S’il n’est pas un dictateur, il est pour certains un despote éclairé, pour d’autres le tortionnaire en chef des automobilistes, pour d’autres encore un homme politique comme Bruxelles en compte trop peu, visionnaire et obstiné. Comment Pascal Smet, fils d’un ouvrier et d’une femme de ménage du pays de Waes, trois fois ministre de la Mobilité et aujourd’hui secrétaire d’État à l’Urbanisme, a-t-il fait pour peu à peu remodeler le visage de la capitale belge selon ses vœux ? La réponse ne tient pas en une phrase...
Ceux qui ne croient guère dans la théorie du déterminisme social seront heureux d’écouter l’histoire de Pascal Smet. Déscolarisé à l’âge de 14 ans, son père officia comme peintre en bâtiment, sa mère comme femme de ménage. Vernir et récurer les maisons des autres pour se payer la sienne, tel était le contenu d’une vie. Chez les Smet, on connaissait par cœur toutes les marques de déboucheurs et d’enduits acryliques, d’aspirateurs et de rouleaux à maroufler, mais la liste des ministres du gouvernement sonnait parfaitement chinois à leurs oreilles. Lorsqu’on sortait, c’était pour fêter carnaval dans les rues du village, participer aux kermesses, sillonner les brocantes ; rarement s’aventurait-on jusqu’à Anvers, la métropole voisine, et les excursions à la mer ne s’organisaient qu’en été. C’était la Flandre des forts de guerre et des maisons mitoyennes dépareillées, des champs de vaches et des canaux d’irrigation, des vendeurs de patates et de fraises aujourd’hui remplacés par des aardappelautomaten. Pascal Smet y vécut une enfance chiche mais probablement heureuse ; nous nous en tiendrons à cette banalité, car l’homme n’est pas du genre à s’encombrer du passé, le sien ni celui de Bruxelles. Quand il s’agit de ranimer sa jeunesse, son verbe se fait plus expéditif, moins embrasé que ses dissertations sur le futur de la capitale, cette ville qu’il tente depuis vingt ans, avec un certain succès, de déboucher, dépoussiérer, replafonner, repeindre.
Au village, Pascal levait les yeux dès que passait un avion, s’imaginait une autre vie lorsque résonnait le corne de brume d’un bateau sur l’Escaut. « Je rêvais de ces engins, non pas pour les piloter, mais pour échapper à la campagne », psychanalyse-t-il. Du haut de ses 7 ans, il ne loupe pas une miette des élections qui couronnèrent Jimmy Carter aux États-Unis. En 1985, il manifeste contre l’installation d’euromissiles américains en Belgique ; c’est l’éveil d’une conscience politique ancrée à gauche. Le président des socialistes flamands, le charismatique Karel Van Miert, meneur de la fronde antimissiles, lui fait forte impression. Justement, le SP cherche à détecter les talents de demain. Prends ta carte, jeune homme ! Conseiller communal puis provincial, Pascal Smet occupe dès 1990 la présidence des jeunes du parti en même temps qu’il boucle des études de droit à l’université d’Anvers. « J’étais entouré de fils d’avocats et de notaires, je passais pour l’oiseau rare. Quand mes camardes ont appris que je faisais partie d’une association progressiste de gauche, ils ont cru que je m’étais trompé d’endroit. »
La politique est une amourette d’été ; à 28 ans, Pascal Smet met un terme à tous ses mandats. « Je voulais continuer à travailler au service de la société, mais pas en politique », résume-t-il. Sauf que les têtes galonnées de son parti, avec lequel il vient de rompre, lui font la plus séduisante des offres : un poste de secrétaire d’État à la Mobilité au sein du gouvernement bruxellois. Nous sommes en 2003. L’amant désenchanté dispose de deux jours pour se décider. « À l’époque déjà, chaque fois que je me baladais à Bruxelles, je n’arrêtais pas de penser à la façon de transformer telle place, telle rue… Un ami disait de moi que j’étais un urbaniste frustré, un architecte en colère. Alors, le jour où on vous offre le pouvoir de changer les choses… »
