­sait-il, il aurait une meilleure vue sur l’événement. Il savait que cet endroit était acces­sible, car de nom­breux jeunes gar­çons se van­taient régu­liè­re­ment de s’y rendre afin d’observer les filles dans les ves­tiaires. Mais une fois arri­vé sur place, il fut rapi­de­ment rem­bar­ré par Émile Gabriel, l’un des orga­ni­sa­teurs du cross, qui l’empêcha d’escalader le bâtiment. 

Odon rebrous­sa che­min. Il contour­na la pis­cine et alla se pla­cer dans un champ de bet­te­raves voi­sin. Une palis­sade en béton sépa­rait le champ du ter­rain de foot­ball où se dérou­lait le cross. Un mor­ceau de la palis­sade était tom­bé et offrait une vue impec­cable sur l’événement. Tout en se posi­tion­nant, Odon repen­sa au film qu’il avait vu il y a peu à l’hôpital psy­chia­trique mili­taire. Un tueur dans la foule racon­tait l’histoire d’un fou qui se met­tait à tirer sur le public en plein match de foot­ball amé­ri­cain. Il savait qu’un tel acte le ren­drait célèbre. Alors il sor­tit son fusil, une cara­bine de chasse Winchester en vente libre, et com­men­ça à tirer.

« Aujourd’hui, je vais faire un car­ton », assu­ra-t-il aux clients du café. Mais per­sonne ne fit atten­tion à ses paroles. Après tout, il était à moi­tié fou.

Jean-Louis Craninx

Un poste de la Croix-Rouge avait été éta­bli dans les bâti­ments du club de foot­ball. Une dou­zaine de secou­ristes volon­taires étaient pré­sents. Du haut de ses 18 ans, Jean-Louis était l’un des plus jeunes. En paral­lèle de ses études, il était ren­tré deux ans plus tôt dans l’association. Il aimait le contact avec les gens, et c’était une manière pour lui de se rendre utile, à sa façon. Posté devant le bâti­ment, il sui­vait le cross en attente d’une entorse ou d’un malaise à soi­gner. Il fai­sait froid et plu­vieux, mais la fer­veur des spec­ta­teurs qui encou­ra­geaient les spor­tifs sem­blait réchauf­fer l’atmosphère. Au bord du ter­rain, cer­tains d’entre eux applau­dis­saient les meneurs de la course qui arri­vaient au loin, le visage rou­gi par l’effort et le froid.

Jean-Louis regar­dait les pre­miers cou­reurs fran­chir la ligne d’arrivée, quand tout à coup des bruits de pétards réson­nèrent sur le ter­rain. « Probablement des sup­por­ters », pen­sa-t-il. Mais face à lui, les pre­miers corps com­men­cèrent à tom­ber. Une seconde plus tard, l’ensemble du public déva­lait les gra­dins de la tri­bune pour fuir de tous côtés. Les gens criaient, tom­baient, cher­chaient leurs proches. Les parents se jetaient sur leurs enfants pour les pro­té­ger avec leur corps. 

D’instinct, Jean-Louis sai­sit un bran­card et se diri­gea vers un homme cou­ché au sol. Il se situait dans un petit abri en plexi­glas où s’asseyaient les entraî­neurs et les réser­vistes lors des matchs de foot­ball. L’adrénaline empê­cha Jean-Louis de se rendre compte qu’en allant soi­gner cet homme, il se diri­geait droit vers le tueur. Avec son binôme, un secou­riste plus âgé, ils s’agenouillèrent à côté du bles­sé afin de consta­ter ses bles­sures. Mais un coup tiré non loin de là les stop­pa net. La balle était venue frap­per le plexi­glas du petit abri qui les pro­té­geait, ren­dant la vitre opaque. Jean-Louis et son binôme se jetèrent au sol. 

Alors que les balles conti­nuaient à fendre l’air, Jean-Louis sen­tit une odeur qu’il connais­sait bien. C’était celle de la poudre à canon qui embau­mait l’air des par­ties de chasse durant les­quelles il jouait le rôle de rabat­teur. Si l’odeur était si forte, le tireur devait se trou­ver à quelques mètres à peine. Il fal­lait fuir. En pre­nant le risque d’aggraver ses bles­sures, il rou­la l’homme bles­sé sur le bran­card. Avec l’aide de son binôme, il le sou­le­va et déta­la le plus vite pos­sible vers le poste de secours, les balles conti­nuant à sif­fler autour d’eux. Il ne savait pas qu’en par­tant, il lais­sait der­rière lui le corps sans vie de Bernadette, 16 ans, morte quelques minutes plus tôt d’une balle dans la tête. 

