Polo et Lulu, les mamours et le colt

Lui, c’est Paul-Olivier Delannois, dit Polo, bourgmestre de Tournai. Elle, c’est Ludivine Dedonder, dite Lulu, nouvelle ministre fédérale de la Défense. Un shérif et une cheffe des armées pour gouverner, entre storytelling sucré et socialisme trash. Au nom de l’amour, du pouvoir et de la chanson française.

 

« Je jure fidé­li­té au roi, obéis­sance à la Constitution et aux lois du peuple belge, et fidé­li­té à toi, mon cher Polo. » Dans le salon de la reine de l’hôtel de ville de Tournai, au len­de­main des élec­tions com­mu­nales de 2012, « Lulu » prête ser­ment devant « Polo ». Pour la pre­mière fois, le couple for­mé dans le pri­vé par Ludivine Dedonder, nom­mée à cette occa­sion éche­vine du Commerce et du Tourisme, et Pierre-Olivier Delannois, bourg­mestre fai­sant fonc­tion, bati­fole éga­le­ment dans la même mai­son du pou­voir, au col­lège com­mu­nal de Tournai. « Et fidé­li­té à toi, mon cher Polo. » Dans l’assistance, on s’amuse de ce tendre adden­dum, sauf quelques détrac­teurs qui ruminent en silence. Ainsi la libé­rale Marie-Christine Marghem, alors Première éche­vine, manque de s’étrangler, elle qui rêve de se dra­per un jour de l’écharpe maïo­rale de Tournai et de rendre à la pre­mière capi­tale his­to­rique du royaume franc, à l’une des plus vieilles villes de Belgique, un peu de son lustre d’autrefois. Qu’il semble loin, le temps où, sur les planches de la Halle aux Draps, elle gal­va­ni­sait le public aux côtés de Polo à l’occasion du « karao­ké des per­son­na­li­tés », un ren­dez-vous folk­lo qui, d’un seul coup, par la grâce de la chan­son fran­çaise et les ver­tus de la bière locale, étei­gnait les riva­li­tés poli­tiques. Et lui, Polo, il était sous, sous, sous le bal­con oh ! oh ! de Marie-Christineeeeeeeeeuh…

Mais Lulu avait-elle seule­ment le droit de prê­ter ser­ment devant son propre com­pa­gnon ? La ques­tion s’est posée avec insis­tance, comme une fenêtre de tir offerte au camp adverse. Le Code de la démo­cra­tie locale ren­seigne les incom­pa­ti­bi­li­tés entre conseillers com­mu­naux : inter­dic­tion pour les parents et enfants, pour les frères et sœurs, pour les couples mariés et pour les coha­bi­tants légaux de sié­ger au sein de la même assem­blée. Polo et Lulu se sont engouf­frés dans la brèche : étant simples coha­bi­tants de fait, ils n’enfreignent pas la loi. Laquelle, vieillie, « a été créée pour évi­ter qu’une com­mune ne se trouve sous l’emprise d’un pou­voir cla­nique », relève Marc Verdussen, pro­fes­seur de droit consti­tu­tion­nel à l’UCLouvain. « Avec l’évolution de la cel­lule fami­liale, ces craintes ne sont plus vrai­ment justifiées. »

N’empêche que, huit ans après cette pres­ta­tion de ser­ment remar­quée, le couple tire désor­mais les ficelles du pou­voir à Tournai, dans un jeu de marion­net­tistes à quatre mains qui exas­père autant qu’il éblouit. Polo et Lulu forment une marque poli­tique insé­cable dans la région. Elle est sa pre­mière conseillère, il est son pre­mier conseiller. Des spar­ring-part­ners qui se ren­forcent mutuel­le­ment, si bien que Lulu devient dépu­tée fédé­rale en mai 2019, puis sur­tout la pre­mière femme de l’histoire à la tête de la Défense belge en octobre 2020, lais­sant à son Paulo le soin de régner seul sur la Ville aux cinq clo­chers. Pour com­bien de temps encore ? « Après Polo, ce sera Lulu, et puis Cacar », pro­phé­tise Marie-Christine Marghem, désa­bu­sée. L’hydre à deux têtes couve en effet une des­cen­dance : Oscar. Le fils de Ludivine et Pierre-Olivier n’a que 10 ans, mais l’ancienne ministre de l’Environnement lui pré­dit déjà le trône de Tournai.

