« Le débat public est pollué »

Stijn Meuris et Pierre Kroll
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À chacun ses outils : le dessin pour Pierre Kroll, la musique et le spectacle pour Stijn Meuris. Cette distinction mise à part, le Liégeois et le Limbourgeois ont en commun d’observer avec humour le pays comme il va, et de suivre la vie politique avec un regard de plus en plus exaspéré.

 

Ils sont de la même géné­ra­tion ou presque. Millésime 1958 pour Pierre Kroll, 1964 pour Stijn Meuris. Ils ont eu l’enfance des six­ties, ont assis­té à l’essor de la socié­té de consom­ma­tion, ont gran­di avec le rock, la contre-culture, l’affirmation de la jeu­nesse comme caté­go­rie sociale et l’éclosion de l’activisme éco­lo. Ils ont savou­ré une époque où il était « inter­dit d’interdire ». Et c’est peu dire que, depuis, de l’eau a cou­lé sous les ponts. Si Pierre Kroll et Stijn Meuris sont aujourd’hui au som­met de leur réus­site pro­fes­sion­nelle et de leur noto­rié­té, ils sont aus­si les der­niers des Mohicans à croire qu’on peut rire de tout. Ils évo­luent en équi­libre instable dans une socié­té de plus en plus tatillonne, et soup­çon­neuse à l’égard des boo­mers, des « hommes blancs de plus de cin­quante ans » – qu’ils sont l’un et l’autre, impos­sible de le nier.

Doit-on encore pré­sen­ter Pierre Kroll au public fran­co­phone ? Près de quatre décen­nies pas­sées à scru­ter la vie poli­tique belge, notam­ment comme des­si­na­teur de réfé­rence au jour­nal Le Soir, en ont fait le chro­ni­queur offi­ciel du royaume. Il en a tiré la conclu­sion que les élus ne sont pas des êtres humains comme les autres.  « Ils sont obli­gés de men­tir, de tri­cher. Ils sont dif­fé­rents de nous », décla­rait-il au Vif/L’Express en 2013.

Kroll a gran­di dans une famille à la morale hybride. Son père pra­ti­quait l’athéisme avec intran­si­geance. Sa mère était caté­chiste, membre de la cho­rale parois­siale. Adolescent, Pierre était sco­la­ri­sé à l’athénée Liège‑I, tout en fré­quen­tant les scouts catho­liques. Dans une Belgique orga­ni­sée en  « piliers », le fait de n’appartenir à aucune cha­pelle a sans doute affû­té son esprit cri­tique. « Je n’émets jamais d’opinions mani­chéennes par rap­port aux croyances des gens, parce que mépri­ser les cathos ou les athées, ce serait mépri­ser une par­tie de moi-même », disait-il en 2013. 

Stijn Meuris est aus­si célèbre en Flandre que Pierre Kroll y est mécon­nu, et vice-ver­sa. Homme de spec­tacle, chan­teur et musi­cien avec les groupes rock Noordkaap et Monza, c’est aus­si un acteur enga­gé de la socié­té civile. Il a sou­te­nu plu­sieurs com­bats envi­ron­ne­men­taux et est l’un des quatre fon­da­teurs de l’association Klimaatzaak (Affaire cli­mat), visant à faire condam­ner l’État belge en jus­tice pour son inac­tion face au réchauf­fe­ment climatique.

Meuris est deve­nu au fil des ans une voix qui compte dans l’analyse de l’actualité. Avec son pro­gramme sati­rique annuel, « Tirade », dif­fu­sé chaque 31 décembre, il passe féro­ce­ment à la mou­li­nette la scène poli­tique belge et ses acteurs. L’événement s’est ins­tal­lé à la télé­vi­sion fla­mande comme une réfé­rence aus­si atten­due que redoutée. 

 

On se retrouve à Tongres, à mi-che­min entre les domi­ciles des deux artistes, dans l’ancien siège du quo­ti­dien Het Belang van Limburg, où Stijn Meuris a long­temps tra­vaillé comme jour­na­liste, avant de se consa­crer à la scène. Musique !

 

Stijn Meuris, vous êtes du Limbourg. Historiquement, cette pro­vince entre­tient des liens étroits avec la ville de Liège de Pierre Kroll. Ressentez-vous encore cette proximité ?

