« Tu gardes ta toge, tu mets tes dossiers devant ton ventre et tu le rentres... » Première femme au poste de magistrat à Dinant et Namur, Suzanne Boonen-Moreau a tracé un sillon dès les années 1960 : celui d’une juge parmi les hommes, une féministe catholique qui n’hésitait pas à plaider enceinte — n’en déplaise aux vieux bâtonniers. À la vindicte, populaire elle a toujours opposé un haut sens de la justice, que ce soit pour défendre Michelle Martin à sa libération ou s’indigner contre la violence des réseaux sociaux lorsqu’ils s’en sont pris, fin 2020, au « cycliste des Hautes Fagnes ». Rencontre en vallée mosane, au rythme d’un oratorio de Falvetti.
Sous un crachin pas du tout de saison, quelque part entre Namur et Dinant, la villa mosane familiale émerge des brumes matinales. « Entrez, c’est ouvert ! » Une grande dame aux cheveux blancs et courts nous accueille dans un salon tamisé. Les enceintes chantent Il diluvio universale, œuvre de Falvetti interprétée par le Chœur de chambre de Namur et l’ensemble Cappella Mediterranea, sous la direction du chef argentin Leonardo García Alarcón. Les notes baroques sont régulièrement interrompues par les allées et venues des enfants et petits-enfants. Les meubles et les murs témoignent du passage des nombreux visiteurs occasionnels ou permanents : portraits des sept enfants, dessins et bricolages des douze petits-enfants, photos de voyages, prix, reconnaissances, bibelots et autres souvenirs de toute une vie.
Elle est née Suzanne Moreau le 13 août 1937, dans une famille cultivée et ouverte. Le père est professeur de sciences et de mathématiques ; la mère se consacre au foyer. Suzanne est chrétienne et pratiquante, même si elle ne court pas après toutes les vêpres. Elle n’est pas mondaine, mais elle fera très vite partie des personnalités qui comptent à Namur pour s’être investie dans une foultitude d’associations de jeunesse, de culture, d’assistance sociale, dans divers comités éthiques et disciplinaires, dans la création de la première maison d’accueil pour mères en difficulté, etc. Aujourd’hui encore, on l’appelle souvent à la rescousse. Elle dit que c’est probablement du fait de son grand âge.
À travers la vie de Suzanne Moreau, la féministe, la magistrate, la philanthrope, la chrétienne pratiquante, Wilfried a cherché à sonder le cœur de la justice « des hommes ».
Comment une jeune femme catholique issue de la classe moyenne prend-elle le chemin de la magistrature ?
Il était important pour mon père que je suive une formation solide qui m’apporte un maxi- mum d’épanouissement personnel et profes- sionnel. Par ailleurs, j’étais très influencée et attendrie par les romans de Gilbert Cesbron sur la jeunesse délinquante : Chiens perdus sans collier, Notre prison est un royaume… C’était naïf mais c’est ce qui m’a motivée à entrer en faculté de droit à Namur en 1954. Les portes des auditoires n’étaient ouvertes aux filles que depuis deux ans. On était une dizaine, toutes au premier rang. Question de courtoisie, disaient les jésuites. C’était en réalité pour empêcher les apartés avec les garçons. Nous entrions les premières et, quand le cours était fini, les garçons étaient priés de rester à leur place pendant que nous sortions, sous une haie tantôt bienveillante, tantôt narquoise. Ça nous amusait. C’étaient des codes établis et on les respectait. En dehors de ça on se voyait dans les cercles d’étudiants.
Vous avez prêté serment comme avocate en 1961, au barreau de Namur. Une femme en toge, était-ce courant ?
Sur septante avocats, nous étions trois femmes. J’ai été la première à plaider enceinte. Ça m’est arrivé souvent… Mes confrères masculins étaient pour la plupart prévenants ; les plus âgés étaient paternels, voire paternalistes. Ça partait d’un bon sentiment. À cette période, les hommes commençaient seulement à prendre conscience qu’ils étaient aussi maris et pères de famille.
Votre carrière a‑t-elle été facilitée par une organisation familiale plus équilibrée ?
