Tapi derrière une palissade, le sang chargé de scotch et la carabine de cartouches de calibre .44 Magnum, Odon Renard, un jeune militaire désaxé transforma le sympathique cross de Hannut en champ de bataille. Joggeurs, secouristes, pompiers, victimes : à travers le regard des témoins du massacre, ce récit polyphonique raconte la stupeur dans ce qu’elle a de plus bref et de plus tragique.
Hannut, le 18 novembre 1979
Odon Renard
Odon était installé dans l’un des gros fauteuils rouges du Watneys, un café anglais populaire de la ville. Ses lunettes de soleil posées sur le nez, il buvait son quatrième verre de scotch. Six autres personnes étaient présentes dans le café. Odon leur parlait, mais personne ne semblait l’écouter. À Hannut, tout le monde le prenait pour un original, voire pour un idiot. Il faut dire qu’adolescent à peine, Odon fut interné à plusieurs reprises dans un hôpital psychiatrique à la demande de sa propre mère, inquiète du comportement étrange de son fils. Lorsque, jeune adulte, il s’engagea comme caporal volontaire à la base militaire de Beauvechain, elle crut à une amélioration. Mais à l’armée aussi, on s’alarma de son comportement. Odon jouait avec des extincteurs, mettait le feu à proximité de véhicules ou encore se levait en plein milieu des repas pour chanter ou courir. Quatre mois plus tôt, le médecin de la base avait estimé nécessaire de le faire interner à nouveau, cette fois dans un hôpital militaire. Cela faisait aujourd’hui un peu plus d’un mois qu’Odon avait retrouvé la liberté. Et il comptait bien en profiter. Il regarda le fond de son verre vide.
« Un cinquième ! » ordonna-t-il à Vital Lambot, le patron du café.
À 25 ans à peine, Odon avait l’habitude de boire beaucoup. C’était d’ailleurs probablement l’une des seules choses que son père alcoolique lui avait transmises. Il avala rapidement son dernier scotch, puis regarda sa montre. Seize heures. Il se leva et enfila sa parka kaki. Il se tourna vers les autres clients.
« Aujourd’hui, je vais faire un carton », leur assura-t-il. Mais personne ne fit attention à ses paroles. Après tout, il était à moitié fou.
Odon sortit du café et se dirigea vers sa Datsun rouge. Sa prochaine étape était le cross de Hannut, un événement international où plus d’un millier de coureurs et de supporters seraient présents. Le cross se déroulait sur un terrain de football, juste à côté de la piscine communale. De là, les athlètes partaient pour un parcours qui traversait la campagne, la ville et les sous-bois. Odon avait pour intention de se poster sur le toit de la piscine, d’où, pensait-il, il aurait une meilleure vue sur l’événement. Il savait que cet endroit était accessible, car de nombreux jeunes garçons se vantaient régulièrement de s’y rendre afin d’observer les filles dans les vestiaires. Mais une fois arrivé sur place, il fut rapidement rembarré par Émile Gabriel, l’un des organisateurs du cross, qui l’empêcha d’escalader le bâtiment.
Odon rebroussa chemin. Il contourna la piscine et alla se placer dans un champ de betteraves voisin. Une palissade en béton séparait le champ du terrain de football où se déroulait le cross. Un morceau de la palissade était tombé et offrait une vue impeccable sur l’événement. Tout en se positionnant, Odon repensa au film qu’il avait vu il y a peu à l’hôpital psychiatrique militaire. Un tueur dans la foule racontait l’histoire d’un fou qui se mettait à tirer sur le public en plein match de football américain. Il savait qu’un tel acte le rendrait célèbre. Alors il sortit son fusil, une carabine de chasse Winchester en vente libre, et commença à tirer.
« Aujourd’hui, je vais faire un carton », assura-t-il aux clients du café. Mais personne ne fit attention à ses paroles. Après tout, il était à moitié fou.