L’audience est accordée sur la terrasse d’altitude de la Bibliothèque royale de Belgique, un espace étrangement désert alors que le Mont des Arts et la Grand-Place sont à deux pas, et que le soleil brille de mille feux. Károly Effenberger, notre photographe néerlandais, s’en étonne. « À Amsterdam, si un tel lieu existait, tu n’arriverais même pas à te frayer un chemin pour commander au bar », compare-t-il. Bruxelles est ainsi faite, cité intime et internationale, joyau architectural et désastre urbanistique, repoussoir des navetteurs et nouveau paradis des Parisiens, berceau du terrorisme djihadiste et nid farouche des eurocrates, ville de très riches et de très pauvres ; ville ouverte, comme la Rome du film de Rossellini, et qui dans un mouvement inexorable tourne le dos à la Flandre et à la Wallonie, les deux régions qui longtemps l’ont assujettie. Depuis la baie vitrée du bar qui jouxte la terrasse, avec son air d’acteur de thriller à la Scorsese, Pascal Smet examine la capitale de la Flandre, de la Belgique et de l’Europe, les barres d’immeubles qui rapetissent les clochers des églises, les grues en train d’opérer la ville tuméfiée que l’on dit sur le chemin de la modernité. Le secrétaire d’État à l’Urbanisme ne peut s’empêcher, sis sur un tel poste d’observation, de se rêver en roi-bâtisseur et de redessiner Bruxelles à sa guise. « L’avenue Louise, il faudrait en faire un axe de flânerie entre le bois de la Cambre et la Petite Ceinture, comme c’était le cas autrefois. Il suffirait de supprimer deux tunnels, de virer des voitures, de réaménager le tram, de construire des pistes cyclables et d’arranger des zones piétonnes. » Sa longue-vue imaginaire se braque maintenant plein centre, à hauteur de la place de Brouckère. « J’ai toujours dit qu’il fallait poser une bombe — c’est une expression, hein — sur l’ancienne poste et le bâtiment administratif de Bruxelles. Bon, ces deux immeubles sont en cours de rénovation, c’est déjà mieux. » La bombe, c’est sur la maison du peuple de Victor Horta, dans le quartier du Sablon, qu’elle fut larguée en 1965, et Pascal Smet exige réparation : « Comme punition à cette démolition absurde, je trouve qu’on devrait la reconstruire à l’identique. »
Beaucoup de gens n’aiment pas Pascal Smet. Les chauffeurs de taxis, pour commencer, qui réclamèrent sa démission en 2019, lorsque le ministre tentait de concilier dans un cadre légal les chauffeurs Uber avec les traditionnels taxidrivers. Une frange des automobilistes chevronnés ne peuvent plus le calculer, lui qui a peu à peu rétréci leur terrain de jeu, dès ses deux premiers mandats à la Mobilité entre 2003 et 2009, avant de resserrer l’étau lors du troisième entre 2014 et 2019, en scandant son éternelle maxime : I want a city for people, not a city for cars. Des commerçants par dizaines ont maudit ses projets de réaménagement de l’espace public, persuadés qu’il signait leur arrêt de mort. Certains ministres ont parfois souhaité sa démission, excédés par son modus operandi tapageur, sa manière d’exécuter sa vision bille en tête. Il lui arrive souvent de tenir des propos choc, qui lui ont déjà valu des remontrances jusqu’à la chancellerie du Premier ministre. Mais à chaque scrutin Pascal Smet, au lieu d’être sanctionné par ses ennemis, au lieu d’être écarté par ses pairs, trouve plébiscite dans les urnes ; et le manège repart pour un tour.
Vous dites détester la politique, dans le sens du jeu de pouvoir. Pourquoi y restez-vous, dans ce cas ?
Car il y a Bruxelles. C’est la seule raison. Sinon j’arrêterais. Bruxelles est la ville que j’adore, qui m’a adopté et que j’ai adoptée. J’aime énormément le fait de pouvoir la changer.