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Faire un peu de lumière sur le per­son­nage de Ludivine Dedonder, 43 ans, néces­site de s’intéresser au lien très fort qu’elle entre­te­nait avec ses aïeuls. Ses grands-parents mater­nels lui ont incul­qué la valeur du mérite et le sens du tra­vail — sur plu­sieurs géné­ra­tions, la famille a sué sang et eau pour faire tour­ner une bou­tique de vête­ments dans le quar­tier Saint-Jacques. Du côté pater­nel, la future ministre fédé­rale a pris goût au foot par le biais de son grand-père, avant-centre au RCC Tournai, vic­to­rieux de la Coupe de Belgique en 1956 et inter­na­tio­nal en équipe B à une seule reprise, contre le Luxembourg. Cet inté­rêt pour le sport roi a allu­mé une mèche de jour­na­liste chez la petite Ludivine. Enfant, elle enre­gis­trait les matchs de foot et les com­men­tait elle-même d’une voix fluette dans sa chambre tapis­sée de pos­ters de joueurs. À la fin des années 1990, étu­diante en ingé­nieur de ges­tion à l’université de Liège, elle croise par hasard le jour­na­liste Paul Galopin dans un bis­trot de la Cité ardente. Il lui ouvre les portes de la RTBF. De pige en pige, Ludivine Dedonder intègre le ser­vice des sports. Elle anime, trois ans plus tard, les émis­sions spor­tives de Notélé, la chaîne locale de la Wallonie picarde. Durant ces années, la jeune femme cultive son incli­na­tion pour la camé­ra, l’art de poser sa voix et la cer­ti­tude que la vie est faite de ren­contres pro­vi­den­tielles et de témérité.

Né en 1966, Paul-Olivier Delannois gran­dit dans le vil­lage de Pottes, aujourd’hui rat­ta­ché à la com­mune de Celles, à quinze kilo­mètres de Tournai. Ses parents ont trou­vé un loge­ment social à dis­tance rai­son­nable de la socié­té Trois-Suisses, où tra­vaille le père dans le sec­teur de la publi­ci­té pen­dant que la mère veille au bien-être de ses cinq enfants. Polo se connecte à la poli­tique grâce à Guy Spitaels, son pro­fes­seur à l’ULB, auquel il voue une gigan­tesque admi­ra­tion. En 1994, le jeune diplô­mé en sciences poli­tiques obtient de faire cam­pagne pour la figure socia­liste d’Ath, alors can­di­dat sur les listes régio­nales. Les deux hommes se découvrent à cette époque une nou­velle gram­maire com­mune, plus intime que la poli­tique : la perte d’un être cher. Guy Spitaels a connu la mort de sa fille Emmanuelle dix ans plus tôt ; Paul-Olivier vient de perdre son petit frère, Jean-Charles, dans un acci­dent de voi­ture sur la route entre Pecq et Courtrai. Guy Spitaels pro­pose alors à son jeune admi­ra­teur de ren­con­trer ses parents. La scène a mar­qué la vie de Polo. « C’était un père ayant per­du sa fille qui est venu voir des parents ayant per­du leur fils. »

Au début du mil­lé­naire, Ludivine Dedonder fait la connais­sance de Jacques Malpas, atta­ché de presse de Michel Daerden. Impressionné par le bagou et le par­cours de la jeune femme — il tente un flirt, elle l’envoie pro­me­ner — il lui pro­pose de rejoindre le cabi­net Daerden. La néo­phyte découvre la per­son­na­li­té fan­tasque du vice-pré­sident socia­liste du gou­ver­ne­ment wal­lon, avec qui elle fre­donne des tubes de Dalida lorsqu’ils sont en dépla­ce­ment. En 2006, Ludivine Dedonder se pré­sente aux élec­tions com­mu­nales. La jour­na­liste s’appuie sur sa visi­bi­li­té — elle conti­nue à pré­sen­ter les émis­sions spor­tives sur Notélé — et s’installe au col­lège de Tournai en tant qu’échevine. Adieu le jour­na­lisme, adieu Michel Daerden. C’est à la mai­son qu’elle veut déployer sa nou­velle carrière.

