Longread

« Les femmes politiques ne sont pas des mauviettes »

Huit ans de présidence de l'Open VLD

De la Wallonie, où Gwendolyn Rutten a vécu plusieurs années, elle apprécie la générosité, la franchise de Paul Magnette et Georges-Louis Bouchez, l’égalité des chances offerte sans complexe. Sur la Flandre, où elle est née et où elle vit, elle jette en revanche un œil de plus en plus vigilant depuis un certain dimanche noir de 2019. Gwendolyn Rutten vient de raccrocher après huit années à la présidence du parti libéral flamand. Le temps l’a adoucie, dit-elle. Elle se sent sociale, rêve d’une politique qui ose le doute et l’honnêteté, veut exercer un pouvoir affranchi de tout titre. L’amorce d’une renaissance?

L’entretien a quelque chose d’irréel. On doit soi-même par­fois se rap­pe­ler qu’on est en train de bos­ser, se recon­cen­trer. Ne pas se lais­ser dis­traire par un insecte bour­don­nant pas­sant devant l’interlocutrice. Ne pas se plon­ger dans les coni­fères où pointe le clo­cher de Notre-Dame d’Aarschot, décor vir­tuel digne d’un pla­teau télé qui s’étale der­rière Gwendolyn Rutten façon « écran vert ».

Ne pas non plus se lais­ser ten­ter par un rapide coup d’œil au dic­tion­naire en ligne pour ce mot néer­lan­dais qu’on a sur le bout de la langue. Casque de gamer ou de télé­opé­ra­teur sur les oreilles, d’où s’étire un micro jusqu’à la bouche, la déjà ex-pré­si­dente du par­ti libé­ral fla­mand Open VLD se plie à l’exercice de l’interview confes­sion depuis ce que l’on ima­gine être sa ter­rasse (dans nos erre­ments vir­tuels, lorsque le décor aar­scho­tois a eu quelques bugs, on a cru voir du mobi­lier de jar­din vio­let, puis quelques zéphyrs sont venus cra­cho­ter jusqu’à nos oreilles). La dis­tance est de mise. Kilométrique dans ce cas. Crise du coro­na­vi­rus oblige. Agendas com­pli­qués aus­si, en cette période de décon­fi­ne­ment phase à phase.

Mais la vir­tua­li­té des échanges n’émousse en rien leur authen­ti­ci­té. Et même elle la ren­force. Elle donne à l’interview, sou­vent si for­melle, des airs de huis-clos, de confes­sion­nal, de tête-à-tête hors du temps et de l’espace. Devant son pay­sage pixé­li­sé, Gwendolyn Rutten se livre. Elle évoque son par­ti et le libé­ra­lisme, ses doutes et ses peurs, ses espoirs pour la Flandre et la Belgique, sa réa­li­té de femme et les droits qu’il leur faut défendre, encore et tou­jours. Sans détour. Avec quelques mots fleu­ris emprun­tés à la langue de Shakespeare.

— En pleine ges­tion d’une pan­dé­mie sans pré­cé­dent, après plus d’un an de négo­cia­tions vaines pour for­mer un gou­ver­ne­ment… C’est un drôle de contexte pour quit­ter la pré­si­dence d’un par­ti.
Je savais dès le départ que je vou­lais m’en tenir à deux man­dats. C’est un prin­cipe sain en démo­cra­tie. D’ailleurs, pour moi, cela devrait être la règle. Bien évi­dem­ment, je n’avais jamais ima­gi­né que nous serions en pleine crise du coro­na­vi­rus… Mais bon, il y a tou­jours une bonne rai­son pour ne pas le faire. Et je suis, de tout mon être, une démo­crate. En tant que telle, il faut fixer cette limite. Car pré­si­dente de par­ti en Belgique, ça vous donne beau­coup de pouvoir.

— Vous êtes-vous sen­tie puis­sante pen­dant ces huit années à la tête de l’Open VLD ?
Le pou­voir est sou­vent per­çu comme quelque chose de mal. C’est dommage.

Si on veut amé­lio­rer la socié­té et y insuf­fler sa vision, le pou­voir est néces­saire. En Belgique, le pré­sident de par­ti est qua­si­ment le seul acteur du pay­sage poli­tique à avoir un regard sur tous les niveaux de pou­voir. Il est celui qui sur­plombe le tout, qui a une vue d’ensemble et qui peut main­te­nir une cohé­sion entre des niveaux fonc­tion­nant cha­cun de manière étanche. Mais en soi, autant de pou­voir entre si peu de mains, ce n’est pas bon. Il y a en Belgique une poi­gnée de gens — les pré­si­dents de par­ti — qui, entre eux, défi­nissent les direc­tives et décident de ce qui se passe dans le pays. Ce pou­voir ne fait pas l’objet d’un contrôle démo­cra­tique. Il ne dépend que des affi­liés des par­tis. Il serait utile de limi­ter ce pou­voir en accor­dant un plus grand rôle aux groupes par­le­men­taires, pour que les pou­voirs et les contre-pou­voirs s’équilibrent mieux.