« Bruxelles ne sera jamais Aix-en-Provence. Certains — surtout la vieille génération, les partisans d’un conservatisme architectural — la conçoivent encore comme une ville bourgeoise du XIXe siècle, et c’est une erreur. »
D’où vous vient cette affection pour la capitale, la cité mal-aimée des Flamands ? Vous auriez pu jeter votre dévolu sur Anvers, Gand…
J’ai hésité entre Anvers et Bruxelles, à vrai dire. Gand est trop petite. À Anvers, tout le monde connaît tout le monde après trois mois, et après six mois les gens sont déjà en train de médire à votre propos. Bruxelles est plus internationale et plus incognito. De surcroît, je travaillais déjà dans la capitale, je dirigeais le Commissariat général aux réfugiés et apatrides. Deux mois après avoir accepté le poste de secrétaire d’État à Bruxelles, des Américains sont venus me voir, ils voulaient que je devienne coordinateur des CGI (Consultations intergouvernementales sur le droit d’asile, les réfugiés et les migrations), un forum basé à Genève, où j’avais travaillé juste avant. Ils m’ont dit : Pascal, Belgium is a pool too small for you to swim in, it’s time you go to the ocean. Mais je m’étais déjà engagé vis-à-vis de Bruxelles. Je ne regrette pas.
Vingt ans plus tard, à quoi ressemble cette ville ?
D’une certaine façon, nous avons gagné le combat de la rue. Nous avons rééquilibré l’espace public. Quand je m’exprimais à ce sujet à mes débuts, on me disait : retourne en Flandre avec ton vélo ! Aujourd’hui, les gens ne crient plus, ils demandent : hé, où est notre dernière piste cyclable ?
Ça signifie que l’équilibre est atteint entre tous les usagers de la route, qu’il ne faut plus toucher à rien ?
Non, nous avons encore du travail, mais le cap a radicalement changé de direction, et dans le bon sens. Elke (Van den Brandt, ministre Groen de la Mobilité) œuvre dans une posture nettement plus confortable que la mienne quand j’étais à sa place. Moi, j’ai fait partie des pionniers, j’étais le ice breaker. Le nouveau combat que je mène maintenant, c’est celui de l’architecture, pour que Bruxelles ait plus de gueule.
« Les gens oublient parfois qu’ils vivent en ville. En réalité, ils ont la mentalité de la campagne. Tu ne peux plus couper la moindre branche d’arbre, il faut semer de la pelouse partout… C’est en suivant ce raisonnement qu’on va priver Bruxelles d’avenir, que seuls les hyper-riches pourront s’y installer. »
Parce que cette ville est laide ?
Je vois sans doute trop ses défauts. Dorénavant, quand je me promène, je me force à la regarder non plus avec les lunettes d’un ministre en charge de l’urbanisme, mais avec celles d’un citoyen. Et là je découvre une autre ville, une ville magnifique. Bruxelles ne suscite pas le coup de foudre, moi-même je n’ai pas ressenti un amour immédiat, mais une fois qu’elle se donne, on en tombe vraiment amoureux. Avec le temps, j’ai apprécié sa diversité, son manque d’homogénéité. C’est une ville cicatrisée, mais de la même façon qu’un être humain peut être très sexy malgré ses cicatrices, Bruxelles est attirante. On ne doit pas vouloir créer un ensemble homogène, mais simplement embrasser et caresser cette diversité de styles. Je ne suis pas en train de dire qu’il est permis de faire n’importe quoi au sein des quartiers restés homogènes, mais Bruxelles ne sera jamais Aix-en-Provence. Certains — surtout la vieille génération, les partisans d’un conservatisme architectural — la conçoivent encore comme une ville bourgeoise du XIXe siècle, et c’est une erreur.