Ludivine Dedonder sait gré à son cou­sin de lui avoir posé un lapin à la Fête de l’accordéon, en cette même année 2006. Seule sur la place Saint-Pierre, elle pousse la porte d’un bis­trot et passe la soi­rée avec la seule per­sonne qu’elle recon­naît : le dépu­té wal­lon Paul-Olivier Delannois. Le des­tin n’a pas fait dans la dis­cré­tion. Leur com­pli­ci­té est ful­gu­rante, leur atti­rance mutuelle saute aux yeux. Lorsqu’il s’agit de remuer ses sou­ve­nirs, Polo évoque une autre soi­rée déter­mi­nante dans la genèse du couple. Leur rela­tion n’est encore qu’une esquisse. Lulu l’entraîne dans un karao­ké tour­nai­sien. Il s’y rend un tan­ti­net ner­veux — chan­ter en public, non mer­ci. Les amants en res­sortent hilares dans la lumière pâle de l’aube. Le karao­ké, plus tard, devien­dra l’un des shows favo­ris de Polo le bourgmestre.

Avant de sié­ger au Parlement wal­lon entre 2004 et 2009, Paul-Olivier Delannois y assiste le socia­liste tour­nai­sien Christian Massy, puis le suit comme chef de cabi­net lorsqu’il est élu bourg­mestre de Tournai. En 2012, Rudy Demotte, alors ministre-pré­sident wal­lon et de la Communauté fran­çaise, débarque dans la ville aux Cinq Clochers en pro­ve­nance de Flobecq. L’atmosphère au sein du Parti socia­liste tour­nai­sien devient méphi­tique. Rudy Demotte rem­porte les élec­tions com­mu­nales devant Paul-Olivier Delannois. Empêché, il en fait son « éche­vin délé­gué à la fonc­tion maïo­rale » ; la déno­mi­na­tion « bourg­mestre fai­sant fonc­tion » lui aurait sans doute don­né trop d’importance. Qu’importe : la tra­jec­toire de sa car­rière n’est pas près de flé­chir. Son heure viendra.

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« Échevin délé­gué à la fonc­tion maïo­rale ». Laissez-le rire. Huit ans ont pas­sé. Paul-Olivier Delannois est sor­ti ren­for­cé du scru­tin com­mu­nal de 2018, en s’offrant le luxe de devan­cer, en voix, deux ministres en exer­cice, Rudy Demotte et Marie-Christine Marghem. Exposé sur le bureau du bourg­mestre, un écri­teau ren­seigne : « Polo : shé­rif of Tournai ». Shérif, c’est encore plus flat­teur que maïeur, gou­ver­neur ou calife. Le sur­nom noir­cit les cou­pures de la presse locale. Même le masque anti-Covid du bourg­mestre s’orne d’une étoile de jus­ti­cier. Installé dans son large cana­pé pourpre, un clas­seur de dos­siers ouvert sur les cuisses, Polo donne au pre­mier regard l’impression d’un homme inté­rieur et fleg­ma­tique, plus Charles Bronson que Gary Cooper, le bleu des yeux sou­li­gné par des cernes vio­la­cés, la voix main­te­nue à volume très bas, le regard fixé sur sa main qui gri­bouille des paraphes à la chaîne. Placidité trom­peuse. « Elio Di Rupo, Paul Magnette et d’autres per­son­na­li­tés poli­tiques savent que j’ai mon franc-par­ler et que s’ils mettent cinq francs dans le juke­box, le juke­box va chan­ter. Et il va chan­ter ce qu’il veut chan­ter, pas ce que l’autre a envie d’entendre. »