— En tant que femme au pou­voir, avez-vous dû davan­tage faire vos preuves qu’un homme ? Vous êtes-vous sen­tie plus vite jugée ?
Oui, dans tous les domaines. En tant que res­pon­sable poli­tique, on se sait expo­sée aux cri­tiques. Mais il y a deux poids, deux mesures. Les attaques contre Maggie De Block, Laurette Onkelinx ou Vera Dua ont été extrê­me­ment dures et per­son­nelles. Stéréotypées. Les hommes sont intel­li­gents, stra­tèges, char­mants… Les femmes ? Soit trop douces, soit trop dures. Soit une bitch, soit hys­té­rique. Qui plus est, nous sommes jugées sur notre manière de par­ler, notre appa­rence… Pourtant, même si récem­ment un cer­tain nombre d’hommes plus beaux sont entrés en scène, l’histoire de la poli­tique belge n’est pas par­ti­cu­liè­re­ment une his­toire d’hommes beaux, mais plu­tôt d’hommes moches. D’une lai­deur qu’on ne per­met­trait pas aux femmes

— Avez-vous res­sen­ti l’injonction d’être belle en tant que femme politique ?
Oui. Je fais atten­tion, j’aime prendre soin de moi. Mais j’étais tout de même déçue si, après une inter­view ou un débat, la plu­part des réac­tions por­taient sur mon nez ou mes lunettes ou mes che­veux, et non sur le contenu.

— Pensez-vous qu’il y ait une manière fémi­nine de faire de la politique ?
Oui, mais elle n’est pas le propre des femmes. Mon expé­rience, c’est que les femmes en poli­tique ne sont cer­tai­ne­ment pas des mau­viettes. Mais elles sont sans doute plus tour­nées vers la recherche de solu­tions, beau­coup moins bra­quées sur leur égo, sur leur propre image, des fac­teurs néces­saires pour atteindre le plus haut niveau en poli­tique. J’ai aus­si remar­qué — et ça ne me fait pas plai­sir de dire ça — qu’une femme avec du pou­voir, ça conti­nue de poser un pro­blème à cer­tains. Une par­tie du monde n’est pas encore prête.

En par­ti­cu­lier dans les par­tis conser­va­teurs, qui gardent une image fan­tas­mée du chef auto­ri­taire, du père sévère, du mana­ger aux gros bras qui dicte sa loi. Aujourd’hui, le modèle du mâle alpha, du gorille qui se frappe la poi­trine, revient en force. Le sou­ci de la véri­té, la recherche de com­pro­mis sont per­çus comme des signes de fai­blesse. On l’a vu avec l’arrivée au pou­voir de Donald Trump et de Boris Johnson. Cela m’inquiète. Ce n’est pas comme ça que l’on aborde les choses en démo­cra­tie. Voudriez-vous vous marier avec quelqu’un qui ne recon­naît jamais ses erreurs, qui a un com­por­te­ment de brute, qui ment et qui se vante en per­ma­nence ? Des per­sonnes comme ça, on n’en vou­drait pas chez soi ou par­mi ses amis, mais on les laisse gérer des États.

— La poli­tique des mâles alpha est-elle une menace pour les droits des femmes ?
L’émancipation des femmes, et en par­ti­cu­lier la pilule et la contra­cep­tion qui per­mettent d’être maî­tresse de son corps, est la pre­mière chose que les forces conser­va­trices remettent en ques­tion. Aux États-Unis, le droit à l’avortement a ces­sé d’être un acquis sûr. Il s’agit d’ailleurs de la pre­mière déci­sion de Donald Trump à son arri­vée au pou­voir : abro­ger le sou­tien aux pro­grammes de contra­cep­tion dans les pays en voie de développement.