Jean-Louis Craninx
Un poste de la Croix-Rouge avait été établi dans les bâtiments du club de football. Une douzaine de secouristes volontaires étaient présents. Du haut de ses 18 ans, Jean-Louis était l’un des plus jeunes. En parallèle de ses études, il était rentré deux ans plus tôt dans l’association. Il aimait le contact avec les gens, et c’était une manière pour lui de se rendre utile, à sa façon. Posté devant le bâtiment, il suivait le cross en attente d’une entorse ou d’un malaise à soigner. Il faisait froid et pluvieux, mais la ferveur des spectateurs qui encourageaient les sportifs semblait réchauffer l’atmosphère. Au bord du terrain, certains d’entre eux applaudissaient les meneurs de la course qui arrivaient au loin, le visage rougi par l’effort et le froid.
Jean-Louis regardait les premiers coureurs franchir la ligne d’arrivée, quand tout à coup des bruits de pétards résonnèrent sur le terrain. « Probablement des supporters », pensa-t-il. Mais face à lui, les premiers corps commencèrent à tomber. Une seconde plus tard, l’ensemble du public dévalait les gradins de la tribune pour fuir de tous côtés. Les gens criaient, tombaient, cherchaient leurs proches. Les parents se jetaient sur leurs enfants pour les protéger avec leur corps.
D’instinct, Jean-Louis saisit un brancard et se dirigea vers un homme couché au sol. Il se situait dans un petit abri en plexiglas où s’asseyaient les entraîneurs et les réservistes lors des matchs de football. L’adrénaline empêcha Jean-Louis de se rendre compte qu’en allant soigner cet homme, il se dirigeait droit vers le tueur. Avec son binôme, un secouriste plus âgé, ils s’agenouillèrent à côté du blessé afin de constater ses blessures. Mais un coup tiré non loin de là les stoppa net. La balle était venue frapper le plexiglas du petit abri qui les protégeait, rendant la vitre opaque. Jean-Louis et son binôme se jetèrent au sol.
Alors que les balles continuaient à fendre l’air, Jean-Louis sentit une odeur qu’il connaissait bien. C’était celle de la poudre à canon qui embaumait l’air des parties de chasse durant lesquelles il jouait le rôle de rabatteur. Si l’odeur était si forte, le tireur devait se trouver à quelques mètres à peine. Il fallait fuir. En prenant le risque d’aggraver ses blessures, il roula l’homme blessé sur le brancard. Avec l’aide de son binôme, il le souleva et détala le plus vite possible vers le poste de secours, les balles continuant à siffler autour d’eux. Il ne savait pas qu’en partant, il laissait derrière lui le corps sans vie de Bernadette, 16 ans, morte quelques minutes plus tôt d’une balle dans la tête.
Emmanuel Hoyez
Une douleur insupportable frappa Emmanuel au bras, là où le projectile l’avait touché.
Cette journée, pourtant, avait tout pour être parfaite. Pour la première fois depuis qu’il faisait de l’athlétisme, ses parents avaient fait le chemin depuis Ans pour venir le voir en compétition. Il avait couru plus tôt dans la journée dans la catégorie des 12 – 13 ans. Savoir que ses parents le regardaient avait fait naître en lui un sentiment de fierté que même la fine pluie et le ciel gris ne pouvaient effacer.
Quelques minutes avant que les premiers coups de feu ne se fassent entendre, Emmanuel suivait la course des coureurs internationaux depuis la tribune du terrain de football. Pour lui et son frère de 19 ans, il s’agissait d’une opportunité en or de voir des athlètes belges et étrangers de haut niveau. Lorsque le premier coup retentit, Emmanuel ne s’inquiéta pas. Il pensa qu’il devait s’agir de pétards, ou même du starter de la course qui aurait donné un départ par erreur. Mais en tant que militaire, son père comprit rapidement que quelque chose clochait. Quelques instants plus tard, une balle de calibre .44 Magnum traversa le bras de son fils.
