Lui, c’est Paul-Olivier Delannois, dit Polo, bourgmestre de Tournai. Elle, c’est Ludivine Dedonder, dite Lulu, nouvelle ministre fédérale de la Défense. Un shérif et une cheffe des armées pour gouverner, entre storytelling sucré et socialisme trash. Au nom de l’amour, du pouvoir et de la chanson française.
« Je jure fidélité au roi, obéissance à la Constitution et aux lois du peuple belge, et fidélité à toi, mon cher Polo. » Dans le salon de la reine de l’hôtel de ville de Tournai, au lendemain des élections communales de 2012, « Lulu » prête serment devant « Polo ». Pour la première fois, le couple formé dans le privé par Ludivine Dedonder, nommée à cette occasion échevine du Commerce et du Tourisme, et Pierre-Olivier Delannois, bourgmestre faisant fonction, batifole également dans la même maison du pouvoir, au collège communal de Tournai. « Et fidélité à toi, mon cher Polo. » Dans l’assistance, on s’amuse de ce tendre addendum, sauf quelques détracteurs qui ruminent en silence. Ainsi la libérale Marie-Christine Marghem, alors Première échevine, manque de s’étrangler, elle qui rêve de se draper un jour de l’écharpe maïorale de Tournai et de rendre à la première capitale historique du royaume franc, à l’une des plus vieilles villes de Belgique, un peu de son lustre d’autrefois. Qu’il semble loin, le temps où, sur les planches de la Halle aux Draps, elle galvanisait le public aux côtés de Polo à l’occasion du « karaoké des personnalités », un rendez-vous folklo qui, d’un seul coup, par la grâce de la chanson française et les vertus de la bière locale, éteignait les rivalités politiques. Et lui, Polo, il était sous, sous, sous le balcon oh ! oh ! de Marie-Christineeeeeeeeeuh…
Mais Lulu avait-elle seulement le droit de prêter serment devant son propre compagnon ? La question s’est posée avec insistance, comme une fenêtre de tir offerte au camp adverse. Le Code de la démocratie locale renseigne les incompatibilités entre conseillers communaux : interdiction pour les parents et enfants, pour les frères et sœurs, pour les couples mariés et pour les cohabitants légaux de siéger au sein de la même assemblée. Polo et Lulu se sont engouffrés dans la brèche : étant simples cohabitants de fait, ils n’enfreignent pas la loi. Laquelle, vieillie, « a été créée pour éviter qu’une commune ne se trouve sous l’emprise d’un pouvoir clanique », relève Marc Verdussen, professeur de droit constitutionnel à l’UCLouvain. « Avec l’évolution de la cellule familiale, ces craintes ne sont plus vraiment justifiées. »
N’empêche que, huit ans après cette prestation de serment remarquée, le couple tire désormais les ficelles du pouvoir à Tournai, dans un jeu de marionnettistes à quatre mains qui exaspère autant qu’il éblouit. Polo et Lulu forment une marque politique insécable dans la région. Elle est sa première conseillère, il est son premier conseiller. Des sparring-partners qui se renforcent mutuellement, si bien que Lulu devient députée fédérale en mai 2019, puis surtout la première femme de l’histoire à la tête de la Défense belge en octobre 2020, laissant à son Paulo le soin de régner seul sur la Ville aux cinq clochers. Pour combien de temps encore ? « Après Polo, ce sera Lulu, et puis Cacar », prophétise Marie-Christine Marghem, désabusée. L’hydre à deux têtes couve en effet une descendance : Oscar. Le fils de Ludivine et Pierre-Olivier n’a que 10 ans, mais l’ancienne ministre de l’Environnement lui prédit déjà le trône de Tournai.
