À chacun ses outils : le dessin pour Pierre Kroll, la musique et le spectacle pour Stijn Meuris. Cette distinction mise à part, le Liégeois et le Limbourgeois ont en commun d’observer avec humour le pays comme il va, et de suivre la vie politique avec un regard de plus en plus exaspéré.
Ils sont de la même génération ou presque. Millésime 1958 pour Pierre Kroll, 1964 pour Stijn Meuris. Ils ont eu l’enfance des sixties, ont assisté à l’essor de la société de consommation, ont grandi avec le rock, la contre-culture, l’affirmation de la jeunesse comme catégorie sociale et l’éclosion de l’activisme écolo. Ils ont savouré une époque où il était « interdit d’interdire ». Et c’est peu dire que, depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Si Pierre Kroll et Stijn Meuris sont aujourd’hui au sommet de leur réussite professionnelle et de leur notoriété, ils sont aussi les derniers des Mohicans à croire qu’on peut rire de tout. Ils évoluent en équilibre instable dans une société de plus en plus tatillonne, et soupçonneuse à l’égard des boomers, des « hommes blancs de plus de cinquante ans » – qu’ils sont l’un et l’autre, impossible de le nier.
Doit-on encore présenter Pierre Kroll au public francophone ? Près de quatre décennies passées à scruter la vie politique belge, notamment comme dessinateur de référence au journal Le Soir, en ont fait le chroniqueur officiel du royaume. Il en a tiré la conclusion que les élus ne sont pas des êtres humains comme les autres. « Ils sont obligés de mentir, de tricher. Ils sont différents de nous », déclarait-il au Vif/L’Express en 2013.
Kroll a grandi dans une famille à la morale hybride. Son père pratiquait l’athéisme avec intransigeance. Sa mère était catéchiste, membre de la chorale paroissiale. Adolescent, Pierre était scolarisé à l’athénée Liège‑I, tout en fréquentant les scouts catholiques. Dans une Belgique organisée en « piliers », le fait de n’appartenir à aucune chapelle a sans doute affûté son esprit critique. « Je n’émets jamais d’opinions manichéennes par rapport aux croyances des gens, parce que mépriser les cathos ou les athées, ce serait mépriser une partie de moi-même », disait-il en 2013.
Stijn Meuris est aussi célèbre en Flandre que Pierre Kroll y est méconnu, et vice-versa. Homme de spectacle, chanteur et musicien avec les groupes rock Noordkaap et Monza, c’est aussi un acteur engagé de la société civile. Il a soutenu plusieurs combats environnementaux et est l’un des quatre fondateurs de l’association Klimaatzaak (Affaire climat), visant à faire condamner l’État belge en justice pour son inaction face au réchauffement climatique.
Meuris est devenu au fil des ans une voix qui compte dans l’analyse de l’actualité. Avec son programme satirique annuel, « Tirade », diffusé chaque 31 décembre, il passe férocement à la moulinette la scène politique belge et ses acteurs. L’événement s’est installé à la télévision flamande comme une référence aussi attendue que redoutée.
On se retrouve à Tongres, à mi-chemin entre les domiciles des deux artistes, dans l’ancien siège du quotidien Het Belang van Limburg, où Stijn Meuris a longtemps travaillé comme journaliste, avant de se consacrer à la scène. Musique !
Stijn Meuris, vous êtes du Limbourg. Historiquement, cette province entretient des liens étroits avec la ville de Liège de Pierre Kroll. Ressentez-vous encore cette proximité ?
MEURIS : Le Sud-Limbourg se rapproche de Liège sur le plan historique et économique ; pourtant toute la province lorgne davantage vers les Pays-Bas – si on laissait choisir les Limbourgeois, demain, Maastricht serait notre capitale. Historiquement, la Meuse n’avait rien d’une frontière, c’était « notre fleuve ». Le député provincial socialiste Sylvain Sleypen rêvait d’un Limbourg unifié. On se moquait toujours de lui, mais il disait tout haut ce que de nombreux Limbourgeois pensaient tout bas. Mais c’est complexe : nous parlons très mal français, et plutôt bien allemand. Le Limbourg est un carrefour : j’ai toujours trouvé cela symbolique que les deux autoroutes se croisent à Lummen.
Existe-t-il un sentiment liégeois d’ordre comparable ?