Le père d’Emmanuel jeta sa femme et ses deux fils à terre. « Il faut partir ! »
À quatre pattes, ils suivirent le soldat vers la sortie de la tribune. Dans le mouvement de panique qui agitait l’ensemble des supporters, le fils aîné fut séparé de sa famille. Le père ne s’arrêta pas. Il n’y avait pas de temps à perdre, il fallait mettre Emmanuel en sécurité. Quitte à abandonner son autre fils derrière lui, bloqué dans les gradins. Une fois sortis de la tribune, Emmanuel et ses parents se mirent à courir en direction de la route la plus proche. Son père se jeta en travers de la voirie afin d’arrêter une voiture. En voyant le bras sanglant d’Emmanuel, le chauffeur ouvrit précipitamment la portière afin de les laisser entrer. Emmanuel s’assit sur la banquette arrière, et la voiture démarra. Il ne savait pas où ils allaient, mais peu lui importait pourvu qu’il s’éloigne le plus possible de cette tribune.
Après avoir parcouru quelques centaines de mètres, la voiture croisa une ambulance.
« Arrêtez-vous ! » ordonna le père d’Emmanuel.
Il saisit son fils par le bras indemne, sortit de la voiture et fit signe à l’ambulance de s’arrêter. Emmanuel fut pris en charge par des médecins qui l’installèrent sur la civière. Alors qu’ils se dirigeaient vers l’hôpital, on pouvait entendre au loin les sirènes des dizaines d’autres ambulances qui fonçaient vers le lieu de la tuerie.
André Viroux
« Il y a un homme derrière la palissade, à côté de la tribune ! C’est lui qui tire ! » s’écria un homme en courant. André et ses collègues Léon et Maurice se trouvaient au milieu du terrain de football. Les trois hommes faisaient partie des pompiers qui assuraient la sécurité de l’événement, en soutien des gardes champêtres de la ville. Lorsque les premiers coups de feu avaient retenti, ces derniers avaient tous déguerpi. André et ses collègues avaient alors compris qu’il faudrait prendre les choses en main s’ils voulaient stopper le tireur. Ils regardèrent dans la direction pointée par l’homme. Non loin de la tribune, en effet, on pouvait apercevoir le canon d’un fusil dépasser légèrement d’un trou dans la palissade en béton. Sans réfléchir plus longtemps, les trois collègues s’élancèrent dans la direction du tueur.
Alors que Léon et Maurice se dirigeaient vers l’endroit où l’on pouvait apercevoir la carabine, André prit à droite afin de contourner la palissade. Lorsqu’il fut passé de l’autre côté du terrain de football, il s’arrêta net. Le tireur ne se trouvait qu’une vingtaine de mètres plus loin. André devait éviter tout bruit qui pourrait l’alerter. Dans le silence, il observa le visage concentré du meurtrier. Soudain, quelque chose le frappa. Il connaissait cet homme. « Les gars ! lança-t-il à ses collègues. C’est Odon ! Odon Renard ! »
Léon Bernard
Léon et Maurice étaient plaqués contre la palissade, à quelques dizaines de centimètres seulement du tueur. Léon se décala légèrement afin de pouvoir apercevoir le visage de l’homme à travers la dalle de béton manquante. C’était bien Odon.
Les quatre hommes s’étaient rencontrés à la caserne. Odon Renard y avait mené une brève carrière de pompier volontaire avant d’être renvoyé, jugé trop dangereux. Il avait notamment pour habitude de tirer, par jeu, tous les tuyaux des camions. Léon savait que l’homme était fou, mais il savait aussi qu’il ne tirerait pas sur d’anciens collègues. Il s’approcha un peu plus et lui cria :
« Odon ! Arrête tes conneries maintenant ! »
« Je tire une dernière salve et puis j’arrête ! » répondit Odon tout en continuant à tirer.
À court de munitions, il baissa légèrement son arme afin de la recharger. En faisant cela, il ne se rendit pas compte qu’il la laissait dépasser d’une trentaine de centimètres de sa cachette. Sans perdre une seconde, Maurice se jeta en avant et saisit le canon bouillant de la carabine. Profitant de la stupéfaction du tueur, Léon s’avança précipitamment et l’attrapa par le cou.
