« Je ne suis pas un dictateur, mais … »

PASCAL SMET (VOORUIT)
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S’il n’est pas un dictateur, il est pour certains un despote éclairé, pour d’autres le tortionnaire en chef des automobilistes, pour d’autres encore un homme politique comme Bruxelles en compte trop peu, visionnaire et obstiné. Comment Pascal Smet, fils d’un ouvrier et d’une femme de ménage du pays de Waes, trois fois ministre de la Mobilité et aujourd’hui secrétaire d’État à l’Urbanisme, a-t-il fait pour peu à peu remodeler le visage de la capitale belge selon ses vœux ? La réponse ne tient pas en une phrase...

Ceux qui ne croient guère dans la théo­rie du déter­mi­nisme social seront heu­reux d’écouter l’histoire de Pascal Smet. Déscolarisé à l’âge de 14 ans, son père offi­cia comme peintre en bâti­ment, sa mère comme femme de ménage. Vernir et récu­rer les mai­sons des autres pour se payer la sienne, tel était le conte­nu d’une vie. Chez les Smet, on connais­sait par cœur toutes les marques de débou­cheurs et d’enduits acry­liques, d’aspirateurs et de rou­leaux à marou­fler, mais la liste des ministres du gou­ver­ne­ment son­nait par­fai­te­ment chi­nois à leurs oreilles. Lorsqu’on sor­tait, c’était pour fêter car­na­val dans les rues du vil­lage, par­ti­ci­per aux ker­messes, sillon­ner les bro­cantes ; rare­ment s’aventurait-on jusqu’à Anvers, la métro­pole voi­sine, et les excur­sions à la mer ne s’organisaient qu’en été. C’était la Flandre des forts de guerre et des mai­sons mitoyennes dépa­reillées, des champs de vaches et des canaux d’irrigation, des ven­deurs de patates et de fraises aujourd’hui rem­pla­cés par des aar­dap­pe­lau­to­ma­ten. Pascal Smet y vécut une enfance chiche mais pro­ba­ble­ment heu­reuse ; nous nous en tien­drons à cette bana­li­té, car l’homme n’est pas du genre à s’encombrer du pas­sé, le sien ni celui de Bruxelles. Quand il s’agit de rani­mer sa jeu­nesse, son verbe se fait plus expé­di­tif, moins embra­sé que ses dis­ser­ta­tions sur le futur de la capi­tale, cette ville qu’il tente depuis vingt ans, avec un cer­tain suc­cès, de débou­cher, dépous­sié­rer, repla­fon­ner, repeindre. 

Au vil­lage, Pascal levait les yeux dès que pas­sait un avion, s’imaginait une autre vie lorsque réson­nait le corne de brume d’un bateau sur l’Escaut. « Je rêvais de ces engins, non pas pour les pilo­ter, mais pour échap­per à la cam­pagne », psy­cha­na­lyse-t-il. Du haut de ses 7 ans, il ne loupe pas une miette des élec­tions qui cou­ron­nèrent Jimmy Carter aux États-Unis. En 1985, il mani­feste contre l’installation d’euromissiles amé­ri­cains en Belgique ; c’est l’éveil d’une conscience poli­tique ancrée à gauche. Le pré­sident des socia­listes fla­mands, le cha­ris­ma­tique Karel Van Miert, meneur de la fronde anti­mis­siles, lui fait forte impres­sion. Justement, le SP cherche à détec­ter les talents de demain. Prends ta carte, jeune homme ! Conseiller com­mu­nal puis pro­vin­cial, Pascal Smet occupe dès 1990 la pré­si­dence des jeunes du par­ti en même temps qu’il boucle des études de droit à l’université d’Anvers. « J’étais entou­ré de fils d’avocats et de notaires, je pas­sais pour l’oiseau rare. Quand mes camardes ont appris que je fai­sais par­tie d’une asso­cia­tion pro­gres­siste de gauche, ils ont cru que je m’étais trom­pé d’endroit. »