MEURIS : Le Sud-Limbourg se rap­proche de Liège sur le plan his­to­rique et éco­no­mique ; pour­tant toute la pro­vince lorgne davan­tage vers les Pays-Bas – si on lais­sait choi­sir les Limbourgeois, demain, Maastricht serait notre capi­tale. Historiquement, la Meuse n’avait rien d’une fron­tière, c’était « notre fleuve ». Le dépu­té pro­vin­cial socia­liste Sylvain Sleypen rêvait d’un Limbourg uni­fié. On se moquait tou­jours de lui, mais il disait tout haut ce que de nom­breux Limbourgeois pen­saient tout bas. Mais c’est com­plexe : nous par­lons très mal fran­çais, et plu­tôt bien alle­mand. Le Limbourg est un car­re­four : j’ai tou­jours trou­vé cela sym­bo­lique que les deux auto­routes se croisent à Lummen.

 

Existe-t-il un sen­ti­ment lié­geois d’ordre com­pa­rable ? 

KROLL : Je pense qu’en Wallonie, les dif­fé­rences sont minimes, mais que Liège est l’exception. Je vais vous racon­ter une anec­dote pour vous expli­quer ce que signi­fie « être lié­geois ». J’ai un jour été invi­té à un match du Standard ; quand je suis allé cher­cher mon ticket au stade, j’ai eu du mal à trou­ver une place de sta­tion­ne­ment. J’ai vu une porte de par­king entrou­verte, et j’ai deman­dé à un type qui se trou­vait là si je pou­vais me garer. Ce à quoi il a répon­du : « Normalement on ne peut pas, mais… » C’est là l’essence même de la ville. Autrefois, quand on allait en voyage sco­laire au zoo d’Anvers, je regar­dais avec stu­pé­fac­tion les pié­tons qui atten­daient sage­ment que le feu passe au vert pour tra­ver­ser, même en l’absence de voi­tures. Chez nous, un feu rouge signi­fie « Normalement on ne peut pas, mais… » Cette men­ta­li­té suinte dans tous les aspects de la vie, autant pri­vée que publique. C’est sym­pa, mais ça laisse aus­si la place aux magouilles. 

MEURIS : Nous sommes plus rigides, et je pense que ces der­nières années, nous nous sommes « nor­di­fiés ». Avant, mon père osait pla­cer un billet de cent francs der­rière les essuie-glace dans l’espoir de béné­fi­cier d’un peu d’indulgence au contrôle tech­nique ; aujourd’hui, mieux vaut ne pas essayer. Pareil pour les fes­ti­vals : en Flandre, ils sont désor­mais orga­ni­sés avec un pro­fes­sion­na­lisme. De façon presque mili­taire. Et puis il y a Dour, auquel on peut accé­der sans billet. Dans le milieu de la musique cir­cule une his­toire incroyable à pro­pos d’un groupe qui vou­lait jouer à Dour alors qu’il n’y était pas pro­gram­mé. Ils ont char­gé leur camion­nette à bloc, y sont allés et y ont effec­ti­ve­ment joué : « Nous avons réglé ça sur place. » 

KROLL : La dif­fé­rence majeure entre la Wallonie et la Flandre, c’est qu’en Wallonie, nous ne par­ta­geons pas vrai­ment une culture wal­lonne. Alors que les Flamands ont ten­dance à célé­brer avec reli­gio­si­té la culture fla­mande – ça ren­dait Jacques Brel dingue. Un Flamand a cher­ché à me démon­trer bec et ongles que Charles Quint était fla­mand. Laissez-moi rire. J’ai dit : « Il était espa­gnol. » « Non, fla­mand, parce qu’il est né à Gand. » Bien sûr, il existe un art de vivre wal­lon, mais je n’ai encore jamais enten­du quelqu’un pré­tendre que Simenon était un écri­vain wal­lon ; il était lié­geois. Il n’y a rien de plus wal­lon que les films des frères Dardenne – tour­nés à Seraing – mais on parle de ciné­ma belge fran­co­phone. Il y a dix ans, j’ai fait un entre­tien de ce genre avec Kamagurka (1). Kama est rela­ti­ve­ment fran­co­phile et bilingue, mais il fai­sait remar­quer à juste titre que lui et moi, nous nous com­pre­nons, parce qu’il est d’Ostende et moi de Liège. Nous ne vivons pas sur le front bruxel­lois, et dans l’arrière-pays, les dif­fé­rences importent moins, on s’en fout. Les Wallons n’ont rien contre les Flamands. Quant aux Flamands, ils n’ont rien contre les Wallons : ils ont une dent contre la Belgique. Nous autres Wallons nous recon­nais­sons davan­tage dans la Belgique du fait que la Belgique de papa était francophone. 