Mon mari, Ferdi Boonen, était ingénieur agronome. Il était responsable du petit élevage pour le ministère de l’Agriculture et il a toujours eu un horaire irrégulier. C’est plutôt moi qui m’occupais des devoirs et du souper, mais on organisait nos semaines en fonction de nos emplois du temps et on partageait les tâches quotidiennes. On décidait ensemble.
En 1974, vous postulez pour un siège de magistrat. Parcours de combattante ?
Comme de coutume, je me suis présentée devant le premier président et le procureur général de la cour d’appel. Le bâtonnier de Namur m’accompagnait. Avant d’entrer, il m’a regardée et il m’a dit : « Tu gardes ta toge, tu mets tes dossiers devant ton ventre et tu le rentres… » J’étais enceinte évidemment… Le rapport du procureur général était tout en éloges mais se terminait par : « Malgré toutes les qualités de cette personne, on se demande comment elle va pouvoir mener le métier très rigoureux et très absorbant de magistrat avec une très nombreuse famille. » En quoi est-ce que ma vie privée et ma façon de la gérer le regardaient ? J’ai tout de même été nommée juge de la jeunesse à Dinant et, en 1981, j’ai accédé au siège du tribunal de première instance de Namur. À ce moment-là, les sièges étaient encore très politisés et il fallait être présenté par les hauts magistrats et par le Conseil provincial.
Le rapport du procureur général était tout en éloges mais se terminait par : « Malgré toutes les qualités de cette personne, on se demande comment elle va pouvoir mener le métier très rigoureux et très absorbant de magistrat avec une très nombreuse famille. »
C’est votre étiquette politique qui vous installe au siège de Namur ?
Oui, en partie. J’étais chrétienne pratiquante et on me considérait comme une émanation du Parti social-chrétien (PSC, futur CDH). Je n’ai jamais eu de carte de parti mais immanquablement j’ai toujours été proche de celui-là. Sans être d’accord sur tout, je partageais les valeurs familiales et la défense de la vie humaine.
D’où viennent vos affinités avec la religion chrétienne ?
J’ai été élevée à ce pain-là. L’Ancien Testament m’a très tôt mise en guerre avec les curés. Trouver bon que le Seigneur referme la mer sur les Égyptiens, non ! Le Seigneur bienveillant, aimant, pardonnant, oui ! C’est le Nouveau Testament qui m’a convaincue du bien-fondé de la religion catholique. Les évangiles réservent aux femmes une place qu’elles ne trouvent pas partout, même à notre époque. Les femmes y ont une place extraordinaire, toutes les femmes. Ce sont les femmes qui suivent Jésus pendant sa passion, sa crucifixion et sa résurrection. Les apôtres, eux, ils ont pris peur et ont foutu le camp. Ce qui nous insupporte dans l’Église institutionnelle, ce sont les messages à l’encontre des évangiles.
Les évangiles réservent aux femmes une place qu’elles ne trouvent pas partout, même à notre époque. Les femmes y ont une place extraordinaire, toutes les femmes.
Que penser de la figure d’Ève séductrice qui symbolise la genèse de l’humanité dans l’Ancien Testament ?
Le problème du mal est profond ; il se heurte à la bonté surnaturelle à la base de la religion chrétienne. Cela pose la question de la liberté qui permet le mal sans forcément le vouloir. Le bien et le mal, la joie et la souffrance, la vie et la mort se côtoient en permanence. On a du mal à le comprendre parce que notre intelligence et notre vie sont d’emblée limitées par la mort. Tout est limite. Tout est inégal. On est tous différents dans l’intelligence, dans la maladie, dans les ressources… Telle est la condition humaine. De cette humanité-là, nous faisons tous partie. Nous avons en nous ce qu’il faut pour être la pire des ordures et la meilleure des saintes. En tant que juge, l’humanité se présente à vous avec le pire et le meilleur, et on se rend vite compte qu’on ne peut juger personne.
Votre foi a‑t-elle parfois influencé votre travail ?