La poli­tique est une amou­rette d’été ; à 28 ans, Pascal Smet met un terme à tous ses man­dats. « Je vou­lais conti­nuer à tra­vailler au ser­vice de la socié­té, mais pas en poli­tique », résume-t-il. Sauf que les têtes galon­nées de son par­ti, avec lequel il vient de rompre, lui font la plus sédui­sante des offres : un poste de secré­taire d’État à la Mobilité au sein du gou­ver­ne­ment bruxel­lois. Nous sommes en 2003. L’amant désen­chan­té dis­pose de deux jours pour se déci­der. « À l’époque déjà, chaque fois que je me bala­dais à Bruxelles, je n’arrêtais pas de pen­ser à la façon de trans­for­mer telle place, telle rue… Un ami disait de moi que j’étais un urba­niste frus­tré, un archi­tecte en colère. Alors, le jour où on vous offre le pou­voir de chan­ger les choses… »

L’audience est accor­dée sur la ter­rasse d’altitude de la Bibliothèque royale de Belgique, un espace étran­ge­ment désert alors que le Mont des Arts et la Grand-Place sont à deux pas, et que le soleil brille de mille feux. Károly Effenberger, notre pho­to­graphe néer­lan­dais, s’en étonne. « À Amsterdam, si un tel lieu exis­tait, tu n’arriverais même pas à te frayer un che­min pour com­man­der au bar », com­pare-t-il. Bruxelles est ain­si faite, cité intime et inter­na­tio­nale, joyau archi­tec­tu­ral et désastre urba­nis­tique, repous­soir des navet­teurs et nou­veau para­dis des Parisiens, ber­ceau du ter­ro­risme dji­ha­diste et nid farouche des euro­crates, ville de très riches et de très pauvres ; ville ouverte, comme la Rome du film de Rossellini, et qui dans un mou­ve­ment inexo­rable tourne le dos à la Flandre et à la Wallonie, les deux régions qui long­temps l’ont assu­jet­tie. Depuis la baie vitrée du bar qui jouxte la ter­rasse, avec son air d’acteur de thril­ler à la Scorsese, Pascal Smet exa­mine la capi­tale de la Flandre, de la Belgique et de l’Europe, les barres d’immeubles qui rape­tissent les clo­chers des églises, les grues en train d’opérer la ville tumé­fiée que l’on dit sur le che­min de la moder­ni­té. Le secré­taire d’État à l’Urbanisme ne peut s’empêcher, sis sur un tel poste d’observation, de se rêver en roi-bâtis­seur et de redes­si­ner Bruxelles à sa guise. « L’avenue Louise, il fau­drait en faire un axe de flâ­ne­rie entre le bois de la Cambre et la Petite Ceinture, comme c’était le cas autre­fois. Il suf­fi­rait de sup­pri­mer deux tun­nels, de virer des voi­tures, de réamé­na­ger le tram, de construire des pistes cyclables et d’arranger des zones pié­tonnes. » Sa longue-vue ima­gi­naire se braque main­te­nant plein centre, à hau­teur de la place de Brouckère. « J’ai tou­jours dit qu’il fal­lait poser une bombe — c’est une expres­sion, hein — sur l’ancienne poste et le bâti­ment admi­nis­tra­tif de Bruxelles. Bon, ces deux immeubles sont en cours de réno­va­tion, c’est déjà mieux. » La bombe, c’est sur la mai­son du peuple de Victor Horta, dans le quar­tier du Sablon, qu’elle fut lar­guée en 1965, et Pascal Smet exige répa­ra­tion : « Comme puni­tion à cette démo­li­tion absurde, je trouve qu’on devrait la recons­truire à l’identique. »