 

Pendant cet entre­tien, nous nous débrouillons dans un mélange de néer­lan­dais, de fran­çais et de tout ce qui existe entre les deux. Est-ce pos­sible de faire plus belge ? 

KROLL : Le fla­mand est une langue que j’ai un jour apprise et oubliée depuis très long­temps. Ma femme est roma­niste ; comme de nom­breux fran­co­phones, elle dit : « La culture, c’est la langue. » Certains pré­tendent que les Wallons n’ont rien à voir avec les Flamands. Je ne suis pas d’accord. Imaginez que demain Pierre Kroll, Stijn Meuris et un Parisien quel­conque soient faits pri­son­niers par des dji­ha­distes : les pre­miers jours, le Parisien et moi, nous papo­te­rons à qui mieux mieux, mais au bout de trois jours, Stijn et moi serons amis, et le Parisien, avec son bla-bla sur la France, il pour­ra aller se faire voir.

MEURIS : Je pro­fite d’être avec toi, Pierre, pour te poser la ques­tion : toi aus­si, tu trouves le dra­peau belge bien laid ? Cette asso­cia­tion de cou­leurs, qui étran­ge­ment fonc­tionne bien sur le dra­peau alle­mand, ne marche pas chez nous. 

KROLL : J’ai un jour des­si­né un nou­veau dra­peau, com­po­sé de quatre rec­tangles égaux. Jaune, rouge, blanc et bleu. Beaucoup plus joli que le tri­co­lore, cela fai­sait pen­ser à Mondrian. Mais qui peut bien écou­ter Pierre Kroll ? Bon, soyons clairs, Bart De Wever a gagné… Je ne veux pas de lui. Pour com­men­cer, je n’aime pas les natio­na­listes, et cela fait des années qu’il se paie ma tête. Il dit que je suis pares­seux et camé : ça va pas, la tête ? Nous avons encore notre fier­té. Mais je ne peux de toute façon pas voter pour lui, c’est votre pro­blème à vous, Stijn. Notre repré­sen­ta­tion était autre­fois for­te­ment influen­cée par le CVP, grâce à Wilfried Martens et ses trente-six gou­ver­ne­ments. Après ça : Dehaene ! Sacré for­mat. Mais à pré­sent domine l’idée que la plu­part des Flamands pensent comme De Wever. Ou pire. Nous ne sommes pas aveugles : nous voyons com­ment l’extrême droite domine chez vous. 

MEURIS : Qui chez vous recueille les voix des per­sonnes qui ont du mal avec les migrants et les musul­mans ? Car il doit y en avoir, non ? 

KROLL : Il y a des Wallons qui pensent comme des élec­teurs du Vlaams Belang, mais ils sont rares. Je n’entends jamais un Wallon dire : « S’adapter ou déga­ger ! » (tra­duc­tion d’un slo­gan du Vlaams Belang, « aan­pas­sen of opkras­sen »). Sur les réseaux sociaux, on ne lit jamais de dis­cours raciste aus­si viru­lent qu’en Flandre. Les hommes poli­tiques wal­lons n’utiliseront jamais ce lan­gage-là : ils gagne­raient certes quelques voix, mais ils en per­draient bien plus. Bien évi­dem­ment, nous sommes aus­si for­te­ment influen­cés par la France : nous par­lons la même langue, nous regar­dons ses émis­sions et nous en connais­sons bien la vie poli­tique. Nous n’avons pas besoin de nos propres fachos* : nous avons déjà les fachos* fran­çais. Sauf qu’ils crient « Vive la France », et non « Eigen volk eerst » (« notre peuple d’abord », autre slo­gan du Vlaams Belang).  

MEURIS : Ici, dans le Limbourg, nous avons aus­si long­temps pen­sé que l’extrême droite ne gros­si­rait jamais. Nous pen­sions que nous étions immu­ni­sés parce que nous coha­bi­tions en bonne entente avec des Marocains, des Turcs et des Italiens. Mais la men­ta­li­té raciste a quand même fini par prendre racine, et à pré­sent, on se retrouve avec une géné­ra­tion de jeunes migrants qui s’opposent à l’immigration. Et j’ai aus­si la nette impres­sion qu’être à droite est ten­dance chez les jeunes géné­ra­tions. Beaucoup de jeunes n’ont pas connu la ligne dure du Vlaams Blok dans les années 1980 et 1990, ils voient seule­ment les cos­tumes bleus de Dries Van Langenhove et Tom Van Grieken : le skin­head a lais­sé place au direc­teur de banque. 