Comment définiriez-vous Bruxelles, alors ? Quelle étiquette lui accoler, à part celle de l’Europe ? Suivant les clichés, Paris c’est la ville des Lumières, Venise celle des romantiques, Berlin celle des fêtards et des artistes…
On dit parfois que Brussels is the new Berlin. Non, Brussels is Brussels ! Nous abritons une culture cosmopolite, qui croit dans le vivre-ensemble, qui inclut facilement, qui ne juge pas. C’est une ville ouverte, bâtarde, aux identités multiples, sans culture dominante, contrairement à Paris qui est plus fermée.
N’est-ce pas une banalité ? Toute grande ville au rayonnement international peut se targuer d’être ouverte et cosmopolite…
Oui, mais à Bruxelles plus qu’ailleurs. Et puis nous proposons une qualité de vie, de nombreux parcs, de plus en plus de pistes cyclables… L’espace public devient la propriété des habitants ; ce n’est pas une ville commerciale, je dirais. Je crois que beaucoup de gens, à l’étranger mais aussi en Flandre et en Wallonie, n’ont aucune idée de ce qu’est Bruxelles. Ils ne savent pas à quel point nous avons beaucoup à offrir. Raison pour laquelle j’ai lancé un city marketing, car nous n’avions encore jamais écrit le narratif bruxellois à destination de l’extérieur. Nous devons cultiver ça, sans que ça devienne du nationalisme. À New York, les habitants disent d’abord : I’m a New-Yorker, puis I’m an American. C’est la même chose ici. Moi, quand je suis à l’étranger, je dis d’abord : I’m from Brussels, puis from Europe, puis enfin I’m Belgian.
Et puis Flamand ?
Non, ça, jamais. Je suis Bruxellois d’origine flamande. D’origine.
Pourquoi placez-vous la Belgique en troisième position ?
Car dans beaucoup de pays, les gens ne savent pas ce que c’est, la Belgique. Je ne suis pas anti-Belgique, mais Bruxelles, c’est plus facilement identifiable.
Pour que Bruxelles ait « plus de gueule », comme vous dites, vous prônez l’érection de bâtiments intrigants, originaux. Est-ce pour se défaire d’un « Ikea de l’architecture » qui standardise les grandes villes d’Europe, un prêt-à-porter de la nouvelle construction où tout semble se ressembler, que l’on soit à Lisbonne ou à Stockholm ?
Je comprends, ça me frappe aussi. L’architecture s’est internationalisée. Et puis si tu veux beaucoup, ça coûte beaucoup. Mais de nouveau, dans le passé, Bruxelles n’a pas osé. Les arguments étaient réactionnaires : on ne veut pas, c’est trop moderne… On aboutissait alors à des compromis gris. Il faut aussi qu’on accélère les procédures de délivrance de permis, en les simplifiant et en impliquant les citoyens dès le début — pas à la fin comme c’est le cas aujourd’hui. De la sorte, tu gagnes beaucoup de temps et donc d’argent, et cet argent épargné, le promoteur peut l’investir dans la qualité du bâtiment.
À propos de gestes architecturaux intrigants, qu’y a‑t-il dans les cartons ? Que prévoyez-vous de construire et qui suscitera l’admiration dans cent ans ?
Ce n’est pas un bâtiment en particulier, mais une zone entière : la métamorphose du quartier Nord. On y a concentré toutes les plus grosses erreurs urbanistiques, tout ce qu’il ne faut absolument pas faire. À la faveur d’une dynamique mi-publique mi-privée, nous allons rendre ce quartier beaucoup plus vert, favorable aux cyclistes et aux piétons ; des gratte-ciels vont pousser ; trois nouvelles places publiques seront aménagées autour de la gare ; l’ancienne tour CCN sera démolie ; enfin, changement majeur, nous allons mettre fin à la monofonctionnalité. Ce quartier n’abrite aujourd’hui que des bureaux, à l’avenir il y aura des logements, des hôtels et des équipements. Enfin, il y a l’axe culturel, avec le musée Kanal et le Kaaitheater — mais ce n’est pas tout. Je suis en train de discuter avec Belfius et Proximus pour qu’ils ouvrent leurs collections privées au public. Le quartier Nord sera donc vert, mixte et culturel. Des deux côtés du canal, il y aura un parc. Les gens iront faire leur barbecue. Une ville avec la mer ou un fleuve, ça apaise, ça dégage des perspectives, ça laisse rêveur… Bruxelles n’a ni mer ni fleuve, mais elle possède un canal, c’est pourquoi depuis 2003 je plaide pour qu’elle le valorise.