Beaucoup de gens n’aiment pas Pascal Smet. Les chauf­feurs de taxis, pour com­men­cer, qui récla­mèrent sa démis­sion en 2019, lorsque le ministre ten­tait de conci­lier dans un cadre légal les chauf­feurs Uber avec les tra­di­tion­nels taxi­dri­vers. Une frange des auto­mo­bi­listes che­vron­nés ne peuvent plus le cal­cu­ler, lui qui a peu à peu rétré­ci leur ter­rain de jeu, dès ses deux pre­miers man­dats à la Mobilité entre 2003 et 2009, avant de res­ser­rer l’étau lors du troi­sième entre 2014 et 2019, en scan­dant son éter­nelle maxime : I want a city for people, not a city for cars. Des com­mer­çants par dizaines ont mau­dit ses pro­jets de réamé­na­ge­ment de l’espace public, per­sua­dés qu’il signait leur arrêt de mort. Certains ministres ont par­fois sou­hai­té sa démis­sion, excé­dés par son modus ope­ran­di tapa­geur, sa manière d’exécuter sa vision bille en tête. Il lui arrive sou­vent de tenir des pro­pos choc, qui lui ont déjà valu des remon­trances jusqu’à la chan­cel­le­rie du Premier ministre. Mais à chaque scru­tin Pascal Smet, au lieu d’être sanc­tion­né par ses enne­mis, au lieu d’être écar­té par ses pairs, trouve plé­bis­cite dans les urnes ; et le manège repart pour un tour.

 

Vous dites détes­ter la poli­tique, dans le sens du jeu de pou­voir. Pourquoi y res­tez-vous, dans ce cas ? 

Car il y a Bruxelles. C’est la seule rai­son. Sinon j’arrêterais. Bruxelles est la ville que j’adore, qui m’a adop­té et que j’ai adop­tée. J’aime énor­mé­ment le fait de pou­voir la changer.

« Bruxelles ne sera jamais Aix-en-Provence. Certains — sur­tout la vieille géné­ra­tion, les par­ti­sans d’un conser­va­tisme archi­tec­tu­ral — la conçoivent encore comme une ville bour­geoise du XIXe siècle, et c’est une erreur. »

D’où vous vient cette affec­tion pour la capi­tale, la cité mal-aimée des Flamands ? Vous auriez pu jeter votre dévo­lu sur Anvers, Gand…

J’ai hési­té entre Anvers et Bruxelles, à vrai dire. Gand est trop petite. À Anvers, tout le monde connaît tout le monde après trois mois, et après six mois les gens sont déjà en train de médire à votre pro­pos. Bruxelles est plus inter­na­tio­nale et plus inco­gni­to. De sur­croît, je tra­vaillais déjà dans la capi­tale, je diri­geais le Commissariat géné­ral aux réfu­giés et apa­trides. Deux mois après avoir accep­té le poste de secré­taire d’État à Bruxelles, des Américains sont venus me voir, ils vou­laient que je devienne coor­di­na­teur des CGI (Consultations inter­gou­ver­ne­men­tales sur le droit d’a­sile, les réfu­giés et les migra­tions), un forum basé à Genève, où j’avais tra­vaillé juste avant. Ils m’ont dit : Pascal, Belgium is a pool too small for you to swim in, it’s time you go to the ocean. Mais je m’étais déjà enga­gé vis-à-vis de Bruxelles. Je ne regrette pas.

 

Vingt ans plus tard, à quoi res­semble cette ville ?

D’une cer­taine façon, nous avons gagné le com­bat de la rue. Nous avons rééqui­li­bré l’espace public. Quand je m’exprimais à ce sujet à mes débuts, on me disait : retourne en Flandre avec ton vélo ! Aujourd’hui, les gens ne crient plus, ils demandent : hé, où est notre der­nière piste cyclable ?

 

Ça signi­fie que l’équilibre est atteint entre tous les usa­gers de la route, qu’il ne faut plus tou­cher à rien ?

Non, nous avons encore du tra­vail, mais le cap a radi­ca­le­ment chan­gé de direc­tion, et dans le bon sens. Elke (Van den Brandt, ministre Groen de la Mobilité) œuvre dans une pos­ture net­te­ment plus confor­table que la mienne quand j’étais à sa place. Moi, j’ai fait par­tie des pion­niers, j’étais le ice brea­ker. Le nou­veau com­bat que je mène main­te­nant, c’est celui de l’architecture, pour que Bruxelles ait plus de gueule.

« Les gens oublient par­fois qu’ils vivent en ville. En réa­li­té, ils ont la men­ta­li­té de la cam­pagne. Tu ne peux plus cou­per la moindre branche d’arbre, il faut semer de la pelouse par­tout… C’est en sui­vant ce rai­son­ne­ment qu’on va pri­ver Bruxelles d’avenir, que seuls les hyper-riches pour­ront s’y installer. »

Parce que cette ville est laide ?