« Viroux ! s’écria-t-il en direction d’André. Viens m’aider ! »
André Viroux accourut de l’autre côté de la palissade. Il attrapa Odon par derrière et le fit basculer sur le terrain de football.
C’était fini. Le tueur avait été arrêté. Plus personne ne serait blessé, plus personne ne mourrait. Alors que Léon redressait Odon en le tenant fermement, un silence absolu s’abattit sur le terrain. Pendant de longues secondes, plus personne n’osa bouger. Puis soudain, ce fut comme si la folie avait gagné les athlètes et les spectateurs. Des dizaines d’entre eux se mirent à courir vers Odon Renard avec une seule idée en tête : lui faire du mal. Ils se mirent à le frapper, à le tirer, à lui donner des coups de chaussures à crampons dans le visage. Même certains hommes politiques ou membres de familles influentes se joignaient au lynchage, la haine déformant leurs traits d’habitude si bien contrôlés.
Léon Bernard, qui tenait toujours Odon à bout de bras, reçut de nombreux coups perdus. Ce que l’homme avait commis était impardonnable, mais son rôle était de le protéger de ses agresseurs. Il chercha de l’aide autour de lui. Quelques mètres plus loin se trouvait Bruno Heureux, l’un des organisateurs du cross. Il était grand et fort ; Léon savait que lui pourrait emmener le tueur en toute sécurité.
Bruno Heureux
Bruno empoigna Odon et le tira des mains de Léon Bernard. Sa carrure imposante ne découragea pas les spectateurs, qui continuèrent à frapper le tueur. Du coin de l’œil, Bruno vit une tache écarlate se former sur sa veste blanche. C’était le sang qui s’écoulait du visage du tueur. D’un pas décidé, il traversa le terrain de football afin de rejoindre les policiers postés plus loin.
« Au secours ! S’il vous plaît ! » cria une voix féminine sur sa droite.
Bruno tourna la tête. Une femme en pleurs serrait de ses mains son ventre, sur lequel une tache rouge sombre semblait s’étendre. Il aurait voulu lui porter secours, mais ne pouvait prendre le risque de relâcher Odon. Il continua son chemin et arriva finalement au fourgon des policiers, auxquels il remit l’homme.
Lorsque le premier coup retentit, Emmanuel ne s’inquiéta pas. Il pensa qu’il devait s’agir de pétards, ou même du starter de la course qui aurait donné un départ par erreur. Mais en tant que militaire, son père comprit rapidement que quelque chose clochait. Quelques instants plus tard, une balle de calibre .44 Magnum traversa le bras de son fils.
L’organisateur repartit vers le terrain de football. La femme blessée au ventre avait été prise en charge. Les tribunes, au loin, étaient maculées de sang. Bruno se dirigea vers les vestiaires, où un poste de secours avait été improvisé. En entrant, il se retrouva face à une jeune fille allongée sur une table, le dessus des vêtements arrachés. Une balle lui avait traversé le dos, atteignant les organes vitaux. Des hommes se relayaient afin de lui faire un massage cardiaque. Bruno se raidit. Il connaissait cette fille. C’était une élève de sa femme, qui accueillait parfois chez eux des étudiants en conflit avec leurs parents. Elle parlait parfaitement le néerlandais et l’anglais, et Bruno lui avait demandé de venir afin de pouvoir communiquer avec les athlètes étrangers. Immédiatement, il se joignit aux autres afin de tenter de la ranimer. Un médecin venu participer au cross en tant qu’athlète dirigeait les opérations. Ils se relayèrent durant de longues minutes, l’espoir de la maintenir en vie inhibant leur fatigue. Jusqu’au moment où le médecin déclara à mi-voix : « C’est fini. Elle est partie. »
Bruno sentit son cœur tomber dans sa poitrine. La culpabilité lui déchirait les entrailles. S’il ne l’avait pas invitée, elle ne se serait pas retrouvée sur cette table. Il s’approcha lentement afin de regarder pour la dernière fois son visage.
Il s’était trompé. Cette jeune fille n’était pas l’élève de sa femme. Elle serait plus tard identifiée comme Helena Verhofstadt, 24 ans, épouse d’un coureur namurois.