Un jour, arrêtera-t-on de construire en Région bruxelloise ? Dira-t-on : stop, plus une seule nouvelle brique ? Ou bien va-t-on indéfiniment tirer vers le haut et boucher les trous ?
On doit continuer à construire, car les villes qui ont arrêté de construire sont devenues hyper chères. L’archétype de ce phénomène, c’est San Francisco. Le logement y est désormais impayable, les pauvres vivent dans la rue.
Comment éviter malgré tout de finir avec la même grille tarifaire qu’à Londres et Paris ?
En organisant une densification intelligente, par le haut surtout, par le bas aussi. Et en construisant beaucoup plus de logements publics, gérés par une agence publique du logement. La densification de Bruxelles est également nécessaire pour éviter l’étalement urbain dans les espaces autour de la ville — ce qu’on appelle la suburbanisation. Cette expansion a déjà lieu dans les deux Brabants. Plutôt que d’étaler, il faut concentrer, à Bruxelles mais aussi dans les petites villes de campagne, qui doivent former des nœuds, des centres névralgiques. Densifier, ça ne veut pas seulement dire construire. Je songe aux toits, par exemple : il faut les activer. Non pas en posant un tapis vert sur lequel tu ne peux pas mettre les pieds, comme ce fut longtemps le cas à Bruxelles — complètement dingue… Non, en installant des jardins accessibles à tous les habitants d’un immeuble, ce qui affermira au passage les relations entre les occupants. Quant aux toits des gratte-ciels, ils doivent être ouverts au grand public, avec un jardin, un bar, pourquoi pas un petit parc ou un terrain de basket… Nous l’avons imposé aux promoteurs. C’est le projet en cours avec la Blue Tower, sur l’avenue Louise : elle va être rehaussée de trois étages, et tout le monde pourra accéder au rooftop, d’où l’on verra la butte du Lion de Waterloo. Bruxelles doit aller plus haut. Il y a de la place pour construire de nouvelles tours. J’observe cette tendance à la verticalité dans de nombreuses villes à l’étranger, mais à Bruxelles…
Vous sentez une forme de résistance ?
Oui, notamment au sein de la vieille génération conservatrice dont j’ai parlé plus tôt. D’une façon générale, je trouve que dans cette ville, le débat est accaparé par quelques structures, qui défendent mordicus une idéologie ancrée dans le passé, et puis tous les autres qui pensent autrement, les urbanistes, les architectes, on ne les entend pas car ils ne sont pas organisés. Dès lors, les discussions s’articulent autour de questions binaires, pour ou contre les tours, pour ou contre la densification, alors que ces sujets méritent la nuance. J’ai aussi le sentiment que les gens oublient qu’ils vivent en ville. En réalité, ils ont la mentalité de la campagne. Tu ne peux plus couper la moindre branche d’arbre, il faut semer de la pelouse partout… C’est en suivant ce raisonnement qu’on va priver Bruxelles d’avenir, que seuls les hyper-riches pourront s’y installer. Maintenant, j’en suis le premier conscient, par le passé on a exagéré avec la minéralisation. Je pense d’ailleurs que, comme on doit oser densifier Bruxelles, il faut oser la dédensifier. Je constate qu’à Saint-Josse ou Molenbeek, deux communes très denses, on commence à peine à se plaindre de cette surcharge démographique ; le discours selon lequel « il faut arrêter de construire, il n’y a plus de place », tu l’entends surtout à Woluwe ou à Watermael-Boitsfort, où en réalité c’est très vert et pas très dense. Étrange…
Faudrait-il un grand ordonnateur, un puissant maître-architecte pour planifier la transformation de la ville ?