KROLL : Je pense qu’en Wallonie, les différences sont minimes, mais que Liège est l’exception. Je vais vous raconter une anecdote pour vous expliquer ce que signifie « être liégeois ». J’ai un jour été invité à un match du Standard ; quand je suis allé chercher mon ticket au stade, j’ai eu du mal à trouver une place de stationnement. J’ai vu une porte de parking entrouverte, et j’ai demandé à un type qui se trouvait là si je pouvais me garer. Ce à quoi il a répondu : « Normalement on ne peut pas, mais… » C’est là l’essence même de la ville. Autrefois, quand on allait en voyage scolaire au zoo d’Anvers, je regardais avec stupéfaction les piétons qui attendaient sagement que le feu passe au vert pour traverser, même en l’absence de voitures. Chez nous, un feu rouge signifie « Normalement on ne peut pas, mais… » Cette mentalité suinte dans tous les aspects de la vie, autant privée que publique. C’est sympa, mais ça laisse aussi la place aux magouilles.
MEURIS : Nous sommes plus rigides, et je pense que ces dernières années, nous nous sommes « nordifiés ». Avant, mon père osait placer un billet de cent francs derrière les essuie-glace dans l’espoir de bénéficier d’un peu d’indulgence au contrôle technique ; aujourd’hui, mieux vaut ne pas essayer. Pareil pour les festivals : en Flandre, ils sont désormais organisés avec un professionnalisme. De façon presque militaire. Et puis il y a Dour, auquel on peut accéder sans billet. Dans le milieu de la musique circule une histoire incroyable à propos d’un groupe qui voulait jouer à Dour alors qu’il n’y était pas programmé. Ils ont chargé leur camionnette à bloc, y sont allés et y ont effectivement joué : « Nous avons réglé ça sur place. »
KROLL : La différence majeure entre la Wallonie et la Flandre, c’est qu’en Wallonie, nous ne partageons pas vraiment une culture wallonne. Alors que les Flamands ont tendance à célébrer avec religiosité la culture flamande – ça rendait Jacques Brel dingue. Un Flamand a cherché à me démontrer bec et ongles que Charles Quint était flamand. Laissez-moi rire. J’ai dit : « Il était espagnol. » « Non, flamand, parce qu’il est né à Gand. » Bien sûr, il existe un art de vivre wallon, mais je n’ai encore jamais entendu quelqu’un prétendre que Simenon était un écrivain wallon ; il était liégeois. Il n’y a rien de plus wallon que les films des frères Dardenne – tournés à Seraing – mais on parle de cinéma belge francophone. Il y a dix ans, j’ai fait un entretien de ce genre avec Kamagurka (1). Kama est relativement francophile et bilingue, mais il faisait remarquer à juste titre que lui et moi, nous nous comprenons, parce qu’il est d’Ostende et moi de Liège. Nous ne vivons pas sur le front bruxellois, et dans l’arrière-pays, les différences importent moins, on s’en fout. Les Wallons n’ont rien contre les Flamands. Quant aux Flamands, ils n’ont rien contre les Wallons : ils ont une dent contre la Belgique. Nous autres Wallons nous reconnaissons davantage dans la Belgique du fait que la Belgique de papa était francophone.
Pendant cet entretien, nous nous débrouillons dans un mélange de néerlandais, de français et de tout ce qui existe entre les deux. Est-ce possible de faire plus belge ?
KROLL : Le flamand est une langue que j’ai un jour apprise et oubliée depuis très longtemps. Ma femme est romaniste ; comme de nombreux francophones, elle dit : « La culture, c’est la langue. » Certains prétendent que les Wallons n’ont rien à voir avec les Flamands. Je ne suis pas d’accord. Imaginez que demain Pierre Kroll, Stijn Meuris et un Parisien quelconque soient faits prisonniers par des djihadistes : les premiers jours, le Parisien et moi, nous papoterons à qui mieux mieux, mais au bout de trois jours, Stijn et moi serons amis, et le Parisien, avec son bla-bla sur la France, il pourra aller se faire voir.
MEURIS : Je profite d’être avec toi, Pierre, pour te poser la question : toi aussi, tu trouves le drapeau belge bien laid ? Cette association de couleurs, qui étrangement fonctionne bien sur le drapeau allemand, ne marche pas chez nous.