 

Emmanuel Hoyez

Une dou­leur insup­por­table frap­pa Emmanuel au bras, là où le pro­jec­tile l’avait touché. 

Cette jour­née, pour­tant, avait tout pour être par­faite. Pour la pre­mière fois depuis qu’il fai­sait de l’athlétisme, ses parents avaient fait le che­min depuis Ans pour venir le voir en com­pé­ti­tion. Il avait cou­ru plus tôt dans la jour­née dans la caté­go­rie des 12 – 13 ans. Savoir que ses parents le regar­daient avait fait naître en lui un sen­ti­ment de fier­té que même la fine pluie et le ciel gris ne pou­vaient effacer.

Quelques minutes avant que les pre­miers coups de feu ne se fassent entendre, Emmanuel sui­vait la course des cou­reurs inter­na­tio­naux depuis la tri­bune du ter­rain de foot­ball. Pour lui et son frère de 19 ans, il s’agissait d’une oppor­tu­ni­té en or de voir des ath­lètes belges et étran­gers de haut niveau. Lorsque le pre­mier coup reten­tit, Emmanuel ne s’inquiéta pas. Il pen­sa qu’il devait s’agir de pétards, ou même du star­ter de la course qui aurait don­né un départ par erreur. Mais en tant que mili­taire, son père com­prit rapi­de­ment que quelque chose clo­chait. Quelques ins­tants plus tard, une balle de calibre .44 Magnum tra­ver­sa le bras de son fils.

Le père d’Emmanuel jeta sa femme et ses deux fils à terre. « Il faut partir ! »

À quatre pattes, ils sui­virent le sol­dat vers la sor­tie de la tri­bune. Dans le mou­ve­ment de panique qui agi­tait l’ensemble des sup­por­ters, le fils aîné fut sépa­ré de sa famille. Le père ne s’arrêta pas. Il n’y avait pas de temps à perdre, il fal­lait mettre Emmanuel en sécu­ri­té. Quitte à aban­don­ner son autre fils der­rière lui, blo­qué dans les gra­dins. Une fois sor­tis de la tri­bune, Emmanuel et ses parents se mirent à cou­rir en direc­tion de la route la plus proche. Son père se jeta en tra­vers de la voi­rie afin d’arrêter une voi­ture. En voyant le bras san­glant d’Emmanuel, le chauf­feur ouvrit pré­ci­pi­tam­ment la por­tière afin de les lais­ser entrer. Emmanuel s’assit sur la ban­quette arrière, et la voi­ture démar­ra. Il ne savait pas où ils allaient, mais peu lui impor­tait pour­vu qu’il s’éloigne le plus pos­sible de cette tribune. 

Après avoir par­cou­ru quelques cen­taines de mètres, la voi­ture croi­sa une ambulance.

« Arrêtez-vous ! » ordon­na le père d’Emmanuel.

Il sai­sit son fils par le bras indemne, sor­tit de la voi­ture et fit signe à l’ambulance de s’arrêter. Emmanuel fut pris en charge par des méde­cins qui l’installèrent sur la civière. Alors qu’ils se diri­geaient vers l’hôpital, on pou­vait entendre au loin les sirènes des dizaines d’autres ambu­lances qui fon­çaient vers le lieu de la tuerie.

 

André Viroux

« Il y a un homme der­rière la palis­sade, à côté de la tri­bune ! C’est lui qui tire ! » s’écria un homme en cou­rant. André et ses col­lègues Léon et Maurice se trou­vaient au milieu du ter­rain de foot­ball. Les trois hommes fai­saient par­tie des pom­piers qui assu­raient la sécu­ri­té de l’événement, en sou­tien des gardes cham­pêtres de la ville. Lorsque les pre­miers coups de feu avaient reten­ti, ces der­niers avaient tous déguer­pi. André et ses col­lègues avaient alors com­pris qu’il fau­drait prendre les choses en main s’ils vou­laient stop­per le tireur. Ils regar­dèrent dans la direc­tion poin­tée par l’homme. Non loin de la tri­bune, en effet, on pou­vait aper­ce­voir le canon d’un fusil dépas­ser légè­re­ment d’un trou dans la palis­sade en béton. Sans réflé­chir plus long­temps, les trois col­lègues s’élancèrent dans la direc­tion du tueur. 