Je vois sans doute trop ses défauts. Dorénavant, quand je me pro­mène, je me force à la regar­der non plus avec les lunettes d’un ministre en charge de l’urbanisme, mais avec celles d’un citoyen. Et là je découvre une autre ville, une ville magni­fique. Bruxelles ne sus­cite pas le coup de foudre, moi-même je n’ai pas res­sen­ti un amour immé­diat, mais une fois qu’elle se donne, on en tombe vrai­ment amou­reux. Avec le temps, j’ai appré­cié sa diver­si­té, son manque d’homogénéité. C’est une ville cica­tri­sée, mais de la même façon qu’un être humain peut être très sexy mal­gré ses cica­trices, Bruxelles est atti­rante. On ne doit pas vou­loir créer un ensemble homo­gène, mais sim­ple­ment embras­ser et cares­ser cette diver­si­té de styles. Je ne suis pas en train de dire qu’il est per­mis de faire n’importe quoi au sein des quar­tiers res­tés homo­gènes, mais Bruxelles ne sera jamais Aix-en-Provence. Certains — sur­tout la vieille géné­ra­tion, les par­ti­sans d’un conser­va­tisme archi­tec­tu­ral — la conçoivent encore comme une ville bour­geoise du XIXe siècle, et c’est une erreur.

 

Comment défi­ni­riez-vous Bruxelles, alors ? Quelle éti­quette lui acco­ler, à part celle de l’Europe ? Suivant les cli­chés, Paris c’est la ville des Lumières, Venise celle des roman­tiques, Berlin celle des fêtards et des artistes…

On dit par­fois que Brussels is the new Berlin. Non, Brussels is Brussels ! Nous abri­tons une culture cos­mo­po­lite, qui croit dans le vivre-ensemble, qui inclut faci­le­ment, qui ne juge pas. C’est une ville ouverte, bâtarde, aux iden­ti­tés mul­tiples, sans culture domi­nante, contrai­re­ment à Paris qui est plus fermée. 

 

N’est-ce pas une bana­li­té ? Toute grande ville au rayon­ne­ment inter­na­tio­nal peut se tar­guer d’être ouverte et cosmopolite…

Oui, mais à Bruxelles plus qu’ailleurs. Et puis nous pro­po­sons une qua­li­té de vie, de nom­breux parcs, de plus en plus de pistes cyclables… L’espace public devient la pro­prié­té des habi­tants ; ce n’est pas une ville com­mer­ciale, je dirais. Je crois que beau­coup de gens, à l’étranger mais aus­si en Flandre et en Wallonie, n’ont aucune idée de ce qu’est Bruxelles. Ils ne savent pas à quel point nous avons beau­coup à offrir. Raison pour laquelle j’ai lan­cé un city mar­ke­ting, car nous n’avions encore jamais écrit le nar­ra­tif bruxel­lois à des­ti­na­tion de l’extérieur. Nous devons culti­ver ça, sans que ça devienne du natio­na­lisme. À New York, les habi­tants disent d’abord : I’m a New-Yorker, puis I’m an American. C’est la même chose ici. Moi, quand je suis à l’étranger, je dis d’abord : I’m from Brussels, puis from Europe, puis enfin I’m Belgian.

 

Et puis Flamand ?

Non, ça, jamais. Je suis Bruxellois d’origine fla­mande. D’origine.

 

Pourquoi pla­cez-vous la Belgique en troi­sième position ?

Car dans beau­coup de pays, les gens ne savent pas ce que c’est, la Belgique. Je ne suis pas anti-Belgique, mais Bruxelles, c’est plus faci­le­ment identifiable.

 

Pour que Bruxelles ait « plus de gueule », comme vous dites, vous prô­nez l’érection de bâti­ments intri­gants, ori­gi­naux. Est-ce pour se défaire d’un « Ikea de l’architecture » qui stan­dar­dise les grandes villes d’Europe, un prêt-à-por­ter de la nou­velle construc­tion où tout semble se res­sem­bler, que l’on soit à Lisbonne ou à Stockholm ?