Le chant du shé­rif oscille entre décla­ra­tions tapa­geuses, dont il aime gâter ses admi­nis­trés, et mesures sévères en matière de sécu­ri­té, pos­ture peu habi­tuelle chez un socia­liste. Le cœur à gauche, le colt à droite ? Non, non, hoche Polo. Il vise jus­te­ment à démon­trer, par sa façon à lui de faire de la poli­tique, que la sécu­ri­té n’est pas l’apanage des par­tis conser­va­teurs, sui­vant une équa­tion inso­luble : « Si les gens ne se sentent pas en sécu­ri­té, com­ment faire pour que les droits démo­cra­tiques soient res­pec­tés ? » En 2015, au nom « du res­pect de l’humain », et pour évi­ter de créer « un sen­ti­ment d’insécurité à Tournai », Paul-Olivier Delannois s’oppose ain­si à l’idée de réaf­fec­ter une caserne inac­tive pour y accueillir sept cents migrants. « J’ai un dis­cours sur les étran­gers par­fois très dur, recon­naît-il. J’ai l’im­pres­sion qu’on ne veut pas abor­der ces sujets-là. » Deux ans plus tard, le shé­rif pro­pose de per­mettre les arres­ta­tions admi­nis­tra­tives en cas de réci­dive de men­di­ci­té devant les com­merces et tout lieu ouvert au public. Lorsque l’arrêté est adop­té en jan­vier 2017, le PS se dis­perse. Certains élus socia­listes, dont Rudy Demotte, consi­dèrent que la mesure péna­lise les vic­times de la pau­vre­té. L’acte admi­nis­tra­tif est même reti­ré à la suite d’un recours au Conseil d’État intro­duit par sept asso­cia­tions. Le conseil com­mu­nal de Tournai se rétracte. Par-delà l’illégalité du texte, sa sym­bo­lique heurte les défen­seurs des droits humains : « Le règle­ment visait spé­ci­fi­que­ment les publics pré­ca­ri­sés. Les exclure de l’espace public, c’est nier la réa­li­té et se don­ner une manière de ne plus devoir s’en occu­per par la suite », explique Maxime Dogot, membre du Mouvement ouvrier chré­tien (MOC) de Wallonie picarde et coor­di­na­teur du recours. Polo est fou de rage. Et ne lui dites pas, à la lec­ture de cette séquence, qu’il a man­qué d’humanité ou d’empathie : « Mon socia­lisme à moi, ce n’est pas de l’as­sis­ta­nat. C’est trop facile de don­ner 50 cents pour avoir bonne conscience. Les causes de la men­di­ci­té sont mul­tiples et cer­taines néces­sitent d’intervenir. Les pro­blèmes d’alcool et de drogue ne se règlent pas seuls ! »

Provocateur, Polo entre­coupe ses déci­sions contro­ver­sées de coups de com­mu­ni­ca­tion fan­tai­sistes. L’un des plus emblé­ma­tiques date de 2016. Depuis deux ans, les auto­ri­tés locales enjoignent à un res­sor­tis­sant russe de quit­ter l’enceinte de la ville. On lui reproche de mal­trai­ter celle qui l’héberge, une femme atteinte d’un retard men­tal. Pour peu, le shé­rif of Tournai pla­car­de­rait sur tous les murs l’ordre qu’il adresse alors au pré­sident russe en per­sonne : que Vladimir Poutine rapa­trie ce res­sor­tis­sant dan­ge­reux pour la ville et ses habi­tants ! Missive res­tée sans réponse, mais quelques semaines plus tard, le paria du pays des tsars aura mys­té­rieu­se­ment dis­pa­ru. Polo réci­dive en 2020, lorsqu’une digue rompt dans le nord de la France et entraîne la mort de mil­liers de pois­sons dans les eaux wal­lonnes. Le bourg­mestre, qui n’a pas été mis au cou­rant de cette catas­trophe, somme Emmanuel Macron de lui rendre des comptes. Titiller les plus grands chefs d’État devient son loi­sir favo­ri et lui per­met de soi­gner sa popu­la­ri­té auprès des citoyens qui raf­folent des tru­cu­lences du bourgmestre.

Organisé chaque année par Lulu dans la Halle aux Draps, le karao­ké des per­son­na­li­tés donne à Polo des lar­geurs pour débri­der son pou­voir de séduc­tion. Une ker­messe poli­tique où les élus en guin­guette se déhanchent et reprennent — ou mas­sacrent — les clas­siques de la chan­son fran­çaise. Tournai revêt alors des allures de petit vil­lage éclai­ré aux lam­pions, qui exor­cise le temps d’une soi­rée les ten­sions de la vie quo­ti­dienne. Sur scène, il est arri­vé à Polo d’imiter le pou­let d’un bat­te­ment des bras pen­dant que l’un de ses éche­vins dégui­sé en pous­sin géant enton­nait La Danse des canards. D’autres cama­rades socia­listes occupent éga­le­ment la vitrine pour gagner l’affection du public. On a vu Daniel Senesael, le bourg­mestre socia­liste d’Estampuis, cer­tai­ne­ment l’élu socia­liste le plus lou­foque de sa géné­ra­tion, se tré­mous­ser vêtu d’un pagne. En 2019, les Tournaisiens ont bat­tu la mesure au rythme de Bella Ciao inter­pré­té par le pré­sident du PS Paul Magnette, gui­tare à la main, la voix grave et l’expression solen­nelle. Avec Polo et Lulu, on « pro­mène son cul sur les rem­parts de Varsovie et son cœur sur les rin­gards de sa folie », en hom­mage à Jacques Brel, le chan­teur fétiche de Paul-Olivier Delannois. Même Marie-Christine Marghem s’y ren­dait, au karao­ké. Pas seule­ment pour chan­ter avec Polo : elle n’oubliera jamais son inter­pré­ta­tion de Johnny Hallyday en cuir com­plet. Mais tout ça, c’est fini. Elle n’y a plus remis les pieds depuis plu­sieurs années. « L’atmosphère s’est dégra­dée, le plu­ra­lisme poli­tique a dis­pa­ru », regrette la ministre. La saga du pont des Trous a défi­ni­ti­ve­ment éven­tré l’entente cor­diale entre la libé­rale et le couple socia­liste. L’avenir de cet ouvrage à haute valeur iden­ti­taire — fal­lait-il vrai­ment le démo­lir pour per­mettre le pas­sage de grosses péniches ? — a don­né lieu à de pué­riles escar­mouches. En fin de compte, chaque camp est res­té sur sa rive, dans l’amère cer­ti­tude d’avoir été trahi.