Alors que Léon et Maurice se diri­geaient vers l’endroit où l’on pou­vait aper­ce­voir la cara­bine, André prit à droite afin de contour­ner la palis­sade. Lorsqu’il fut pas­sé de l’autre côté du ter­rain de foot­ball, il s’arrêta net. Le tireur ne se trou­vait qu’une ving­taine de mètres plus loin. André devait évi­ter tout bruit qui pour­rait l’alerter. Dans le silence, il obser­va le visage concen­tré du meur­trier. Soudain, quelque chose le frap­pa. Il connais­sait cet homme. « Les gars ! lan­ça-t-il à ses col­lègues. C’est Odon ! Odon Renard ! »

 

Léon Bernard

Léon et Maurice étaient pla­qués contre la palis­sade, à quelques dizaines de cen­ti­mètres seule­ment du tueur. Léon se déca­la légè­re­ment afin de pou­voir aper­ce­voir le visage de l’homme à tra­vers la dalle de béton man­quante. C’était bien Odon. 

Les quatre hommes s’étaient ren­con­trés à la caserne. Odon Renard y avait mené une brève car­rière de pom­pier volon­taire avant d’être ren­voyé, jugé trop dan­ge­reux. Il avait notam­ment pour habi­tude de tirer, par jeu, tous les tuyaux des camions. Léon savait que l’homme était fou, mais il savait aus­si qu’il ne tire­rait pas sur d’anciens col­lègues. Il s’approcha un peu plus et lui cria : 

« Odon ! Arrête tes conne­ries maintenant ! »

« Je tire une der­nière salve et puis j’arrête ! » répon­dit Odon tout en conti­nuant à tirer.

À court de muni­tions, il bais­sa légè­re­ment son arme afin de la rechar­ger. En fai­sant cela, il ne se ren­dit pas compte qu’il la lais­sait dépas­ser d’une tren­taine de cen­ti­mètres de sa cachette. Sans perdre une seconde, Maurice se jeta en avant et sai­sit le canon bouillant de la cara­bine. Profitant de la stu­pé­fac­tion du tueur, Léon s’avança pré­ci­pi­tam­ment et l’attrapa par le cou.

« Viroux ! s’écria-t-il en direc­tion d’André. Viens m’aider ! »

André Viroux accou­rut de l’autre côté de la palis­sade. Il attra­pa Odon par der­rière et le fit bas­cu­ler sur le ter­rain de football. 

C’était fini. Le tueur avait été arrê­té. Plus per­sonne ne serait bles­sé, plus per­sonne ne mour­rait. Alors que Léon redres­sait Odon en le tenant fer­me­ment, un silence abso­lu s’abattit sur le ter­rain. Pendant de longues secondes, plus per­sonne n’osa bou­ger. Puis sou­dain, ce fut comme si la folie avait gagné les ath­lètes et les spec­ta­teurs. Des dizaines d’entre eux se mirent à cou­rir vers Odon Renard avec une seule idée en tête : lui faire du mal. Ils se mirent à le frap­per, à le tirer, à lui don­ner des coups de chaus­sures à cram­pons dans le visage. Même cer­tains hommes poli­tiques ou membres de familles influentes se joi­gnaient au lyn­chage, la haine défor­mant leurs traits d’habitude si bien contrôlés. 

Léon Bernard, qui tenait tou­jours Odon à bout de bras, reçut de nom­breux coups per­dus. Ce que l’homme avait com­mis était impar­don­nable, mais son rôle était de le pro­té­ger de ses agres­seurs. Il cher­cha de l’aide autour de lui. Quelques mètres plus loin se trou­vait Bruno Heureux, l’un des orga­ni­sa­teurs du cross. Il était grand et fort ; Léon savait que lui pour­rait emme­ner le tueur en toute sécurité. 