Pourquoi Nantes et Strasbourg ont-elles réussi leur mue ? Car à leur tête, il n’y a qu’un seul ou une seule bourgmestre guidée par la même vision. Je fais une parenthèse. À mes yeux, la politique, en particulier sur le territoire d’une ville, souffre d’un profond handicap, c’est l’absence de vision. Moi, si j’ai accepté la proposition de mon parti, bien sûr c’est parce que j’aimais Bruxelles, mais aussi parce que j’avais une vision, j’étais porté par des convictions. Le piétonnier dans le centre, allez lire mes premières interviews en 2003, j’en parlais déjà ! Mais ce n’est pas tout d’avoir une vision, il faut ensuite convaincre les gens que c’est la bonne. Enfin, si tu es élu, tu dois réaliser ce que tu as promis. Oui, tu vas rencontrer des adversaires féroces, des oppositions. Je ne suis pas un dictateur, hein, mais quand je réalise l’aménagement d’un espace public, j’ai parfois le sentiment de rendre les gens heureux contre leur propre volonté. Le piétonnier en est une bonne illustration. Tout comme le tram 9, la journée sans voiture… À chaque fois, au départ, les gens y étaient opposés.
Lorsque vous dites prendre des mesures qui vont parfois à l’encontre des aspirations des citoyens, certains saluent votre courage politique, mais d’autres dénoncent une sorte de despotisme éclairé.
Si ton projet est mauvais et que les citoyens sont malheureux, alors c’est simple, ils ne vont plus voter pour toi. C’est à ça que servent les élections dans une démocratie. La politique est en train de mourir, parce qu’avec les réseaux sociaux relayés par les médias, les élus se retrouvent dans une posture où il leur semble plus facile de dire non que oui. À Bruxelles en particulier, on peut faire une carrière politique complète en récoltant les voix de tous ceux qui sont contre. Je le vois en cas de projet immobilier : les mandataires sont emballés, et puis au moment où un comité de quartier s’y oppose, certains retournent leur veste… C’est négatif et ça ralentit la transformation de la ville. Pourtant, qui s’opposerait à l’aménagement d’un square où les enfants pourront jouer tranquillement ? Évidemment, si tu présentes le projet en insistant sur les places de parking qui vont disparaître, les gens sont en panique totale.
Vous menez en ce moment un combat pour réorganiser le quartier touristique du Sablon, avec l’intention de supprimer le parking en son centre. Sur les vitrines de certains commerces, les opposants au projet ont apposé des autocollants anti-Pascal Smet.
Oui, mais je suis sûr qu’on va y arriver. La force d’une bonne idée, on ne peut jamais l’arrêter, on peut juste la ralentir. Le Sablon, en réalité, 90 % des gens sont pour. Même les types avec leur Porsche sont favorables à la piétonni… non, la pacification, on va plutôt dire ça comme ça, du Sablon.
Ces autocollants sont une fidèle reprise de ceux qui brocardaient Yvan Mayeur, du temps du piétonnier. Rapprochement troublant, car chez l’ancien bourgmestre socialiste de Bruxelles-Ville comme chez vous, on peut observer le même tempérament fonceur, pénétré, un peu « roi-bâtisseur ».
Yvan avait beaucoup de défauts, mais sur le coup, avouons-le, il a assumé. Ça a pris du temps de le convaincre d’instaurer le piétonnier — je le sais car avec Henri Simons (alors échevin Ecolo à l’Urbanisme) et Philippe Close (actuel bourgmestre de Bruxelles-Ville), on a dû batailler… Au bout d’un moment, il a adopté l’idée, puis il a eu les couilles de l’exécuter. Peut-être pas avec la bonne méthode, mais c’est un autre débat.
Ministre-président de la Région bruxelloise, ce serait votre « dream job » ?