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Faire un peu de lumière sur le personnage de Ludivine Dedonder, 43 ans, nécessite de s’intéresser au lien très fort qu’elle entretenait avec ses aïeuls. Ses grands-parents maternels lui ont inculqué la valeur du mérite et le sens du travail — sur plusieurs générations, la famille a sué sang et eau pour faire tourner une boutique de vêtements dans le quartier Saint-Jacques. Du côté paternel, la future ministre fédérale a pris goût au foot par le biais de son grand-père, avant-centre au RCC Tournai, victorieux de la Coupe de Belgique en 1956 et international en équipe B à une seule reprise, contre le Luxembourg. Cet intérêt pour le sport roi a allumé une mèche de journaliste chez la petite Ludivine. Enfant, elle enregistrait les matchs de foot et les commentait elle-même d’une voix fluette dans sa chambre tapissée de posters de joueurs. À la fin des années 1990, étudiante en ingénieur de gestion à l’université de Liège, elle croise par hasard le journaliste Paul Galopin dans un bistrot de la Cité ardente. Il lui ouvre les portes de la RTBF. De pige en pige, Ludivine Dedonder intègre le service des sports. Elle anime, trois ans plus tard, les émissions sportives de Notélé, la chaîne locale de la Wallonie picarde. Durant ces années, la jeune femme cultive son inclination pour la caméra, l’art de poser sa voix et la certitude que la vie est faite de rencontres providentielles et de témérité.
Né en 1966, Paul-Olivier Delannois grandit dans le village de Pottes, aujourd’hui rattaché à la commune de Celles, à quinze kilomètres de Tournai. Ses parents ont trouvé un logement social à distance raisonnable de la société Trois-Suisses, où travaille le père dans le secteur de la publicité pendant que la mère veille au bien-être de ses cinq enfants. Polo se connecte à la politique grâce à Guy Spitaels, son professeur à l’ULB, auquel il voue une gigantesque admiration. En 1994, le jeune diplômé en sciences politiques obtient de faire campagne pour la figure socialiste d’Ath, alors candidat sur les listes régionales. Les deux hommes se découvrent à cette époque une nouvelle grammaire commune, plus intime que la politique : la perte d’un être cher. Guy Spitaels a connu la mort de sa fille Emmanuelle dix ans plus tôt ; Paul-Olivier vient de perdre son petit frère, Jean-Charles, dans un accident de voiture sur la route entre Pecq et Courtrai. Guy Spitaels propose alors à son jeune admirateur de rencontrer ses parents. La scène a marqué la vie de Polo. « C’était un père ayant perdu sa fille qui est venu voir des parents ayant perdu leur fils. »
Au début du millénaire, Ludivine Dedonder fait la connaissance de Jacques Malpas, attaché de presse de Michel Daerden. Impressionné par le bagou et le parcours de la jeune femme — il tente un flirt, elle l’envoie promener — il lui propose de rejoindre le cabinet Daerden. La néophyte découvre la personnalité fantasque du vice-président socialiste du gouvernement wallon, avec qui elle fredonne des tubes de Dalida lorsqu’ils sont en déplacement. En 2006, Ludivine Dedonder se présente aux élections communales. La journaliste s’appuie sur sa visibilité — elle continue à présenter les émissions sportives sur Notélé — et s’installe au collège de Tournai en tant qu’échevine. Adieu le journalisme, adieu Michel Daerden. C’est à la maison qu’elle veut déployer sa nouvelle carrière.
Ludivine Dedonder sait gré à son cousin de lui avoir posé un lapin à la Fête de l’accordéon, en cette même année 2006. Seule sur la place Saint-Pierre, elle pousse la porte d’un bistrot et passe la soirée avec la seule personne qu’elle reconnaît : le député wallon Paul-Olivier Delannois. Le destin n’a pas fait dans la discrétion. Leur complicité est fulgurante, leur attirance mutuelle saute aux yeux. Lorsqu’il s’agit de remuer ses souvenirs, Polo évoque une autre soirée déterminante dans la genèse du couple. Leur relation n’est encore qu’une esquisse. Lulu l’entraîne dans un karaoké tournaisien. Il s’y rend un tantinet nerveux — chanter en public, non merci. Les amants en ressortent hilares dans la lumière pâle de l’aube. Le karaoké, plus tard, deviendra l’un des shows favoris de Polo le bourgmestre.
Avant de siéger au Parlement wallon entre 2004 et 2009, Paul-Olivier Delannois y assiste le socialiste tournaisien Christian Massy, puis le suit comme chef de cabinet lorsqu’il est élu bourgmestre de Tournai. En 2012, Rudy Demotte, alors ministre-président wallon et de la Communauté française, débarque dans la ville aux Cinq Clochers en provenance de Flobecq. L’atmosphère au sein du Parti socialiste tournaisien devient méphitique. Rudy Demotte remporte les élections communales devant Paul-Olivier Delannois. Empêché, il en fait son « échevin délégué à la fonction maïorale » ; la dénomination « bourgmestre faisant fonction » lui aurait sans doute donné trop d’importance. Qu’importe : la trajectoire de sa carrière n’est pas près de fléchir. Son heure viendra.