 

Bruno Heureux

Bruno empoi­gna Odon et le tira des mains de Léon Bernard. Sa car­rure impo­sante ne décou­ra­gea pas les spec­ta­teurs, qui conti­nuèrent à frap­per le tueur. Du coin de l’œil, Bruno vit une tache écar­late se for­mer sur sa veste blanche. C’était le sang qui s’écoulait du visage du tueur. D’un pas déci­dé, il tra­ver­sa le ter­rain de foot­ball afin de rejoindre les poli­ciers pos­tés plus loin. 

« Au secours ! S’il vous plaît ! » cria une voix fémi­nine sur sa droite.

Bruno tour­na la tête. Une femme en pleurs ser­rait de ses mains son ventre, sur lequel une tache rouge sombre sem­blait s’étendre. Il aurait vou­lu lui por­ter secours, mais ne pou­vait prendre le risque de relâ­cher Odon. Il conti­nua son che­min et arri­va fina­le­ment au four­gon des poli­ciers, aux­quels il remit l’homme. 

Lorsque le pre­mier coup reten­tit, Emmanuel ne s’inquiéta pas. Il pen­sa qu’il devait s’agir de pétards, ou même du star­ter de la course qui aurait don­né un départ par erreur. Mais en tant que mili­taire, son père com­prit rapi­de­ment que quelque chose clo­chait. Quelques ins­tants plus tard, une balle de calibre .44 Magnum tra­ver­sa le bras de son fils.

L’organisateur repar­tit vers le ter­rain de foot­ball. La femme bles­sée au ventre avait été prise en charge. Les tri­bunes, au loin, étaient macu­lées de sang. Bruno se diri­gea vers les ves­tiaires, où un poste de secours avait été impro­vi­sé. En entrant, il se retrou­va face à une jeune fille allon­gée sur une table, le des­sus des vête­ments arra­chés. Une balle lui avait tra­ver­sé le dos, attei­gnant les organes vitaux. Des hommes se relayaient afin de lui faire un mas­sage car­diaque. Bruno se rai­dit. Il connais­sait cette fille. C’était une élève de sa femme, qui accueillait par­fois chez eux des étu­diants en conflit avec leurs parents. Elle par­lait par­fai­te­ment le néer­lan­dais et l’anglais, et Bruno lui avait deman­dé de venir afin de pou­voir com­mu­ni­quer avec les ath­lètes étran­gers. Immédiatement, il se joi­gnit aux autres afin de ten­ter de la rani­mer. Un méde­cin venu par­ti­ci­per au cross en tant qu’athlète diri­geait les opé­ra­tions. Ils se relayèrent durant de longues minutes, l’espoir de la main­te­nir en vie inhi­bant leur fatigue. Jusqu’au moment où le méde­cin décla­ra à mi-voix : « C’est fini. Elle est partie. »

Bruno sen­tit son cœur tom­ber dans sa poi­trine. La culpa­bi­li­té lui déchi­rait les entrailles. S’il ne l’avait pas invi­tée, elle ne se serait pas retrou­vée sur cette table. Il s’approcha len­te­ment afin de regar­der pour la der­nière fois son visage. 

Il s’était trom­pé. Cette jeune fille n’était pas l’élève de sa femme. Elle serait plus tard iden­ti­fiée comme Helena Verhofstadt, 24 ans, épouse d’un cou­reur namurois. 

Ce que Bruno res­sen­tit à ce moment-là, il eut honte de le dire, c’était du soulagement. 

 

André Bernard

André Bernard sor­tit de l’autoroute et prit la direc­tion de la pis­cine de Hannut, où s’était dérou­lé le cross. Il était depuis long­temps gen­darme dans la petite ville, mais seuls les gardes cham­pêtres et les pom­piers avaient été appe­lés afin d’assurer la sécu­ri­té de l’événement. André avait pro­fi­té de sa jour­née de congé pour rendre visite à sa famille à Bruxelles.

Dans le salon, la télé­vi­sion était res­tée allu­mée. André y sui­vait d’un œil dis­trait la retrans­mis­sion du cross de Hannut tout en dis­cu­tant avec ses proches, quand les pre­miers coups de feu avaient reten­ti. Quelques secondes plus tard, le direct avait été coupé.