KROLL : Ma fille tra­vaille dans un centre de réfu­giés de la Croix-Rouge ; les Syriens et les Afghans avec les­quels elle dis­cute lui disent qu’ils ren­contrent bien plus de méfiance en Flandre. Pourtant, ils pré­fèrent atter­rir là-bas parce qu’ils y trouvent plus rapi­de­ment du tra­vail. Mais ils ne s’y sentent pas les bien­ve­nus ; on les traite de pro­fi­teurs. En réa­li­té, il serait inté­res­sant de son­der ce phé­no­mène, car cela en dit beaucoup. 

 

Pierre Kroll, vous avez tra­vaillé au début des années 1980 au cabi­net de Raymond Yans, éche­vin Ecolo à Liège. Les hommes poli­tiques sont « une race à part », avez-vous décla­ré lors d’une inter­view au « Vif/L’Express » en 2013. Pourquoi ? 

KROLL : Je vais répondre par un des­sin. (Il ouvre un de ses recueils de cari­ca­tures.) J’ai fait ce des­sin pen­dant les négo­cia­tions qui ont sui­vi les élec­tions de 2010 : « Le monde poli­tique s’occupe de lui, il gère le reste quand il a le temps. » Et aujourd’hui, on est tou­jours à peu près dans ce constat. Je suis sur­pris que la classe poli­tique actuelle ne réus­sisse pas à se dépas­ser. Au contraire : tout le monde se tire vers le bas. Je suis ce monde-là depuis si long­temps que même moi, j’en ai assez.

MEURIS : Traitez-moi de naïf ou de hip­pie, mais je veux conti­nuer à croire qu’à un moment don­né, des gens se lève­ront et diront : « Let’s do it. » Mais pour l’instant, je ne les vois pas. Et il ne faut pas sous-esti­mer l’impact des réseaux sociaux. Je me demande des fois com­ment Wilfried Martens ou Jean-Luc Dehaene auraient gou­ver­né si Twitter avait exis­té à leur époque. Parce qu’aujourd’hui, on se laisse très aisé­ment mener par l’opinion publique. Il suf­fit de regar­der Jan Jambon ou Georges-Louis Bouchez à la manœuvre : on voit qu’ils pensent à un mail dif­fi­cile qu’ils ont reçu d’un élec­teur le matin même. Et puis ils se com­pliquent eux-mêmes la vie. Je pense à Wouter Beke (ministre fla­mand de la Santé, CD&V, qui a démis­sion­né en mai 2022). Après son approche rela­ti­ve­ment chao­tique de la pan­dé­mie de covid, il a pen­sé que ce serait bien de redo­rer son bla­son. Comment ? En allant dans le jar­din d’une mai­son de retraite dan­ser sur « Laat de zon in je hart », une chan­son popu­laire de Willy Sommers. Et le voi­là à agi­ter mal­adroi­te­ment les bras sur « Geniet van het leven, want het duurt toch maar even » (« Profite de la vie, car elle ne dure qu’un ins­tant »), devant un public qui, contre toute vrai­sem­blance sta­tis­tique, avait sur­vé­cu au coro­na­vi­rus. Cela signi­fie qu’un membre de sa cel­lule de com­mu­ni­ca­tion aura trou­vé que c’était une bonne idée et lui aura don­né le feu vert. Il faut pous­ser loin à l’Est, jusqu’au Kazakhstan, pour ren­con­trer un tel sur­réa­lisme politique. 

« Quel que soit le sujet qu’il croque, un cari­ca­tu­riste trou­ve­ra tou­jours des extré­mistes sur son che­min. Ils ne me mas­sa­cre­ront sans doute pas comme l’auraient fait les frères Kouachi, mais ils nous éreintent sur les réseaux sociaux. »

— Pierre Kroll

Stijn Meuris, vous êtes l’un des ini­tia­teurs de l’association Klimaatzaak, qui veut, par le biais d’un pro­cès, inci­ter les auto­ri­tés à dyna­mi­ser leur poli­tique en faveur du climat. 