Faut-il voir dans le pen­chant de Polo pour la sécu­ri­té à la dure l’explication de son rap­pro­che­ment per­son­nel avec Siegfried Bracke ? En jan­vier der­nier, le shé­rif conviait à Tournai le natio­na­liste fla­mand, alors qu’au même moment PS et N‑VA se fuyaient au grand bal des négo­cia­tions pour la for­ma­tion d’un exé­cu­tif natio­nal. La ren­contre avec l’ancien pré­sident de la Chambre était certes infor­melle, mais le sym­bole ne man­quait pas d’éclat. « Avec Polo, on se parle et on se com­prend », dévoile Siegfried Bracke, qui a côtoyé Delannois durant quatre ans au par­le­ment, avant de mettre un terme à sa car­rière poli­tique en 2019. « Il y a même une forme d’a­mi­tié. C’est quelqu’un de très intel­li­gent. Bien avant cer­tains membres de la N‑VA et du PS, il avait déjà com­pris que nos par­tis devaient dis­cu­ter. » Socialistes et natio­na­listes étaient-ils condam­nés à pac­ti­ser ? La ques­tion a agi­té le lan­der­neau pen­dant presque un an. Paul-Olivier Delannois y aurait volon­tiers répon­du par l’affirmative. « La poli­tique, c’est mathé­ma­tique avant d’être phi­lo­so­phique, expli­quait-il encore cet été. Il y a peut-être un moyen dans ce pays de trou­ver les plus petits com­muns déno­mi­na­teurs. Et dans ces plus petits déno­mi­na­teurs, on trouve la pro­blé­ma­tique de la sécurité. »

L’épisode de la ren­contre entre Polo et Siegfried Bracke fait sou­rire Ludivine Dedonder, comme s’il résu­mait à lui seul le per­son­nage Delannois. « Je suis pour le dia­logue, mais jamais une telle idée ne m’aurait tra­ver­sé l’esprit », s’amuse-t-elle. Dans son bureau, le bourg­mestre confirme qu’il pousse cer­tains cur­seurs plus loin que sa concu­bine : « Je mords très fort, très vite. Ludivine va mordre long­temps pour avoir ce qu’elle veut. » Lorsque l’analyse de son com­pa­gnon lui est rap­por­tée, la dépu­tée bas­cule contre le dos­sier de son siège, croise les bras en levant les yeux, pen­sive, avant de lâcher : « Oui, en fait, je suis trash aus­si. » Trash à ses heures. C’est dans l’enceinte des locaux de la Chambre que la lionne sort de sa cage, par­fois pour mordre long­temps, jusqu’à tou­cher l’os. Comme lors des débats par­le­men­taires autour de l’élargissement du chô­mage aux artistes en pleine pan­dé­mie : « Je ne quit­te­rai pas les locaux sans avoir obte­nu une vraie avan­cée, sinon, il fau­dra me traî­ner dehors ! » Aujourd’hui, elle défend un nou­veau pro­jet d’envergure : la gra­tui­té des pro­tec­tions hygié­niques pour toutes les femmes. Féministe, Lulu ? Elle sou­pèse la ques­tion, répond après un bref silence : « Je suis pour le droit des femmes, mais je ne suis pas une fémi­niste avec des œillères, une fémi­niste extré­miste. » La ministre fédé­rale sou­tient les mou­ve­ments de libé­ra­tion de la parole des femmes comme MeToo et Balance ton porc. « Sur les réseaux sociaux, il y a tou­jours un petit “salope”, “connasse” ou une remarque sur le phy­sique qui traînent quand on parle d’une femme politique. »