Je com­prends, ça me frappe aus­si. L’architecture s’est inter­na­tio­na­li­sée. Et puis si tu veux beau­coup, ça coûte beau­coup. Mais de nou­veau, dans le pas­sé, Bruxelles n’a pas osé. Les argu­ments étaient réac­tion­naires : on ne veut pas, c’est trop moderne… On abou­tis­sait alors à des com­pro­mis gris. Il faut aus­si qu’on accé­lère les pro­cé­dures de déli­vrance de per­mis, en les sim­pli­fiant et en impli­quant les citoyens dès le début — pas à la fin comme c’est le cas aujourd’hui. De la sorte, tu gagnes beau­coup de temps et donc d’argent, et cet argent épar­gné, le pro­mo­teur peut l’investir dans la qua­li­té du bâtiment.

 

À pro­pos de gestes archi­tec­tu­raux intri­gants, qu’y a‑t-il dans les car­tons ? Que pré­voyez-vous de construire et qui sus­ci­te­ra l’admiration dans cent ans ?

Ce n’est pas un bâti­ment en par­ti­cu­lier, mais une zone entière : la méta­mor­phose du quar­tier Nord. On y a concen­tré toutes les plus grosses erreurs urba­nis­tiques, tout ce qu’il ne faut abso­lu­ment pas faire. À la faveur d’une dyna­mique mi-publique mi-pri­vée, nous allons rendre ce quar­tier beau­coup plus vert, favo­rable aux cyclistes et aux pié­tons ; des gratte-ciels vont pous­ser ; trois nou­velles places publiques seront amé­na­gées autour de la gare ; l’ancienne tour CCN sera démo­lie ; enfin, chan­ge­ment majeur, nous allons mettre fin à la mono­fonc­tion­na­li­té. Ce quar­tier n’abrite aujourd’hui que des bureaux, à l’avenir il y aura des loge­ments, des hôtels et des équi­pe­ments. Enfin, il y a l’axe cultu­rel, avec le musée Kanal et le Kaaitheater — mais ce n’est pas tout. Je suis en train de dis­cu­ter avec Belfius et Proximus pour qu’ils ouvrent leurs col­lec­tions pri­vées au public. Le quar­tier Nord sera donc vert, mixte et cultu­rel. Des deux côtés du canal, il y aura un parc. Les gens iront faire leur bar­be­cue. Une ville avec la mer ou un fleuve, ça apaise, ça dégage des pers­pec­tives, ça laisse rêveur… Bruxelles n’a ni mer ni fleuve, mais elle pos­sède un canal, c’est pour­quoi depuis 2003 je plaide pour qu’elle le valorise.

 

Un jour, arrê­te­ra-t-on de construire en Région bruxel­loise ? Dira-t-on : stop, plus une seule nou­velle brique ? Ou bien va-t-on indé­fi­ni­ment tirer vers le haut et bou­cher les trous ?

On doit conti­nuer à construire, car les villes qui ont arrê­té de construire sont deve­nues hyper chères. L’archétype de ce phé­no­mène, c’est San Francisco. Le loge­ment y est désor­mais impayable, les pauvres vivent dans la rue. 

 

Comment évi­ter mal­gré tout de finir avec la même grille tari­faire qu’à Londres et Paris ? 