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« Échevin délégué à la fonction maïorale ». Laissez-le rire. Huit ans ont passé. Paul-Olivier Delannois est sorti renforcé du scrutin communal de 2018, en s’offrant le luxe de devancer, en voix, deux ministres en exercice, Rudy Demotte et Marie-Christine Marghem. Exposé sur le bureau du bourgmestre, un écriteau renseigne : « Polo : shérif of Tournai ». Shérif, c’est encore plus flatteur que maïeur, gouverneur ou calife. Le surnom noircit les coupures de la presse locale. Même le masque anti-Covid du bourgmestre s’orne d’une étoile de justicier. Installé dans son large canapé pourpre, un classeur de dossiers ouvert sur les cuisses, Polo donne au premier regard l’impression d’un homme intérieur et flegmatique, plus Charles Bronson que Gary Cooper, le bleu des yeux souligné par des cernes violacés, la voix maintenue à volume très bas, le regard fixé sur sa main qui gribouille des paraphes à la chaîne. Placidité trompeuse. « Elio Di Rupo, Paul Magnette et d’autres personnalités politiques savent que j’ai mon franc-parler et que s’ils mettent cinq francs dans le jukebox, le jukebox va chanter. Et il va chanter ce qu’il veut chanter, pas ce que l’autre a envie d’entendre. »
Le chant du shérif oscille entre déclarations tapageuses, dont il aime gâter ses administrés, et mesures sévères en matière de sécurité, posture peu habituelle chez un socialiste. Le cœur à gauche, le colt à droite ? Non, non, hoche Polo. Il vise justement à démontrer, par sa façon à lui de faire de la politique, que la sécurité n’est pas l’apanage des partis conservateurs, suivant une équation insoluble : « Si les gens ne se sentent pas en sécurité, comment faire pour que les droits démocratiques soient respectés ? » En 2015, au nom « du respect de l’humain », et pour éviter de créer « un sentiment d’insécurité à Tournai », Paul-Olivier Delannois s’oppose ainsi à l’idée de réaffecter une caserne inactive pour y accueillir sept cents migrants. « J’ai un discours sur les étrangers parfois très dur, reconnaît-il. J’ai l’impression qu’on ne veut pas aborder ces sujets-là. » Deux ans plus tard, le shérif propose de permettre les arrestations administratives en cas de récidive de mendicité devant les commerces et tout lieu ouvert au public. Lorsque l’arrêté est adopté en janvier 2017, le PS se disperse. Certains élus socialistes, dont Rudy Demotte, considèrent que la mesure pénalise les victimes de la pauvreté. L’acte administratif est même retiré à la suite d’un recours au Conseil d’État introduit par sept associations. Le conseil communal de Tournai se rétracte. Par-delà l’illégalité du texte, sa symbolique heurte les défenseurs des droits humains : « Le règlement visait spécifiquement les publics précarisés. Les exclure de l’espace public, c’est nier la réalité et se donner une manière de ne plus devoir s’en occuper par la suite », explique Maxime Dogot, membre du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) de Wallonie picarde et coordinateur du recours. Polo est fou de rage. Et ne lui dites pas, à la lecture de cette séquence, qu’il a manqué d’humanité ou d’empathie : « Mon socialisme à moi, ce n’est pas de l’assistanat. C’est trop facile de donner 50 cents pour avoir bonne conscience. Les causes de la mendicité sont multiples et certaines nécessitent d’intervenir. Les problèmes d’alcool et de drogue ne se règlent pas seuls ! »
Provocateur, Polo entrecoupe ses décisions controversées de coups de communication fantaisistes. L’un des plus emblématiques date de 2016. Depuis deux ans, les autorités locales enjoignent à un ressortissant russe de quitter l’enceinte de la ville. On lui reproche de maltraiter celle qui l’héberge, une femme atteinte d’un retard mental. Pour peu, le shérif of Tournai placarderait sur tous les murs l’ordre qu’il adresse alors au président russe en personne : que Vladimir Poutine rapatrie ce ressortissant dangereux pour la ville et ses habitants ! Missive restée sans réponse, mais quelques semaines plus tard, le paria du pays des tsars aura mystérieusement disparu. Polo récidive en 2020, lorsqu’une digue rompt dans le nord de la France et entraîne la mort de milliers de poissons dans les eaux wallonnes. Le bourgmestre, qui n’a pas été mis au courant de cette catastrophe, somme Emmanuel Macron de lui rendre des comptes. Titiller les plus grands chefs d’État devient son loisir favori et lui permet de soigner sa popularité auprès des citoyens qui raffolent des truculences du bourgmestre.