Est-ce pour cette force de carac­tère qu’elle a été dési­gnée à la tête de la Défense par Paul Magnette ? On la retrouve, peu après sa nomi­na­tion : « J’ai été choi­sie pour ma téna­ci­té sur les dos­siers. Quand la cause est légi­time, je ne lâche rien. » Cette acces­sion au cœur du pou­voir l’expose aux tirs d’autres per­son­na­li­tés encore plus trash, dans un registre bien dif­fé­rent. Sans sur­prise, c’est Theo Francken qui dégou­pille une gre­nade avant tout le monde. Il publie sur Twitter, dès l’annonce de sa nomi­na­tion, une pho­to de Ludivine où elle pose avec son chien dans un large sou­rire, en l’assortissant d’une légende sar­cas­tique : « Notre nou­velle ministre de la Défense ! » Une façon d’appuyer lour­de­ment sur le contraste entre la viri­li­té pré­su­mée du sec­teur mili­taire et le look d’éternelle ado­les­cente de Lulu, avec son visage géné­reu­se­ment maquillé enca­dré par des che­veux blond clair. Un peu plus tard, Theo Francken pilonne encore, en se fen­dant cette fois d’un com­men­taire moins laco­nique : « Ce gou­ver­ne­ment se moque de la Défense. Et il place quelqu’un qui n’y connaît rien, rien, rien, mais si vous l’attaquez on vous trai­te­ra de sexiste gore. What. A. Joke. » La nou­velle ministre encaisse en silence. « C’était tel­le­ment gros que beau­coup ont pris ma défense », explique Ludivine Dedonder. Notamment Laurette Onkelinx, le viro­logue Marc Van Ranst (mar­qué à gauche), le dépu­té socia­liste Patrick Prévot — lequel qua­li­fie­ra aima­ble­ment Theo Francken de « gros beauf, macho qui flirte avec les fachos ». Face à ce barouf média­tique, Ludivine Dedonder ana­lyse la situa­tion à froid : « Certains de mes pré­dé­ces­seurs mas­cu­lins sont arri­vés à la tête du minis­tère de la Défense sans connais­sance ni expé­rience dans ce domaine. Ils ont appris, ils l’ont très bien diri­gé. À l’époque, je n’ai pas enten­du Theo Francken dire qu’ils n’en étaient pas capables. Cette fois, c’est dif­fé­rent parce que je suis une femme. »

À l’échevinat du Commerce, Ludivine Dedonder avait déjà pris l’habitude d’encaisser les ros­se­ries de ses adver­saires. Ces attaques visaient offi­ciel­le­ment sa poli­tique, mais tra­dui­saient peut-être aus­si l’improbation d’une frange du conseil com­mu­nal de Tournai à l’égard du couple. Le der­nier exemple en date pré­cède les élec­tions com­mu­nales de 2018. Lulu lance, via une ASBL de la Ville, l’émission Les Tournaisiennes du shop­ping, sorte de réplique à la sauce picarde de l’émission dif­fu­sée sur RTL. Avec un chèque de 350 euros à la clé et Ludivine en Christina Cordula, l’initiative passe mal. C’est sur­tout le timing qui dérange : sou­tien sin­cère au com­merce local ou mar­ke­ting élec­to­ra­liste ? Qui paye pour ces vidéos ? Le par­ti d’opposition Ensemble, appa­ren­té CDH, inter­pelle la ministre libé­rale des Pouvoirs locaux Valérie De Bue, mais l’affaire est réglée par la pro­duc­tion de l’émission fran­çaise, faute de droit d’auteur. « J’ai été naïve, je n’imaginais pas que les gens allaient s’en ser­vir contre moi, se défend l’intéressée. On me voyait tous les jours dans la presse, je n’avais pas besoin d’une petite vidéo pour gla­ner deux ou trois voix. » L’ASBL doit s’acquitter des frais d’avocats et Ludivine Dedonder se décou­rage, érein­tée par la vio­lence du milieu. Elle est à ce point fré­né­tique qu’elle enchaîne les ulcères. « On bosse comme des fous et on vous sape à la pre­mière ini­tia­tive. Je me suis dit : si les résul­tats des pro­chaines com­mu­nales sont bof, j’arrête. » Les résul­tats ne seront pas bof. Ludivine Dedonder récolte plus de 3 000 voix en 2018, et près de 17 000 aux fédé­rales de mai 2019. Ce score spec­ta­cu­laire la cou­ronne députée.