En orga­ni­sant une den­si­fi­ca­tion intel­li­gente, par le haut sur­tout, par le bas aus­si. Et en construi­sant beau­coup plus de loge­ments publics, gérés par une agence publique du loge­ment. La den­si­fi­ca­tion de Bruxelles est éga­le­ment néces­saire pour évi­ter l’étalement urbain dans les espaces autour de la ville — ce qu’on appelle la sub­ur­ba­ni­sa­tion. Cette expan­sion a déjà lieu dans les deux Brabants. Plutôt que d’étaler, il faut concen­trer, à Bruxelles mais aus­si dans les petites villes de cam­pagne, qui doivent for­mer des nœuds, des centres névral­giques. Densifier, ça ne veut pas seule­ment dire construire. Je songe aux toits, par exemple : il faut les acti­ver. Non pas en posant un tapis vert sur lequel tu ne peux pas mettre les pieds, comme ce fut long­temps le cas à Bruxelles — com­plè­te­ment dingue… Non, en ins­tal­lant des jar­dins acces­sibles à tous les habi­tants d’un immeuble, ce qui affer­mi­ra au pas­sage les rela­tions entre les occu­pants. Quant aux toits des gratte-ciels, ils doivent être ouverts au grand public, avec un jar­din, un bar, pour­quoi pas un petit parc ou un ter­rain de bas­ket… Nous l’avons impo­sé aux pro­mo­teurs. C’est le pro­jet en cours avec la Blue Tower, sur l’avenue Louise : elle va être rehaus­sée de trois étages, et tout le monde pour­ra accé­der au roof­top, d’où l’on ver­ra la butte du Lion de Waterloo. Bruxelles doit aller plus haut. Il y a de la place pour construire de nou­velles tours. J’observe cette ten­dance à la ver­ti­ca­li­té dans de nom­breuses villes à l’étranger, mais à Bruxelles…

 

Vous sen­tez une forme de résistance ?

Oui, notam­ment au sein de la vieille géné­ra­tion conser­va­trice dont j’ai par­lé plus tôt. D’une façon géné­rale, je trouve que dans cette ville, le débat est acca­pa­ré par quelques struc­tures, qui défendent mor­di­cus une idéo­lo­gie ancrée dans le pas­sé, et puis tous les autres qui pensent autre­ment, les urba­nistes, les archi­tectes, on ne les entend pas car ils ne sont pas orga­ni­sés. Dès lors, les dis­cus­sions s’articulent autour de ques­tions binaires, pour ou contre les tours, pour ou contre la den­si­fi­ca­tion, alors que ces sujets méritent la nuance. J’ai aus­si le sen­ti­ment que les gens oublient qu’ils vivent en ville. En réa­li­té, ils ont la men­ta­li­té de la cam­pagne. Tu ne peux plus cou­per la moindre branche d’arbre, il faut semer de la pelouse par­tout… C’est en sui­vant ce rai­son­ne­ment qu’on va pri­ver Bruxelles d’avenir, que seuls les hyper-riches pour­ront s’y ins­tal­ler. Maintenant, j’en suis le pre­mier conscient, par le pas­sé on a exa­gé­ré avec la miné­ra­li­sa­tion. Je pense d’ailleurs que, comme on doit oser den­si­fier Bruxelles, il faut oser la déden­si­fier. Je constate qu’à Saint-Josse ou Molenbeek, deux com­munes très denses, on com­mence à peine à se plaindre de cette sur­charge démo­gra­phique ; le dis­cours selon lequel « il faut arrê­ter de construire, il n’y a plus de place », tu l’entends sur­tout à Woluwe ou à Watermael-Boitsfort, où en réa­li­té c’est très vert et pas très dense. Étrange…

 

Faudrait-il un grand ordon­na­teur, un puis­sant maître-archi­tecte pour pla­ni­fier la trans­for­ma­tion de la ville ?

Pourquoi Nantes et Strasbourg ont-elles réus­si leur mue ? Car à leur tête, il n’y a qu’un seul ou une seule bourg­mestre gui­dée par la même vision. Je fais une paren­thèse. À mes yeux, la poli­tique, en par­ti­cu­lier sur le ter­ri­toire d’une ville, souffre d’un pro­fond han­di­cap, c’est l’absence de vision. Moi, si j’ai accep­té la pro­po­si­tion de mon par­ti, bien sûr c’est parce que j’aimais Bruxelles, mais aus­si parce que j’avais une vision, j’étais por­té par des convic­tions. Le pié­ton­nier dans le centre, allez lire mes pre­mières inter­views en 2003, j’en par­lais déjà ! Mais ce n’est pas tout d’avoir une vision, il faut ensuite convaincre les gens que c’est la bonne. Enfin, si tu es élu, tu dois réa­li­ser ce que tu as pro­mis. Oui, tu vas ren­con­trer des adver­saires féroces, des oppo­si­tions. Je ne suis pas un dic­ta­teur, hein, mais quand je réa­lise l’aménagement d’un espace public, j’ai par­fois le sen­ti­ment de rendre les gens heu­reux contre leur propre volon­té. Le pié­ton­nier en est une bonne illus­tra­tion. Tout comme le tram 9, la jour­née sans voi­ture… À chaque fois, au départ, les gens y étaient opposés.