KROLL : J’ai un jour dessiné un nouveau drapeau, composé de quatre rectangles égaux. Jaune, rouge, blanc et bleu. Beaucoup plus joli que le tricolore, cela faisait penser à Mondrian. Mais qui peut bien écouter Pierre Kroll ? Bon, soyons clairs, Bart De Wever a gagné… Je ne veux pas de lui. Pour commencer, je n’aime pas les nationalistes, et cela fait des années qu’il se paie ma tête. Il dit que je suis paresseux et camé : ça va pas, la tête ? Nous avons encore notre fierté. Mais je ne peux de toute façon pas voter pour lui, c’est votre problème à vous, Stijn. Notre représentation était autrefois fortement influencée par le CVP, grâce à Wilfried Martens et ses trente-six gouvernements. Après ça : Dehaene ! Sacré format. Mais à présent domine l’idée que la plupart des Flamands pensent comme De Wever. Ou pire. Nous ne sommes pas aveugles : nous voyons comment l’extrême droite domine chez vous.
MEURIS : Qui chez vous recueille les voix des personnes qui ont du mal avec les migrants et les musulmans ? Car il doit y en avoir, non ?
KROLL : Il y a des Wallons qui pensent comme des électeurs du Vlaams Belang, mais ils sont rares. Je n’entends jamais un Wallon dire : « S’adapter ou dégager ! » (traduction d’un slogan du Vlaams Belang, « aanpassen of opkrassen »). Sur les réseaux sociaux, on ne lit jamais de discours raciste aussi virulent qu’en Flandre. Les hommes politiques wallons n’utiliseront jamais ce langage-là : ils gagneraient certes quelques voix, mais ils en perdraient bien plus. Bien évidemment, nous sommes aussi fortement influencés par la France : nous parlons la même langue, nous regardons ses émissions et nous en connaissons bien la vie politique. Nous n’avons pas besoin de nos propres fachos* : nous avons déjà les fachos* français. Sauf qu’ils crient « Vive la France », et non « Eigen volk eerst » (« notre peuple d’abord », autre slogan du Vlaams Belang).
MEURIS : Ici, dans le Limbourg, nous avons aussi longtemps pensé que l’extrême droite ne grossirait jamais. Nous pensions que nous étions immunisés parce que nous cohabitions en bonne entente avec des Marocains, des Turcs et des Italiens. Mais la mentalité raciste a quand même fini par prendre racine, et à présent, on se retrouve avec une génération de jeunes migrants qui s’opposent à l’immigration. Et j’ai aussi la nette impression qu’être à droite est tendance chez les jeunes générations. Beaucoup de jeunes n’ont pas connu la ligne dure du Vlaams Blok dans les années 1980 et 1990, ils voient seulement les costumes bleus de Dries Van Langenhove et Tom Van Grieken : le skinhead a laissé place au directeur de banque.
KROLL : Ma fille travaille dans un centre de réfugiés de la Croix-Rouge ; les Syriens et les Afghans avec lesquels elle discute lui disent qu’ils rencontrent bien plus de méfiance en Flandre. Pourtant, ils préfèrent atterrir là-bas parce qu’ils y trouvent plus rapidement du travail. Mais ils ne s’y sentent pas les bienvenus ; on les traite de profiteurs. En réalité, il serait intéressant de sonder ce phénomène, car cela en dit beaucoup.
Pierre Kroll, vous avez travaillé au début des années 1980 au cabinet de Raymond Yans, échevin Ecolo à Liège. Les hommes politiques sont « une race à part », avez-vous déclaré lors d’une interview au « Vif/L’Express » en 2013. Pourquoi ?
KROLL : Je vais répondre par un dessin. (Il ouvre un de ses recueils de caricatures.) J’ai fait ce dessin pendant les négociations qui ont suivi les élections de 2010 : « Le monde politique s’occupe de lui, il gère le reste quand il a le temps. » Et aujourd’hui, on est toujours à peu près dans ce constat. Je suis surpris que la classe politique actuelle ne réussisse pas à se dépasser. Au contraire : tout le monde se tire vers le bas. Je suis ce monde-là depuis si longtemps que même moi, j’en ai assez.