André se gara à proxi­mi­té de la pis­cine. Personne ne lui avait deman­dé de venir, mais il vou­lait consta­ter de ses propres yeux ce qu’il avait aper­çu à la télé­vi­sion une heure plus tôt. Un peu moins d’une cen­taine de per­sonnes étaient encore pré­sentes sur le ter­rain de foot­ball. Les autres avaient fui. Des secou­ristes soi­gnaient les der­niers bles­sés. La tris­tesse et la colère sem­blaient se mêler dans la foule. Certains pleu­raient les vic­times, d’autres vou­laient la peau du tueur. 

Écœuré par ce spec­tacle mor­bide, André reprit le volant jusqu’au poste de gen­dar­me­rie de Hannut, où il habi­tait et où le tueur avait été emme­né. Une foule de curieux était amas­sée devant l’entrée du bâti­ment, cha­cun vou­lant en apprendre davan­tage sur les cir­cons­tances du drame. André se fraya un che­min et il rejoi­gnit ses col­lègues à l’intérieur. L’ambiance était lourde. Il fut rapi­de­ment brie­fé sur les pre­mières infor­ma­tions dont dis­po­saient les forces de l’ordre : Odon Renard, qui habi­tait depuis tou­jours à côté de la gen­dar­me­rie, avait tiré sur la foule au cross de Hannut, tuant deux per­sonnes et en bles­sant une ving­taine d’autres. 

André se diri­gea vers les cachots. Dans l’une des cel­lules, il recon­nut immé­dia­te­ment son voi­sin. Assis sur le bord d’un lit en métal, un seau entre les jambes, il lais­sait cou­ler le sang qui s’échappait de son nez bles­sé par les spectateurs.

 

Pendant de longues secondes, plus per­sonne n’osa bou­ger. Puis sou­dain, ce fut comme si la folie avait gagné les ath­lètes et les spec­ta­teurs. Des dizaines d’entre eux se mirent à cou­rir vers Odon Renard avec une seule idée en tête : lui faire du mal.

 

 

Carine Daxhelet

Mais elle était du monde, où les plus belles choses

Ont le pire destin ;

Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,

L’espace d’un matin.

 

Ces quelques vers de François Malherbe étaient gra­vés dans la mémoire de Carine. Elle et les autres filles de la classe les avaient appris quelques semaines plus tôt.

Le temps pas­sait, mais la dou­leur était tou­jours omni­pré­sente. Carine avait l’impression que c’était hier seule­ment que l’appel de son amie Marie-Françoise avait tout fait basculer.

« Carine. Bernadette Fraiture… Elle est morte au cross. Il faut que tu pré­viennes Christine. »

Christine était sa voi­sine, et la meilleure amie de Bernadette. Quand Carine lui avait annon­cé le décès de Bernadette, elle en igno­rait encore les cir­cons­tances. Elle s’imaginait une chute, un malaise peut-être. 

Le len­de­main à l’école, tout le monde connais­sait les détails de l’histoire. Bernadette était venue voir en secret son petit ami au cross de Hannut. Une balle tirée par un fou, ins­pi­ré par un film, lui avait tra­ver­sé la boîte crânienne. 

La pre­mière heure de cours sem­blait tout droit sor­tie d’un cau­che­mar. Personne ne réa­li­sait encore ce qu’il s’était pas­sé. Surtout, per­sonne ne pou­vait détour­ner ses yeux de la chaise vide qu’était cen­sée occu­per Bernadette.

Certains pro­fes­seurs ne don­nèrent pas cours, d’autres auto­ri­sèrent les filles à quit­ter la classe si elles en res­sen­taient le besoin. 

Dans les semaines qui sui­virent, les résul­tats chu­tèrent consi­dé­ra­ble­ment pour l’ensemble des filles de la classe. À Noël, les bul­le­tins étaient catas­tro­phiques. Mais ensei­gnants et parents savaient qu’elles fini­raient, petit à petit, par remon­ter la pente.

Ce qu’elles firent. Après quelques mois, Bernadette ces­sa d’être la pre­mière per­sonne à laquelle pen­sait Carine en se levant. Des rires se remirent à réson­ner dans les murs de la classe. Les notes remon­tèrent peu à peu. 

La place de Bernadette res­ta vide pour toujours. 

 

Épilogue

Le 18 novembre 1979, deux per­sonnes furent tuées par Odon Renard. Vingt-six autres furent bles­sées, à des degrés de gra­vi­té variables. 