Ce que Bruno ressentit à ce moment-là, il eut honte de le dire, c’était du soulagement.
André Bernard
André Bernard sortit de l’autoroute et prit la direction de la piscine de Hannut, où s’était déroulé le cross. Il était depuis longtemps gendarme dans la petite ville, mais seuls les gardes champêtres et les pompiers avaient été appelés afin d’assurer la sécurité de l’événement. André avait profité de sa journée de congé pour rendre visite à sa famille à Bruxelles.
Dans le salon, la télévision était restée allumée. André y suivait d’un œil distrait la retransmission du cross de Hannut tout en discutant avec ses proches, quand les premiers coups de feu avaient retenti. Quelques secondes plus tard, le direct avait été coupé.
André se gara à proximité de la piscine. Personne ne lui avait demandé de venir, mais il voulait constater de ses propres yeux ce qu’il avait aperçu à la télévision une heure plus tôt. Un peu moins d’une centaine de personnes étaient encore présentes sur le terrain de football. Les autres avaient fui. Des secouristes soignaient les derniers blessés. La tristesse et la colère semblaient se mêler dans la foule. Certains pleuraient les victimes, d’autres voulaient la peau du tueur.
Écœuré par ce spectacle morbide, André reprit le volant jusqu’au poste de gendarmerie de Hannut, où il habitait et où le tueur avait été emmené. Une foule de curieux était amassée devant l’entrée du bâtiment, chacun voulant en apprendre davantage sur les circonstances du drame. André se fraya un chemin et il rejoignit ses collègues à l’intérieur. L’ambiance était lourde. Il fut rapidement briefé sur les premières informations dont disposaient les forces de l’ordre : Odon Renard, qui habitait depuis toujours à côté de la gendarmerie, avait tiré sur la foule au cross de Hannut, tuant deux personnes et en blessant une vingtaine d’autres.
André se dirigea vers les cachots. Dans l’une des cellules, il reconnut immédiatement son voisin. Assis sur le bord d’un lit en métal, un seau entre les jambes, il laissait couler le sang qui s’échappait de son nez blessé par les spectateurs.
Pendant de longues secondes, plus personne n’osa bouger. Puis soudain, ce fut comme si la folie avait gagné les athlètes et les spectateurs. Des dizaines d’entre eux se mirent à courir vers Odon Renard avec une seule idée en tête : lui faire du mal.
Carine Daxhelet
Mais elle était du monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin ;
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.
Ces quelques vers de François Malherbe étaient gravés dans la mémoire de Carine. Elle et les autres filles de la classe les avaient appris quelques semaines plus tôt.
Le temps passait, mais la douleur était toujours omniprésente. Carine avait l’impression que c’était hier seulement que l’appel de son amie Marie-Françoise avait tout fait basculer.
« Carine. Bernadette Fraiture… Elle est morte au cross. Il faut que tu préviennes Christine. »
Christine était sa voisine, et la meilleure amie de Bernadette. Quand Carine lui avait annoncé le décès de Bernadette, elle en ignorait encore les circonstances. Elle s’imaginait une chute, un malaise peut-être.
Le lendemain à l’école, tout le monde connaissait les détails de l’histoire. Bernadette était venue voir en secret son petit ami au cross de Hannut. Une balle tirée par un fou, inspiré par un film, lui avait traversé la boîte crânienne.
La première heure de cours semblait tout droit sortie d’un cauchemar. Personne ne réalisait encore ce qu’il s’était passé. Surtout, personne ne pouvait détourner ses yeux de la chaise vide qu’était censée occuper Bernadette.
Certains professeurs ne donnèrent pas cours, d’autres autorisèrent les filles à quitter la classe si elles en ressentaient le besoin.
Dans les semaines qui suivirent, les résultats chutèrent considérablement pour l’ensemble des filles de la classe. À Noël, les bulletins étaient catastrophiques. Mais enseignants et parents savaient qu’elles finiraient, petit à petit, par remonter la pente.