 

Lorsque vous dites prendre des mesures qui vont par­fois à l’encontre des aspi­ra­tions des citoyens, cer­tains saluent votre cou­rage poli­tique, mais d’autres dénoncent une sorte de des­po­tisme éclairé.

Si ton pro­jet est mau­vais et que les citoyens sont mal­heu­reux, alors c’est simple, ils ne vont plus voter pour toi. C’est à ça que servent les élec­tions dans une démo­cra­tie. La poli­tique est en train de mou­rir, parce qu’avec les réseaux sociaux relayés par les médias, les élus se retrouvent dans une pos­ture où il leur semble plus facile de dire non que oui. À Bruxelles en par­ti­cu­lier, on peut faire une car­rière poli­tique com­plète en récol­tant les voix de tous ceux qui sont contre. Je le vois en cas de pro­jet immo­bi­lier : les man­da­taires sont embal­lés, et puis au moment où un comi­té de quar­tier s’y oppose, cer­tains retournent leur veste… C’est néga­tif et ça ralen­tit la trans­for­ma­tion de la ville. Pourtant, qui s’opposerait à l’aménagement d’un square où les enfants pour­ront jouer tran­quille­ment ? Évidemment, si tu pré­sentes le pro­jet en insis­tant sur les places de par­king qui vont dis­pa­raître, les gens sont en panique totale.

 

Vous menez en ce moment un com­bat pour réor­ga­ni­ser le quar­tier tou­ris­tique du Sablon, avec l’intention de sup­pri­mer le par­king en son centre. Sur les vitrines de cer­tains com­merces, les oppo­sants au pro­jet ont appo­sé des auto­col­lants anti-Pascal Smet.

Oui, mais je suis sûr qu’on va y arri­ver. La force d’une bonne idée, on ne peut jamais l’arrêter, on peut juste la ralen­tir. Le Sablon, en réa­li­té, 90 % des gens sont pour. Même les types avec leur Porsche sont favo­rables à la pié­ton­ni… non, la paci­fi­ca­tion, on va plu­tôt dire ça comme ça, du Sablon.

 

Ces auto­col­lants sont une fidèle reprise de ceux qui bro­car­daient Yvan Mayeur, du temps du pié­ton­nier. Rapprochement trou­blant, car chez l’ancien bourg­mestre socia­liste de Bruxelles-Ville comme chez vous, on peut obser­ver le même tem­pé­ra­ment fon­ceur, péné­tré, un peu « roi-bâtisseur ».

Yvan avait beau­coup de défauts, mais sur le coup, avouons-le, il a assu­mé. Ça a pris du temps de le convaincre d’instaurer le pié­ton­nier — je le sais car avec Henri Simons (alors éche­vin Ecolo à l’Urbanisme) et Philippe Close (actuel bourg­mestre de Bruxelles-Ville), on a dû batailler… Au bout d’un moment, il a adop­té l’idée, puis il a eu les couilles de l’exécuter. Peut-être pas avec la bonne méthode, mais c’est un autre débat. 

 

Ministre-pré­sident de la Région bruxel­loise, ce serait votre « dream job » ?

Ah, j’aimerais bien… Mais je sais que ça n’arrivera jamais. Tant qu’on aura des listes néer­lan­do­phones et fran­co­phones, ce sera impossible. 

 

Quand vous écou­tez Rudi Vervoort, le ministre-pré­sident socia­liste actuel, vous vous sen­tez par­fois frus­tré, vous aime­riez être à sa place pour mener autre­ment la poli­tique à Bruxelles ?

Je pense que oui, je ferais ça dif­fé­rem­ment. Rudi Vervoort est une bonne per­sonne qui abat un bou­lot impor­tant, mais il doit être plus asser­tif. Il ne s’impose pas. Bon, cha­cun son caractère.

 

C’est ce qui manque à Bruxelles : un homme ou une femme de poigne pour incar­ner à elle seule la cité ?