MEURIS : Traitez-moi de naïf ou de hippie, mais je veux continuer à croire qu’à un moment donné, des gens se lèveront et diront : « Let’s do it. » Mais pour l’instant, je ne les vois pas. Et il ne faut pas sous-estimer l’impact des réseaux sociaux. Je me demande des fois comment Wilfried Martens ou Jean-Luc Dehaene auraient gouverné si Twitter avait existé à leur époque. Parce qu’aujourd’hui, on se laisse très aisément mener par l’opinion publique. Il suffit de regarder Jan Jambon ou Georges-Louis Bouchez à la manœuvre : on voit qu’ils pensent à un mail difficile qu’ils ont reçu d’un électeur le matin même. Et puis ils se compliquent eux-mêmes la vie. Je pense à Wouter Beke (ministre flamand de la Santé, CD&V, qui a démissionné en mai 2022). Après son approche relativement chaotique de la pandémie de covid, il a pensé que ce serait bien de redorer son blason. Comment ? En allant dans le jardin d’une maison de retraite danser sur « Laat de zon in je hart », une chanson populaire de Willy Sommers. Et le voilà à agiter maladroitement les bras sur « Geniet van het leven, want het duurt toch maar even » (« Profite de la vie, car elle ne dure qu’un instant »), devant un public qui, contre toute vraisemblance statistique, avait survécu au coronavirus. Cela signifie qu’un membre de sa cellule de communication aura trouvé que c’était une bonne idée et lui aura donné le feu vert. Il faut pousser loin à l’Est, jusqu’au Kazakhstan, pour rencontrer un tel surréalisme politique.
« Quel que soit le sujet qu’il croque, un caricaturiste trouvera toujours des extrémistes sur son chemin. Ils ne me massacreront sans doute pas comme l’auraient fait les frères Kouachi, mais ils nous éreintent sur les réseaux sociaux. »
— Pierre Kroll
Stijn Meuris, vous êtes l’un des initiateurs de l’association Klimaatzaak, qui veut, par le biais d’un procès, inciter les autorités à dynamiser leur politique en faveur du climat.
MEURIS : À propos du climat, je n’ai qu’un mot à dire : c’est foutu. Lors de la fondation de Klimaatzaak, en 2014, nous pensions vraiment pouvoir changer les choses. La question au juge était simple : « Votre Honneur, pensez-vous que le gouvernement doit respecter ses engagements ? » Six ans plus tard, à la suite des manœuvres dilatoires de la ministre Joke Schauvliege, nous ne sommes nulle part. L’affaire ne sera plaidée sur le fond que l’année prochaine. Aux Pays-Bas, le tribunal a rendu son jugement au bout de quatorze mois. Un jugement limpide : en 2020, l’État devait réduire de 25 % ses émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990. Au printemps 2020, au début du confinement, nous avons un instant pensé que la pandémie de covid-19 pourrait être le catalyseur d’un véritable changement. Mais j’ai rapidement compris qu’il valait mieux oublier…
KROLL : Moi aussi, je suis pessimiste. Les problèmes économiques sont considérables, les dirigeants vont s’évertuer à remettre la machine en route. Vous nourrissiez l’illusion que c’en était fini pour Ryanair ? Pfff, les compagnies low-cost ont commencé une nouvelle guerre des prix. La crise liée au coronavirus a engendré une crise économique, et à présent, on est dans une impasse : si nous faisons maintenant ce qu’il faut pour sauver le climat, nous allons porter préjudice à des gens qui sont déjà à terre. Toutes les propositions de Greta Thunberg qui semblaient une évidence paraissent à présent folles.
Il y a un autre domaine proche de la surchauffe : le climat intellectuel. Depuis l’attentat djihadiste contre la rédaction de Charlie Hebdo en 2015, nous savons que les caricatures peuvent nuire gravement à la santé de leurs auteurs.
KROLL : Il m’arrive d’être assez confus, mais parfois, je parviens à exprimer mes idées de façon très acérée. Si vous me demandez comment va la liberté d’expression, je vais vous dire : « Ils ont gagné. » Quinze ans plus tard, les dessinateurs danois de caricatures de Mahomet sont encore sous surveillance policière, et la rédaction de Charlie Hebdo a été massacrée pour avoir publié ces mêmes caricatures. Le fait qu’il y ait eu de nouveaux remous parce que Charlie les a réimprimées en marge du procès montre combien la situation est pénible. Je comprends que ce soit politiquement sensible pour Emmanuel Macron et qu’il puisse avoir des problèmes avec Erdogan, mais ne pas les imprimer serait tout bonnement du révisionnisme. Et puis, comment pourrait-on suivre le procès sans savoir sur quoi il se fonde ?
Êtes-vous vous-même plus prudent qu’avant ?
KROLL : Oui, mais je n’ai jamais dessiné le prophète. Non par peur, mais parce que le prophète n’a jamais été formateur du gouvernement belge.