Organisé chaque année par Lulu dans la Halle aux Draps, le karaoké des personnalités donne à Polo des largeurs pour débrider son pouvoir de séduction. Une kermesse politique où les élus en guinguette se déhanchent et reprennent — ou massacrent — les classiques de la chanson française. Tournai revêt alors des allures de petit village éclairé aux lampions, qui exorcise le temps d’une soirée les tensions de la vie quotidienne. Sur scène, il est arrivé à Polo d’imiter le poulet d’un battement des bras pendant que l’un de ses échevins déguisé en poussin géant entonnait La Danse des canards. D’autres camarades socialistes occupent également la vitrine pour gagner l’affection du public. On a vu Daniel Senesael, le bourgmestre socialiste d’Estampuis, certainement l’élu socialiste le plus loufoque de sa génération, se trémousser vêtu d’un pagne. En 2019, les Tournaisiens ont battu la mesure au rythme de Bella Ciao interprété par le président du PS Paul Magnette, guitare à la main, la voix grave et l’expression solennelle. Avec Polo et Lulu, on « promène son cul sur les remparts de Varsovie et son cœur sur les ringards de sa folie », en hommage à Jacques Brel, le chanteur fétiche de Paul-Olivier Delannois. Même Marie-Christine Marghem s’y rendait, au karaoké. Pas seulement pour chanter avec Polo : elle n’oubliera jamais son interprétation de Johnny Hallyday en cuir complet. Mais tout ça, c’est fini. Elle n’y a plus remis les pieds depuis plusieurs années. « L’atmosphère s’est dégradée, le pluralisme politique a disparu », regrette la ministre. La saga du pont des Trous a définitivement éventré l’entente cordiale entre la libérale et le couple socialiste. L’avenir de cet ouvrage à haute valeur identitaire — fallait-il vraiment le démolir pour permettre le passage de grosses péniches ? — a donné lieu à de puériles escarmouches. En fin de compte, chaque camp est resté sur sa rive, dans l’amère certitude d’avoir été trahi.
Faut-il voir dans le penchant de Polo pour la sécurité à la dure l’explication de son rapprochement personnel avec Siegfried Bracke ? En janvier dernier, le shérif conviait à Tournai le nationaliste flamand, alors qu’au même moment PS et N‑VA se fuyaient au grand bal des négociations pour la formation d’un exécutif national. La rencontre avec l’ancien président de la Chambre était certes informelle, mais le symbole ne manquait pas d’éclat. « Avec Polo, on se parle et on se comprend », dévoile Siegfried Bracke, qui a côtoyé Delannois durant quatre ans au parlement, avant de mettre un terme à sa carrière politique en 2019. « Il y a même une forme d’amitié. C’est quelqu’un de très intelligent. Bien avant certains membres de la N‑VA et du PS, il avait déjà compris que nos partis devaient discuter. » Socialistes et nationalistes étaient-ils condamnés à pactiser ? La question a agité le landerneau pendant presque un an. Paul-Olivier Delannois y aurait volontiers répondu par l’affirmative. « La politique, c’est mathématique avant d’être philosophique, expliquait-il encore cet été. Il y a peut-être un moyen dans ce pays de trouver les plus petits communs dénominateurs. Et dans ces plus petits dénominateurs, on trouve la problématique de la sécurité. »
L’épisode de la rencontre entre Polo et Siegfried Bracke fait sourire Ludivine Dedonder, comme s’il résumait à lui seul le personnage Delannois. « Je suis pour le dialogue, mais jamais une telle idée ne m’aurait traversé l’esprit », s’amuse-t-elle. Dans son bureau, le bourgmestre confirme qu’il pousse certains curseurs plus loin que sa concubine : « Je mords très fort, très vite. Ludivine va mordre longtemps pour avoir ce qu’elle veut. » Lorsque l’analyse de son compagnon lui est rapportée, la députée bascule contre le dossier de son siège, croise les bras en levant les yeux, pensive, avant de lâcher : « Oui, en fait, je suis trash aussi. » Trash à ses heures. C’est dans l’enceinte des locaux de la Chambre que la lionne sort de sa cage, parfois pour mordre longtemps, jusqu’à toucher l’os. Comme lors des débats parlementaires autour de l’élargissement du chômage aux artistes en pleine pandémie : « Je ne quitterai pas les locaux sans avoir obtenu une vraie avancée, sinon, il faudra me traîner dehors ! » Aujourd’hui, elle défend un nouveau projet d’envergure : la gratuité des protections hygiéniques pour toutes les femmes. Féministe, Lulu ? Elle soupèse la question, répond après un bref silence : « Je suis pour le droit des femmes, mais je ne suis pas une féministe avec des œillères, une féministe extrémiste. » La ministre fédérale soutient les mouvements de libération de la parole des femmes comme MeToo et Balance ton porc. « Sur les réseaux sociaux, il y a toujours un petit “salope”, “connasse” ou une remarque sur le physique qui traînent quand on parle d’une femme politique. »