MEURIS : À pro­pos du cli­mat, je n’ai qu’un mot à dire : c’est fou­tu. Lors de la fon­da­tion de Klimaatzaak, en 2014, nous pen­sions vrai­ment pou­voir chan­ger les choses. La ques­tion au juge était simple : « Votre Honneur, pen­sez-vous que le gou­ver­ne­ment doit res­pec­ter ses enga­ge­ments ? » Six ans plus tard, à la suite des manœuvres dila­toires de la ministre Joke Schauvliege, nous ne sommes nulle part. L’affaire ne sera plai­dée sur le fond que l’année pro­chaine. Aux Pays-Bas, le tri­bu­nal a ren­du son juge­ment au bout de qua­torze mois. Un juge­ment lim­pide : en 2020, l’État devait réduire de 25 % ses émis­sions de gaz à effet de serre par rap­port à 1990. Au prin­temps 2020, au début du confi­ne­ment, nous avons un ins­tant pen­sé que la pan­dé­mie de covid-19 pour­rait être le cata­ly­seur d’un véri­table chan­ge­ment. Mais j’ai rapi­de­ment com­pris qu’il valait mieux oublier…

KROLL : Moi aus­si, je suis pes­si­miste. Les pro­blèmes éco­no­miques sont consi­dé­rables, les diri­geants vont s’évertuer à remettre la machine en route. Vous nour­ris­siez l’illusion que c’en était fini pour Ryanair ? Pfff, les com­pa­gnies low-cost ont com­men­cé une nou­velle guerre des prix. La crise liée au coro­na­vi­rus a engen­dré une crise éco­no­mique, et à pré­sent, on est dans une impasse : si nous fai­sons main­te­nant ce qu’il faut pour sau­ver le cli­mat, nous allons por­ter pré­ju­dice à des gens qui sont déjà à terre. Toutes les pro­po­si­tions de Greta Thunberg qui sem­blaient une évi­dence paraissent à pré­sent folles. 

 

Il y a un autre domaine proche de la sur­chauffe : le cli­mat intel­lec­tuel. Depuis l’attentat dji­ha­diste contre la rédac­tion de Charlie Hebdo en 2015, nous savons que les cari­ca­tures peuvent nuire gra­ve­ment à la san­té de leurs auteurs. 

KROLL : Il m’arrive d’être assez confus, mais par­fois, je par­viens à expri­mer mes idées de façon très acé­rée. Si vous me deman­dez com­ment va la liber­té d’expression, je vais vous dire : « Ils ont gagné. » Quinze ans plus tard, les des­si­na­teurs danois de cari­ca­tures de Mahomet sont encore sous sur­veillance poli­cière, et la rédac­tion de Charlie Hebdo a été mas­sa­crée pour avoir publié ces mêmes cari­ca­tures. Le fait qu’il y ait eu de nou­veaux remous parce que Charlie les a réim­pri­mées en marge du pro­cès montre com­bien la situa­tion est pénible. Je com­prends que ce soit poli­ti­que­ment sen­sible pour Emmanuel Macron et qu’il puisse avoir des pro­blèmes avec Erdogan, mais ne pas les impri­mer serait tout bon­ne­ment du révi­sion­nisme. Et puis, com­ment pour­rait-on suivre le pro­cès sans savoir sur quoi il se fonde ? 

 

Êtes-vous vous-même plus pru­dent qu’avant ? 

KROLL : Oui, mais je n’ai jamais des­si­né le pro­phète. Non par peur, mais parce que le pro­phète n’a jamais été for­ma­teur du gou­ver­ne­ment belge. 

« Dans le Limbourg, nous pen­sions que nous étions immu­ni­sés contre l’extrême droite parce que nous coha­bi­tions en bonne entente avec des Marocains, des Turcs et des Italiens. Mais la men­ta­li­té raciste a quand même fini par prendre racine. »

— Stijn Meuris

Y a‑t-il d’autres sujets sen­sibles que vous évitez ? 