Ah, j’aimerais bien… Mais je sais que ça n’arrivera jamais. Tant qu’on aura des listes néerlandophones et francophones, ce sera impossible.
Quand vous écoutez Rudi Vervoort, le ministre-président socialiste actuel, vous vous sentez parfois frustré, vous aimeriez être à sa place pour mener autrement la politique à Bruxelles ?
Je pense que oui, je ferais ça différemment. Rudi Vervoort est une bonne personne qui abat un boulot important, mais il doit être plus assertif. Il ne s’impose pas. Bon, chacun son caractère.
C’est ce qui manque à Bruxelles : un homme ou une femme de poigne pour incarner à elle seule la cité ?
Oui, et c’est pour ça qu’il faudrait un seul bourgmestre. Mais ça n’a jamais eu lieu dans toute l’histoire de Bruxelles.
Votre notoriété dépasse largement le champ de vos compétences. Notamment parce que vous avez été l’auteur de formulations tape-à‑l’œil qui ont fait date, comme le jour où vous avez comparé Bruxelles à une prostituée, « à la fois belle, excitante et déplaisante ». Est-ce justement une manière calculée de vous affirmer comme l’un des leaders de la capitale, voire comme l’incarnation du pouvoir bruxellois ?
Moi, j’aime le débat, le vrai. Il suffit parfois d’une phrase pour le déclencher. J’adore cette expression en français : du choc des idées jaillit la lumière. Malheureusement, il arrive que l’on déforme ta phrase, cette déformation devient la réalité, et la marche arrière est impossible.
Par exemple, cette déclaration sur Bruxelles la prostituée, ce n’est pas de vous ?
Oui, je l’ai dit, mais c’était dans un contexte plus large et plus nuancé. Je l’ai pensée comme une expression littéraire. Le but n’était pas dénigrant pour Bruxelles ni pour les femmes. Des artistes comme Arno ont eu recours à une métaphore du genre dans des termes beaucoup plus forts. Mais c’était l’époque des pistes cyclables, et certains se sont saisis de cette polémique pour tenter de me tuer politiquement.
Vous êtes l’un des rares dirigeants bruxellois qui se prononcent en faveur d’une grande réforme des institutions de la Région. Pourquoi cette position ?
Il y a à Bruxelles trop d’hommes et de femmes politiques, trop de structures, trop d’instances. Je crois que la fusion des dix-neuf communes est nécessaire, en gardant des districts ou stadsdelen, selon un découpage de la carte qui correspond aux réalités socioéconomiques et territoriales de Bruxelles. Le découpage actuel est bizarre et arbitraire, et les prérogatives données aux communes sont trop importantes. Même les réfugiés ukrainiens sont perdus : dans le CPAS d’une commune c’est comme ceci, une autre comme cela, les droits et devoirs varient d’une rue à l’autre… Ils se demandent ce que c’est que ce foutoir.
Qui va vous soutenir ? On sait que les partis tiennent à cette construction administrative à strates multiples, qui leur permet de distribuer des mandats dans tous les sens — bourgmestres, échevins… En concentrant le pouvoir à la Région, ils perdraient nombre de prérogatives.
Qui va me soutenir ? La nouvelle génération. De plus en plus de bourgmestres sont en fin de vie politique, ils seront remplacés par des jeunes désireux de réformer les institutions bruxelloises en profondeur. Dans les discours, cette idée occupe une place croissante. Il n’est pas seulement question de simplifier Bruxelles, mais aussi de mettre fin au déficit démocratique qu’accuse cette ville. Les néerlandophones sont surreprésentés au gouvernement bruxellois, puisqu’ils détiennent trois ministères sur huit, alors qu’il n’y a que 10 % de Flamands parmi la population bruxelloise. En revanche, 25 à 30 % des habitants sont des Européens, mais eux n’ont pas le droit de vote aux élections régionales. La population bruxelloise s’est considérablement diversifiée, mais le système politique qui conduit à élire ses représentants est resté le même.