Est-ce pour cette force de caractère qu’elle a été désignée à la tête de la Défense par Paul Magnette ? On la retrouve, peu après sa nomination : « J’ai été choisie pour ma ténacité sur les dossiers. Quand la cause est légitime, je ne lâche rien. » Cette accession au cœur du pouvoir l’expose aux tirs d’autres personnalités encore plus trash, dans un registre bien différent. Sans surprise, c’est Theo Francken qui dégoupille une grenade avant tout le monde. Il publie sur Twitter, dès l’annonce de sa nomination, une photo de Ludivine où elle pose avec son chien dans un large sourire, en l’assortissant d’une légende sarcastique : « Notre nouvelle ministre de la Défense ! » Une façon d’appuyer lourdement sur le contraste entre la virilité présumée du secteur militaire et le look d’éternelle adolescente de Lulu, avec son visage généreusement maquillé encadré par des cheveux blond clair. Un peu plus tard, Theo Francken pilonne encore, en se fendant cette fois d’un commentaire moins laconique : « Ce gouvernement se moque de la Défense. Et il place quelqu’un qui n’y connaît rien, rien, rien, mais si vous l’attaquez on vous traitera de sexiste gore. What. A. Joke. » La nouvelle ministre encaisse en silence. « C’était tellement gros que beaucoup ont pris ma défense », explique Ludivine Dedonder. Notamment Laurette Onkelinx, le virologue Marc Van Ranst (marqué à gauche), le député socialiste Patrick Prévot — lequel qualifiera aimablement Theo Francken de « gros beauf, macho qui flirte avec les fachos ». Face à ce barouf médiatique, Ludivine Dedonder analyse la situation à froid : « Certains de mes prédécesseurs masculins sont arrivés à la tête du ministère de la Défense sans connaissance ni expérience dans ce domaine. Ils ont appris, ils l’ont très bien dirigé. À l’époque, je n’ai pas entendu Theo Francken dire qu’ils n’en étaient pas capables. Cette fois, c’est différent parce que je suis une femme. »
À l’échevinat du Commerce, Ludivine Dedonder avait déjà pris l’habitude d’encaisser les rosseries de ses adversaires. Ces attaques visaient officiellement sa politique, mais traduisaient peut-être aussi l’improbation d’une frange du conseil communal de Tournai à l’égard du couple. Le dernier exemple en date précède les élections communales de 2018. Lulu lance, via une ASBL de la Ville, l’émission Les Tournaisiennes du shopping, sorte de réplique à la sauce picarde de l’émission diffusée sur RTL. Avec un chèque de 350 euros à la clé et Ludivine en Christina Cordula, l’initiative passe mal. C’est surtout le timing qui dérange : soutien sincère au commerce local ou marketing électoraliste ? Qui paye pour ces vidéos ? Le parti d’opposition Ensemble, apparenté CDH, interpelle la ministre libérale des Pouvoirs locaux Valérie De Bue, mais l’affaire est réglée par la production de l’émission française, faute de droit d’auteur. « J’ai été naïve, je n’imaginais pas que les gens allaient s’en servir contre moi, se défend l’intéressée. On me voyait tous les jours dans la presse, je n’avais pas besoin d’une petite vidéo pour glaner deux ou trois voix. » L’ASBL doit s’acquitter des frais d’avocats et Ludivine Dedonder se décourage, éreintée par la violence du milieu. Elle est à ce point frénétique qu’elle enchaîne les ulcères. « On bosse comme des fous et on vous sape à la première initiative. Je me suis dit : si les résultats des prochaines communales sont bof, j’arrête. » Les résultats ne seront pas bof. Ludivine Dedonder récolte plus de 3 000 voix en 2018, et près de 17 000 aux fédérales de mai 2019. Ce score spectaculaire la couronne députée.