« Dans le Limbourg, nous pensions que nous étions immunisés contre l’extrême droite parce que nous cohabitions en bonne entente avec des Marocains, des Turcs et des Italiens. Mais la mentalité raciste a quand même fini par prendre racine. »
— Stijn Meuris
Y a‑t-il d’autres sujets sensibles que vous évitez ?
KROLL : Quel que soit le sujet qu’il croque, un caricaturiste trouvera toujours des extrémistes sur son chemin. Ils ne me massacreront sans doute pas comme l’auraient fait les frères Kouachi, mais ils nous éreintent sur les réseaux sociaux. Cela fait trente ans que je travaille pour le journal des Grignoux, un réseau de cinémas indépendants. On m’avait demandé d’illustrer le film Jumbo, dans lequel une jeune fille tombe amoureuse d’une attraction foraine. La nuit, elle va nettoyer cette machine. Et la machine s’allume tandis qu’elle l’astique. Elle va s’y asseoir, les bras se lèvent et s’abaissent. J’ai fait un dessin gentillet de cette femme qui enlace la machine. En légendant : « Ne dites plus LGBTQ, dites LGBTQAAFF ! » Amoureux d’Attractions de fête foraine. Ce dessin n’a pas été publié, au motif qu’il tournait en dérision la communauté LGBT. N’est-ce pas de la censure à l’état pur ? Apparemment, la rédactrice en chef aurait dit : « Il n’est pas LGBT, il ne peut donc pas comprendre que c’est choquant. » Qu’en sait-elle ? Qui dit que je ne suis pas bisexuel ? Elle a couché avec moi, peut-être ? Cela implique en fin de compte que nous devrions tous crier sur les toits que nous sommes L, G, B, T ou quoi que ce soit. Et si je ne veux pas le dire, c’est mon affaire, non ? Cela pollue le débat – et la vie. En septembre 2019, j’ai dessiné une caricature pour Ciné Télé Revue : une institutrice qui ne reconnaît pas ses élèves parce qu’ils portent tous un masque. C’est toi, Martine ? Non, c’est Sophie. Els ? Non, Marie-Claude. Mais il y a un élève qu’elle reconnaît bien : Kilian, un grand black, casquette vissée sur la tête. Kilian s’énerve, bien sûr : « Ça tombe toujours sur moi ! » J’ai dû adapter le dessin. Ils m’ont dit : « Elle le reconnaît parce qu’il est noir ! » J’ai répondu : « Je sais bien, c’est moi l’auteur du dessin. » C’est du racisme ! Ils ont même évoqué la colonisation !
MEURIS : Il y a quelques années, j’ai moi aussi essuyé une petite tempête. J’étais entré dans un wagon où une femme qui bloquait le passage avec sa poussette a passé le temps à crier au téléphone. En anglais, en français et en swahili. Tout le wagon s’exaspérait, mais personne n’intervenait. À un moment donné, je n’ai pas pu me retenir : je me suis levé et je lui ai demandé ce qu’elle fichait, bon sang. Quelqu’un a filmé la scène et a posté la vidéo en ligne : Stijn Meuris part en vrille face à une femme noire. Soudain, j’étais raciste. Cela uniquement parce que j’avais osé dire ce que je pensais. Incroyable. Mais du coup, la fois suivante, je n’ai pas bougé.
KROLL : J’ai aussi eu maille à partir avec la communauté juive. Après une vague de contaminations du coronavirus à Anvers, j’ai dessiné un bus de touristes dont le guide dit au micro : « Après le zoo, nous visitons maintenant le corona village. » Un juif orthodoxe à vélo passe devant le bus. Gros scandale, jusqu’en Israël : Pierre Kroll est obsédé par les clichés juifs. Ils n’ont même pas compris la blague : par corona village, je faisais bien sûr allusion au village de dépistage qu’ils avaient installé là. Et puis, excusez-moi : quand on sort du zoo d’Anvers, on a de grandes chances de tomber sur un juif orthodoxe.
« Il y a des Wallons qui pensent comme des électeurs du Vlaams Belang, mais ils sont rares. Je n’entends jamais un Wallon dire : “S’adapter ou dégager !” »
— Pierre Kroll
Vous y réfléchirez à deux fois la prochaine fois ?
KROLL : Je ne me risque plus à faire des dessins sur les territoires occupés ou la Shoah : je ne veux pas que mes enfants soient considérés comme les enfants d’un antisémite, juste parce que les gens se méprennent sur mes dessins.
MEURIS : Vous avez employé le verbe « polluer ». C’est un bon mot : le débat public est pollué. Il est toxique. L’autocensure est inévitable.