Avant Lulu, Polo aus­si a trem­pé dans la poli­tique fédé­rale. De 2014 à 2019, jusqu’à ce que les règles internes au PS ne l’empêchent — à sa grande frus­tra­tion — de cumu­ler les man­dats de bourg­mestre et de dépu­té, Paul-Olivier Delannois siège à la Chambre. Sans cesse, il revient à la charge avec les mêmes obses­sions : le sau­ve­tage de la caserne mili­taire de Tournai, la quête d’une alter­na­tive au palais de jus­tice proche de la ruine, l’amélioration de la mobi­li­té en Wallonie picarde… Quand le maïeur débarque à Bruxelles, Eric Van Rompuy, ex-pré­sident CD&V de la com­mis­sion des Finances, et Jan Jambon, alors ministre N‑VA au fédé­ral, grincent en chœur : « Voilà Tournai ! » En charge de la SNCB jusqu’à l’intronisation de la coa­li­tion Vivaldi, le libé­ral François Bellot a éga­le­ment fait par­tie des ministres emmous­caillés par Delannois. Furieux de se voir refu­ser la réou­ver­ture des toi­lettes de la gare de Tournai, Polo a paro­dié en patois picard un célèbre tube d’Alain Souchon, qu’il a inti­tu­lé Allô Bellot, popo : « D’vant l’WC, asteur eul’­porte est fer­mée, mes fesses j’dois les ser­rer […] Allô Bellot, popo, fais plai­sir à Polo », gouale le socia­liste sur les quais de la gare. L’autodérision de Paul-Olivier Delannois coha­bite-t-elle avec le ridi­cule ? Peut-être, mais il s’en fiche.

Le maïeur s’éclipse un court ins­tant et revient avec une tablette tac­tile. « Pendant les vacances, je me suis orga­ni­sé mes propres funé­railles », intro­duit-il, conscient de l’effet de sur­prise créé par son annonce. Sa sélec­tion éclec­tique compte six titres ; à ses proches de devi­ner, le moment venu, les rai­sons de chaque choix : Supplique pour être enter­ré à la plage de Sète de Georges Brassens, Le tan­go du Congo du Grand Jojo, Gigi l’amoroso de Dalida, Jojo de Jacques Brel, Avec le temps de Léo Ferré, L’assassin assas­si­né de Julien Clerc. Exalté par le récit de ses extra­va­gances, Polo expire de longs éclats de rire aigus. On insère une der­nière pièce dans le juke­box : pour­quoi tenait-il à pré­pa­rer la céré­mo­nie de son propre enter­re­ment ? « Parce que les gens vont se dire : mais il est fou, ce mec ! Eh bien, c’est tout ce que je veux qu’on retienne de moi. »

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Polo et Lulu. On dirait le titre d’un pas­tiche de Sailor et Lula, le road-movie roman­tique et expé­ri­men­tal de David Lynch. Quatre syl­labes pro­non­cées à tous les coins de rue à Tournai, tou­jours dans le même ordre : d’abord lui, puis elle. Rencontrée avant sa nomi­na­tion, Ludivine Dedonder s’inquiétait d’être pré­sen­tée comme « la femme du bourg­mestre », s’assurait qu’on venait bien inter­vie­wer la femme poli­tique. Entre-temps, sur l’échelle de la noto­rié­té, elle a dou­blé son com­pa­gnon, celui qu’elle emme­nait dans les karao­kés pour guin­dailler jusqu’à l’aurore. Polo et Lulu ou Lulu et Polo ? Resté à Tournai, loin des fastes du pou­voir fédé­ral, dans leur mai­son où, d’après Lulu, il se montre « moins shé­rif », Paul-Olivier Delannois fre­donne peut-être une autre chan­son de Souchon — cette fois sans la détourner :

Quand j’se­rai K.O.
Descendu des pla­teaux de phonos
Poussé en bas
Par des plus beaux des plus forts que moi
Est-ce que tu m’ai­me­ras encore
Dans cette petite mort