En 1982, le conseil de guerre se basa sur des rap­ports d’experts psy­chia­triques pour décla­rer qu’Odon Renard souf­frait d’un dés­équi­libre mani­feste, mais que ce der­nier ne fran­chis­sait pas le seuil de la démence. Autrement dit, sa san­té men­tale ne pou­vait jus­ti­fier l’atrocité de son acte. Il fut condam­né à des tra­vaux for­cés à per­pé­tui­té. Quelques années plus tard, il fut inter­né à l’hôpital psy­chia­trique de Paifve, dans la pro­vince de Liège. Il y réside encore aujourd’hui.

Un monu­ment com­mé­mo­ra­tif fut éri­gé sur le lieu de la tue­rie : une croix blanche sur laquelle on peut lire les noms de Bernadette Fraiture et d’Helena Verhofstadt. Le cross des écoles de la ville de Hannut fut quant à lui renom­mé en mémoire de Bernadette Fraiture.

L’acte d’Odon Renard marque aujourd’hui encore for­te­ment les esprits des Hannutois. Les tue­ries de masse étaient à l’époque raris­simes en Europe. Jamais un évé­ne­ment d’une si grande ampleur n’avait eu lieu dans la petite ville. Chacun a été tou­ché, de près ou de loin.x

Non loin de la tri­bune, on pou­vait aper­ce­voir le canon d’un fusil dépas­ser d’un trou dans la palis­sade en béton. Sans réflé­chir, les trois col­lègues s’élancèrent dans la direc­tion du tueur.

 

 

Mot de la journaliste

 

Mes entre­tiens avec les dif­fé­rents témoins de la tue­rie du cross de Hannut m’ont conduite vers des inter­lo­cu­teurs et inter­lo­cu­trices aux pro­fils variés. L’un d’eux affirme que, pré­sent au cross le 18 novembre 1979, il aurait aidé Léon Bernard à désar­mer Odon Renard. Cette ver­sion des faits qu’il défend depuis des années a fini par trou­ver une réso­nance au sein de nom­breux médias, qui le pré­sentent comme « l’homme qui a désar­mé le tueur ». En 2019, lors de la com­mé­mo­ra­tion pour les qua­rante ans de la tue­rie, l’homme en ques­tion a même été mis à l’honneur par la ville de Hannut. Il y était pré­sen­té comme la per­sonne ayant per­mis, avec Léon Bernard, d’arrêter le tueur. 

Une injus­tice, selon trois des pro­ta­go­nistes de ce fait divers (Léon Bernard, André Viroux et Bruno Heureux), qui assurent cha­cun — et sans avoir enten­du la ver­sion des autres pro­ta­go­nistes — que cet homme n’a en aucun cas par­ti­ci­pé à l’arrestation du tueur. Il serait arri­vé par la suite et aurait même frap­pé Odon Renard au visage à l’aide de ses chaus­sures à crampons. 

Une pro­cé­dure va être lan­cée par Léon Bernard auprès de la com­mune de Hannut dans le but de réta­blir ce qu’il estime être la véri­té au sujet des véri­tables « héros » de cette histoire. 

 

Nos sources : Léon Bernard, pom­pier qui a désar­mé Odon Renard ; André Viroux, pom­pier qui a aidé Léon Bernard à désar­mer Odon Renard ; Jean-Louis Craninx, secou­riste de la Croix-Rouge pré­sent le jour de la tue­rie ; Carine Daxhelet, amie de classe de Bernadette Fraiture ; Noël Legros, pré­sident du club d’athlétisme ; Henri Romainville, coor­ga­ni­sa­teur du cross ; Bruno Heureux, coor­ga­ni­sa­teur du cross qui a remis le tueur à la police ; Luc Laruelle, membre de la com­mis­sion d’histoire locale de Hannut ; Marie Degroot, pré­sente lors du cross et ayant croi­sé le tueur ; Claudette Rigot, cliente du Watneys ; Daniel Jordan, poli­cier ; Martine Robert, amie de Chantal Fraiture, sœur de la vic­time ; André Bernard, ancien gen­darme de Hannut ; Emmanuel Bernard, fils d’André Bernard ; Emmanuel Hoyez, bles­sé par balles lors du cross ; Jacqueline Materne, vic­time de traumatisme.

 

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