KROLL : Quel que soit le sujet qu’il croque, un cari­ca­tu­riste trou­ve­ra tou­jours des extré­mistes sur son che­min. Ils ne me mas­sa­cre­ront sans doute pas comme l’auraient fait les frères Kouachi, mais ils nous éreintent sur les réseaux sociaux. Cela fait trente ans que je tra­vaille pour le jour­nal des Grignoux, un réseau de ciné­mas indé­pen­dants. On m’avait deman­dé d’illustrer le film Jumbo, dans lequel une jeune fille tombe amou­reuse d’une attrac­tion foraine. La nuit, elle va net­toyer cette machine. Et la machine s’allume tan­dis qu’elle l’astique. Elle va s’y asseoir, les bras se lèvent et s’abaissent. J’ai fait un des­sin gen­tillet de cette femme qui enlace la machine. En légen­dant : « Ne dites plus LGBTQ, dites LGBTQAAFF ! » Amoureux d’Attractions de fête foraine. Ce des­sin n’a pas été publié, au motif qu’il tour­nait en déri­sion la com­mu­nau­té LGBT. N’est-ce pas de la cen­sure à l’état pur ? Apparemment, la rédac­trice en chef aurait dit : « Il n’est pas LGBT, il ne peut donc pas com­prendre que c’est cho­quant. » Qu’en sait-elle ? Qui dit que je ne suis pas bisexuel ? Elle a cou­ché avec moi, peut-être ? Cela implique en fin de compte que nous devrions tous crier sur les toits que nous sommes L, G, B, T ou quoi que ce soit. Et si je ne veux pas le dire, c’est mon affaire, non ? Cela pol­lue le débat – et la vie. En sep­tembre 2019, j’ai des­si­né une cari­ca­ture pour Ciné Télé Revue : une ins­ti­tu­trice qui ne recon­naît pas ses élèves parce qu’ils portent tous un masque. C’est toi, Martine ? Non, c’est Sophie. Els ? Non, Marie-Claude. Mais il y a un élève qu’elle recon­naît bien : Kilian, un grand black, cas­quette vis­sée sur la tête. Kilian s’énerve, bien sûr : « Ça tombe tou­jours sur moi ! » J’ai dû adap­ter le des­sin. Ils m’ont dit : « Elle le recon­naît parce qu’il est noir ! » J’ai répon­du : « Je sais bien, c’est moi l’auteur du des­sin. » C’est du racisme ! Ils ont même évo­qué la colonisation !

MEURIS : Il y a quelques années, j’ai moi aus­si essuyé une petite tem­pête. J’étais entré dans un wagon où une femme qui blo­quait le pas­sage avec sa pous­sette a pas­sé le temps à crier au télé­phone. En anglais, en fran­çais et en swa­hi­li. Tout le wagon s’exaspérait, mais per­sonne n’intervenait. À un moment don­né, je n’ai pas pu me rete­nir : je me suis levé et je lui ai deman­dé ce qu’elle fichait, bon sang. Quelqu’un a fil­mé la scène et a pos­té la vidéo en ligne : Stijn Meuris part en vrille face à une femme noire. Soudain, j’étais raciste. Cela uni­que­ment parce que j’avais osé dire ce que je pen­sais. Incroyable. Mais du coup, la fois sui­vante, je n’ai pas bougé.

KROLL : J’ai aus­si eu maille à par­tir avec la com­mu­nau­té juive. Après une vague de conta­mi­na­tions du coro­na­vi­rus à Anvers, j’ai des­si­né un bus de tou­ristes dont le guide dit au micro : « Après le zoo, nous visi­tons main­te­nant le coro­na vil­lage. » Un juif ortho­doxe à vélo passe devant le bus. Gros scan­dale, jusqu’en Israël : Pierre Kroll est obsé­dé par les cli­chés juifs. Ils n’ont même pas com­pris la blague : par coro­na vil­lage, je fai­sais bien sûr allu­sion au vil­lage de dépis­tage qu’ils avaient ins­tal­lé là. Et puis, excu­sez-moi : quand on sort du zoo d’Anvers, on a de grandes chances de tom­ber sur un juif orthodoxe. 

« Il y a des Wallons qui pensent comme des élec­teurs du Vlaams Belang, mais ils sont rares. Je n’entends jamais un Wallon dire : “S’adapter ou dégager !” » 

— Pierre Kroll

Vous y réflé­chi­rez à deux fois la pro­chaine fois ? 

KROLL : Je ne me risque plus à faire des des­sins sur les ter­ri­toires occu­pés ou la Shoah : je ne veux pas que mes enfants soient consi­dé­rés comme les enfants d’un anti­sé­mite, juste parce que les gens se méprennent sur mes dessins. 

MEURIS : Vous avez employé le verbe « pol­luer ». C’est un bon mot : le débat public est pol­lué. Il est toxique. L’autocensure est inévitable.

 

 

Pour lire la ver­sion inté­grale de cette inter­view, pro­cu­rez-vous le n°19 de Wilfried, dis­po­nible sur notre bou­tique en ligne.

 

 

 

 

 

 

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