Oui, et c’est pour ça qu’il fau­drait un seul bourg­mestre. Mais ça n’a jamais eu lieu dans toute l’histoire de Bruxelles.

 

Votre noto­rié­té dépasse lar­ge­ment le champ de vos com­pé­tences. Notamment parce que vous avez été l’auteur de for­mu­la­tions tape-à‑l’œil qui ont fait date, comme le jour où vous avez com­pa­ré Bruxelles à une pros­ti­tuée, « à la fois belle, exci­tante et déplai­sante ». Est-ce jus­te­ment une manière cal­cu­lée de vous affir­mer comme l’un des lea­ders de la capi­tale, voire comme l’incarnation du pou­voir bruxellois ?

Moi, j’aime le débat, le vrai. Il suf­fit par­fois d’une phrase pour le déclen­cher. J’adore cette expres­sion en fran­çais : du choc des idées jaillit la lumière. Malheureusement, il arrive que l’on déforme ta phrase, cette défor­ma­tion devient la réa­li­té, et la marche arrière est impossible.

 

Par exemple, cette décla­ra­tion sur Bruxelles la pros­ti­tuée, ce n’est pas de vous ?

Oui, je l’ai dit, mais c’était dans un contexte plus large et plus nuan­cé. Je l’ai pen­sée comme une expres­sion lit­té­raire. Le but n’était pas déni­grant pour Bruxelles ni pour les femmes. Des artistes comme Arno ont eu recours à une méta­phore du genre dans des termes beau­coup plus forts. Mais c’était l’époque des pistes cyclables, et cer­tains se sont sai­sis de cette polé­mique pour ten­ter de me tuer politiquement.

 

Vous êtes l’un des rares diri­geants bruxel­lois qui se pro­noncent en faveur d’une grande réforme des ins­ti­tu­tions de la Région. Pourquoi cette position ?

Il y a à Bruxelles trop d’hommes et de femmes poli­tiques, trop de struc­tures, trop d’instances. Je crois que la fusion des dix-neuf com­munes est néces­saire, en gar­dant des dis­tricts ou stad­sde­len, selon un décou­page de la carte qui cor­res­pond aux réa­li­tés socioé­co­no­miques et ter­ri­to­riales de Bruxelles. Le décou­page actuel est bizarre et arbi­traire, et les pré­ro­ga­tives don­nées aux com­munes sont trop impor­tantes. Même les réfu­giés ukrai­niens sont per­dus : dans le CPAS d’une com­mune c’est comme ceci, une autre comme cela, les droits et devoirs varient d’une rue à l’autre… Ils se demandent ce que c’est que ce foutoir.

Qui va vous sou­te­nir ? On sait que les par­tis tiennent à cette construc­tion admi­nis­tra­tive à strates mul­tiples, qui leur per­met de dis­tri­buer des man­dats dans tous les sens — bourg­mestres, éche­vins… En concen­trant le pou­voir à la Région, ils per­draient nombre de prérogatives.

Qui va me sou­te­nir ? La nou­velle géné­ra­tion. De plus en plus de bourg­mestres sont en fin de vie poli­tique, ils seront rem­pla­cés par des jeunes dési­reux de réfor­mer les ins­ti­tu­tions bruxel­loises en pro­fon­deur. Dans les dis­cours, cette idée occupe une place crois­sante. Il n’est pas seule­ment ques­tion de sim­pli­fier Bruxelles, mais aus­si de mettre fin au défi­cit démo­cra­tique qu’accuse cette ville. Les néer­lan­do­phones sont sur­re­pré­sen­tés au gou­ver­ne­ment bruxel­lois, puisqu’ils détiennent trois minis­tères sur huit, alors qu’il n’y a que 10 % de Flamands par­mi la popu­la­tion bruxel­loise. En revanche, 25 à 30 % des habi­tants sont des Européens, mais eux n’ont pas le droit de vote aux élec­tions régio­nales. La popu­la­tion bruxel­loise s’est consi­dé­ra­ble­ment diver­si­fiée, mais le sys­tème poli­tique qui conduit à élire ses repré­sen­tants est res­té le même.