La foi ne m’a pas influencée ; la charité, oui. Et heureusement, d’ailleurs ! Notez que la charité se pratique aussi sans croire ni à dieu ni à diable… Durant ma carrière, j’ai toujours fait en sorte de défendre les valeurs familiales et d’être attentive aux situations de chacun. La sanction s’évalue au regard de la faute, mais aussi des conséquences de la peine sur la vie des victimes et des accusés. C’est ça qui nous influence. On essaie d’être juste, nuancé et pertinent.
A contrario, certains sujets ont-ils mis en tension vos convictions personnelles ?
Oui, l’avortement, par exemple. Je comprends que, dans des cas de viol, des femmes recourent à l’avortement, mais je refuse de fêter ça comme une libération de la femme et comme un progrès extraordinaire. L’avortement est avant tout une mutilation subie par les femmes. Ce n’est pas une opération de l’appendicite ! Ce n’est pas un acte sans conséquences physiques et psychiques pour la femme. On extrait de son corps un germe de vie humaine qui réclame aussi un certain respect. Ça s’appelle un fœtus, ce n’est pas une chose. Qu’on me comprenne bien. Je ne suggère pas de condamner les femmes qui ont avorté, mais de ne pas faciliter l’avortement de complaisance et de leur permettre aussi de résister à d’éventuelles pressions familiales ou professionnelles. Toutes les femmes sont différentes et inégales. Chaque avortement, voulu ou non, est un traumatisme. Quoi qu’il en soit, de toute ma carrière, je n’ai jamais été confrontée à un cas d’avortement condamné. À quoi servirait-il de punir pénalement une femme qui s’est fait avorter ? Elle a besoin d’aide, pas de punition…
Vos actions en faveur des femmes en difficulté, c’est une forme de féminisme ?
C’est quoi être féministe ? Certains chantres du féminisme me font rigoler. Simone de Beauvoir, par exemple… Féministe ? Elle a été l’esclave de Sartre. Mon féminisme, c’est la défense des femmes violentées, violées, mises au placard. Mon féminisme, c’est un combat pour améliorer la place et les conditions de vie des femmes, pour leur donner autant de chance d’être entendues et de réaliser leurs aspirations dans tous les domaines, celui de la profession, du sexe, de la procréation… Mon féminisme n’est pas contre mais avec les hommes. J’aime bien les hommes. J’ai toujours vécu avec des hommes. Je suis née Moreau, j’ai fait toute ma carrière sous ce nom et je mourrai Moreau. Mais je suis la femme d’un seul homme et je resterai toujours mariée à Ferdi Boonen, même maintenant qu’il est mort. Je veux toujours garder son nom, en souvenir de lui, en souvenir de nous et de notre amour.
Donc vous êtes féministe ?
Oui ! Notre société reste patriarcale, dans le sens d’une domination structurelle des hommes sur les femmes. Le féminisme est encore et toujours une nécessité.
Vous ne préconisez pas pour autant l’égalité des femmes et des hommes alors même que notre Constitution le proclame ?
L’égalité n’existe pas. Chacun est différent. Notre Constitution ne dit pas autre chose : « Les Belges sont égaux… devant la loi ». Tout est dans les trois derniers mots ! Devant la loi, peu importe que ce soit une femme ou un homme qui provoque un accident ou qui est battu, il faut reconnaître ses droits et répondre de ses actes. On ne peut pas donner raison à quelqu’un parce que c’est une femme. Ni lui donner tort à ce seul argument, bien sûr.
L’inscription du féminicide dans le Code pénal ne sanctionne-t-elle pas en soi une différence entre hommes et femmes, entre dominants et dominés, entre deux groupes sociaux dont l’un est plus vulnérable, plus exposé aux violences de l’autre ?
Les situations aggravantes étant déjà prises en compte, cette inscription n’apporte pas grand- chose. Dans le cas d’un féminicide, les coups portés auraient pour seul motif que la victime est une femme. Or, dans beaucoup de cas, les motifs sont multiples : violence, dispute, drogue, alcool, jalousie… Le féminicide est donc souvent un délit ou un crime avec situation aggravante parce que commis par un proche ou un conjoint. Dans le cas d’une agression sexuelle, on peut effectivement parler de féminicide ; dans un couple, il y a souvent d’autres raisons et dans ce cas je ne parlerais pas de féminicide.