Ce qu’elles firent. Après quelques mois, Bernadette cessa d’être la première personne à laquelle pensait Carine en se levant. Des rires se remirent à résonner dans les murs de la classe. Les notes remontèrent peu à peu.
La place de Bernadette resta vide pour toujours.
Épilogue
Le 18 novembre 1979, deux personnes furent tuées par Odon Renard. Vingt-six autres furent blessées, à des degrés de gravité variables.
En 1982, le conseil de guerre se basa sur des rapports d’experts psychiatriques pour déclarer qu’Odon Renard souffrait d’un déséquilibre manifeste, mais que ce dernier ne franchissait pas le seuil de la démence. Autrement dit, sa santé mentale ne pouvait justifier l’atrocité de son acte. Il fut condamné à des travaux forcés à perpétuité. Quelques années plus tard, il fut interné à l’hôpital psychiatrique de Paifve, dans la province de Liège. Il y réside encore aujourd’hui.
Un monument commémoratif fut érigé sur le lieu de la tuerie : une croix blanche sur laquelle on peut lire les noms de Bernadette Fraiture et d’Helena Verhofstadt. Le cross des écoles de la ville de Hannut fut quant à lui renommé en mémoire de Bernadette Fraiture.
L’acte d’Odon Renard marque aujourd’hui encore fortement les esprits des Hannutois. Les tueries de masse étaient à l’époque rarissimes en Europe. Jamais un événement d’une si grande ampleur n’avait eu lieu dans la petite ville. Chacun a été touché, de près ou de loin.x
Non loin de la tribune, on pouvait apercevoir le canon d’un fusil dépasser d’un trou dans la palissade en béton. Sans réfléchir, les trois collègues s’élancèrent dans la direction du tueur.
Mot de la journaliste
Mes entretiens avec les différents témoins de la tuerie du cross de Hannut m’ont conduite vers des interlocuteurs et interlocutrices aux profils variés. L’un d’eux affirme que, présent au cross le 18 novembre 1979, il aurait aidé Léon Bernard à désarmer Odon Renard. Cette version des faits qu’il défend depuis des années a fini par trouver une résonance au sein de nombreux médias, qui le présentent comme « l’homme qui a désarmé le tueur ». En 2019, lors de la commémoration pour les quarante ans de la tuerie, l’homme en question a même été mis à l’honneur par la ville de Hannut. Il y était présenté comme la personne ayant permis, avec Léon Bernard, d’arrêter le tueur.
Une injustice, selon trois des protagonistes de ce fait divers (Léon Bernard, André Viroux et Bruno Heureux), qui assurent chacun — et sans avoir entendu la version des autres protagonistes — que cet homme n’a en aucun cas participé à l’arrestation du tueur. Il serait arrivé par la suite et aurait même frappé Odon Renard au visage à l’aide de ses chaussures à crampons.
Une procédure va être lancée par Léon Bernard auprès de la commune de Hannut dans le but de rétablir ce qu’il estime être la vérité au sujet des véritables « héros » de cette histoire.
Nos sources : Léon Bernard, pompier qui a désarmé Odon Renard ; André Viroux, pompier qui a aidé Léon Bernard à désarmer Odon Renard ; Jean-Louis Craninx, secouriste de la Croix-Rouge présent le jour de la tuerie ; Carine Daxhelet, amie de classe de Bernadette Fraiture ; Noël Legros, président du club d’athlétisme ; Henri Romainville, coorganisateur du cross ; Bruno Heureux, coorganisateur du cross qui a remis le tueur à la police ; Luc Laruelle, membre de la commission d’histoire locale de Hannut ; Marie Degroot, présente lors du cross et ayant croisé le tueur ; Claudette Rigot, cliente du Watneys ; Daniel Jordan, policier ; Martine Robert, amie de Chantal Fraiture, sœur de la victime ; André Bernard, ancien gendarme de Hannut ; Emmanuel Bernard, fils d’André Bernard ; Emmanuel Hoyez, blessé par balles lors du cross ; Jacqueline Materne, victime de traumatisme.