Avant Lulu, Polo aussi a trempé dans la politique fédérale. De 2014 à 2019, jusqu’à ce que les règles internes au PS ne l’empêchent — à sa grande frustration — de cumuler les mandats de bourgmestre et de député, Paul-Olivier Delannois siège à la Chambre. Sans cesse, il revient à la charge avec les mêmes obsessions : le sauvetage de la caserne militaire de Tournai, la quête d’une alternative au palais de justice proche de la ruine, l’amélioration de la mobilité en Wallonie picarde… Quand le maïeur débarque à Bruxelles, Eric Van Rompuy, ex-président CD&V de la commission des Finances, et Jan Jambon, alors ministre N‑VA au fédéral, grincent en chœur : « Voilà Tournai ! » En charge de la SNCB jusqu’à l’intronisation de la coalition Vivaldi, le libéral François Bellot a également fait partie des ministres emmouscaillés par Delannois. Furieux de se voir refuser la réouverture des toilettes de la gare de Tournai, Polo a parodié en patois picard un célèbre tube d’Alain Souchon, qu’il a intitulé Allô Bellot, popo : « D’vant l’WC, asteur eul’porte est fermée, mes fesses j’dois les serrer […] Allô Bellot, popo, fais plaisir à Polo », gouale le socialiste sur les quais de la gare. L’autodérision de Paul-Olivier Delannois cohabite-t-elle avec le ridicule ? Peut-être, mais il s’en fiche.
Le maïeur s’éclipse un court instant et revient avec une tablette tactile. « Pendant les vacances, je me suis organisé mes propres funérailles », introduit-il, conscient de l’effet de surprise créé par son annonce. Sa sélection éclectique compte six titres ; à ses proches de deviner, le moment venu, les raisons de chaque choix : Supplique pour être enterré à la plage de Sète de Georges Brassens, Le tango du Congo du Grand Jojo, Gigi l’amoroso de Dalida, Jojo de Jacques Brel, Avec le temps de Léo Ferré, L’assassin assassiné de Julien Clerc. Exalté par le récit de ses extravagances, Polo expire de longs éclats de rire aigus. On insère une dernière pièce dans le jukebox : pourquoi tenait-il à préparer la cérémonie de son propre enterrement ? « Parce que les gens vont se dire : mais il est fou, ce mec ! Eh bien, c’est tout ce que je veux qu’on retienne de moi. »
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Polo et Lulu. On dirait le titre d’un pastiche de Sailor et Lula, le road-movie romantique et expérimental de David Lynch. Quatre syllabes prononcées à tous les coins de rue à Tournai, toujours dans le même ordre : d’abord lui, puis elle. Rencontrée avant sa nomination, Ludivine Dedonder s’inquiétait d’être présentée comme « la femme du bourgmestre », s’assurait qu’on venait bien interviewer la femme politique. Entre-temps, sur l’échelle de la notoriété, elle a doublé son compagnon, celui qu’elle emmenait dans les karaokés pour guindailler jusqu’à l’aurore. Polo et Lulu ou Lulu et Polo ? Resté à Tournai, loin des fastes du pouvoir fédéral, dans leur maison où, d’après Lulu, il se montre « moins shérif », Paul-Olivier Delannois fredonne peut-être une autre chanson de Souchon — cette fois sans la détourner :
Quand j’serai K.O.
Descendu des plateaux de phonos
Poussé en bas
Par des plus beaux des plus forts que moi
Est-ce que tu m’aimeras encore
Dans cette petite mort