En 2012, Michelle Martin, l’ancienne femme et complice de Marc Dutroux, est libérée sous conditions après seize ans de prison ferme. En réponse à la colère de la rue, vous prenez publiquement sa défense. Quelles motivations vous agitent alors ?
Simplement la justice à laquelle elle a droit comme tout être humain. Lorsque sa peine est commuée en libération conditionnelle, Mme Martin subit l’application de la loi en vigueur dans notre pays démocratique, une loi qui est la même pour tout le monde. Lui refuser ce droit serait la contraindre à une double peine, la punir deux fois pour les mêmes faits. Les remous médiatiques d’une certaine presse, le partage et l’incitation à la haine participent à cette double peine.
« L’égalité n’existe pas. Chacun est différent. Notre Constitution ne dit pas autre chose : “Les Belges sont égaux… devant la loi”. Tout est dans les trois derniers mots ! »
Le cas de Bertrand Cantat constitue-t-il à vos yeux un autre exemple de double peine ? En 2004, le chanteur du groupe Noir Désir est condamné à huit ans de prison pour avoir provoqué la mort de sa compagne, Marie Trintignant. Il est libéré sous conditions à la moitié de sa peine. S’en suit un tsunami de violences qui le pousse à interrompre sa carrière de chanteur.
Cette affaire est honteuse. Dans toute libération conditionnelle, figure la réinsertion dans la société et l’occupation dans un métier professionnel. Ce garçon est musicien. C’est son métier. Lorsqu’il sort de prison, il reprend son métier. Si on l’en empêche, on l’empêche de travailler. Or, c’est une condition à sa réinsertion et c’est une condition à sa libération.
Avec les réseaux sociaux, tout citoyen peut se retrouver soudain exposé à la vindicte populaire, à l’instar du « cycliste des Hautes Fagnes » qui a fait tomber une fillette avec son genou en décembre dernier. L’emballement fut tel que le parquet de Verviers a lancé un appel à témoins, poursuivi le cycliste pour coups et blessures volontaires sur mineur et l’a incité à comparaitre devant le tribunal correctionnel. Quatre mois plus tard, le prononcé est suspendu…
Les réseaux sociaux permettent la diffusion de ragots, le partage de l’insulte, de l’injustice, de la condamnation sans motif. C’est scandaleux. Il y a des gens dont c’est le métier de juger, de condamner, après avoir examiné en profondeur un dossier et interrogé toutes les parties. À chacun son métier, on ne s’improvise pas justicier, au sens premier du terme.
Dans ce cas précis, les réseaux sociaux n’ont-ils pas influencé les tribunaux ?
Certainement pas dans le sens voulu. Les intentions du parquet étaient sans doute d’atténuer le délire collectif et d’éviter un lynchage. Il a en quelque sorte sifflé la fin de la récré et permis à la justice de faire son travail. Et le tribunal a tenu compte non seulement de la gravité relative des faits, mais aussi de l’affolement des réseaux sociaux.
La justice spectacle, ce n’est pas trop votre truc… Anne Gruwez, la juge d’instruction exubérante dans le film documentaire « Ni juge, ni soumise », est-elle hors cadre selon vous ?
Je trouve qu’elle manque de respect vis-à-vis du justiciable. Une juge d’instruction n’est pas à sa place quand elle dit : « Il n’y a plus rien pour vous, il n’y a plus que la mort. » Non ! Et se présenter à la cérémonie des Magritte comme une star de cinéma, alors qu’elle a juste fait son métier. C’est un scandale. Je ne peux pas dire qu’elle fait mal son métier, je n’en sais rien, mais ce qui apparaît d’elle me choque. Peut-être garde-t-elle l’équilibre et le respect des droits de chacun dans la manière dont elle prend ses décisions. C’est possible, mais ce n’est pas ce qu’elle montre et ce qu’elle montre me déplaît. Elle ne donne pas une image vraie, respectueuse et rassurante de la justice. Les figurants du film auront sans doute à souffrir de cette exposition médiatique. Encore un exemple de double peine…