— Comment réagir face à cette poli­tique machiste ?
Ne pas aban­don­ner le pou­voir, main­te­nant moins que jamais. Le dan­ger existe… Lorsque la situa­tion est cri­tique, que les pro­blèmes semblent presque inso­lubles, c’est sou­vent le moment où nous, les femmes, obte­nons une chance. Mais une fois qu’apparaît la pers­pec­tive d’un nou­vel essor, les hommes reprennent le des­sus et on voit alors que l’embellie n’était qu’une petite couche de ver­nis. Les femmes doivent prendre le pou­voir. Trop sou­vent, elles jouent à l’arrière-plan. Je ne blâme aucun homme, mais on doit se rendre compte que pour accom­plir de grandes choses et chan­ger la donne, ce sont les postes de pou­voir qui comptent, et pas seule­ment l’influence dis­crète en cou­lisses ou les seconds rôles. C’est pour cela qu’il faut, dans un gou­ver­ne­ment, autant d’hommes que de femmes. C’est pour cela que les fonc­tions de pré­sident de par­ti, de Premier ministre et de vice-Premier ministre sont si cru­ciales. Nous devons arrê­ter de pen­ser que les femmes peuvent seule­ment avoir un avis sur les ques­tions « de femmes », comme la san­té, le bien-être, l’égalité des chances. Les finances et le bud­get ne doivent pas être des ques­tions d’hommes, des por­te­feuilles mas­cu­lins. Je suis contente que de nom­breuses petites filles gran­dissent en sachant qu’une femme peut être la Première ministre de notre pays. Dans une période très dif­fi­cile, qui plus est. Avec une atti­tude impré­gnée de sagesse et de moder­ni­té. Sophie Wilmès n’est pas de ces lea­ders qui cherchent à tout prix à se valo­ri­ser. Lorsqu’elle fait une erreur, elle le recon­naît et elle avance. Je trouve bête et scan­da­leux que l’on laisse entendre dans le milieu poli­tique que ce gou­ver­ne­ment actuel serait une équipe B.

« Act local and think glo­bal »

— Au prin­temps 2019, à quelques jours des élec­tions fédé­rales, vous aviez décla­ré être prête à deve­nir Première ministre. Lorsque vous voyez Sophie Wilmès à la barre, au Conseil natio­nal de sécu­ri­té, en train de gérer la crise, et après l’échec de la piste d’une coa­li­tion arc-en-ciel, ne vous dites-vous pas :
cela aurait pu être moi ?
Quand Charles Michel a quit­té le gou­ver­ne­ment, j’ai sim­ple­ment dit qu’il était temps pour la Belgique d’avoir enfin une Première ministre ! Et j’ai répon­du hon­nê­te­ment oui lorsqu’on m’a deman­dé si j’accepterais de l’être. Je peux vous dire que je n’ai pas assez de mes deux mains pour comp­ter le nombre de per­sonnes qui rêvent de deve­nir Premier ministre mais qui disent le contraire en inter­view. Qu’est-ce qui est le mieux ? Être hon­nête et recon­naître ses ambi­tions ? Ou être hypo­crite ? J’apprécie au moins l’honnêteté de Georges-Louis Bouchez et de Paul Magnette à ce sujet. Nous avons besoin de lea­der­ship affir­mé. Nous avons besoin de per­sonnes qui ont l’ambition de don­ner le meilleur d’elles-mêmes. Vous ima­gi­nez les grandes figures de l’histoire dire « Non, non, mer­ci » ? Ça n’a pas de sens ! Mais appa­rem­ment, on ne peut pas dire ces choses-là. En tant que femme, encore moins ! Nous devons être soumises…

— Le doute est-il trop absent du monde poli­tique ?
Si les diri­geants sont hon­nêtes, ils doivent recon­naître qu’ils doutent. La poli­tique n’est pas une science exacte. Il s’agit de la vie en com­mu­nau­té, d’être humaines. C’est un art déli­cat pour lequel il n’existe pas de mode d’emploi. Énormément de diri­geants doutent beau­coup. Nous sommes humains. Je connais peu de per­sonnes qui, au cours de leur vie, n’ont jamais chan­gé d’avis sur cer­taines choses, parce qu’ils ont vieilli, parce qu’ils ont eu des enfants ou connu des échecs. Ces choses-là déter­minent qui l’on est en tant que per­sonne et influencent ain­si la manière dont on regarde le monde. Mais en poli­tique, pour de nom­breuses rai­sons, on doit avoir l’air de ne jamais dou­ter, res­ter tou­jours à 100 % cohé­rent, gar­der le même cap, ne jamais chan­ger. C’est bête.

— Que repré­sente pour vous le libéralisme ?
Le libé­ra­lisme est pour moi a way of life, une façon de vivre, une manière d’être au monde. Le libé­ra­lisme — et c’est très actuel — offre beau­coup de liber­té et d’opportunités aux gens mais il leur demande aus­si beau­coup de res­pon­sa­bi­li­té et de tolé­rance en retour. Parce que si cha­cun veut faire des choix pour sa propre vie, il faut accep­ter que ce soit le cas aus­si pour les autres. Je suis donc plus que jamais convain­cue de la néces­si­té du libé­ra­lisme pour résoudre les enjeux de notre époque. Ce qui est beau avec la poli­tique, c’est qu’on n’a besoin de pas grand-chose pour en faire. Avec un smart­phone, cha­cun peut par­ta­ger son avis, sa vision et ses idées. Sans par­ti, sans titre. Moi-même, je ne vais pas res­ter pieds et poings liés à un titre. Ni même à un parti.

— Vous pour­riez quit­ter l’Open VLD ? On a l’impression que votre libé­ra­lisme a évo­lué au fil des ans, que vous êtes deve­nue de plus en plus pro­gres­siste, que votre vision éco­no­mique s’est recen­trée.
Je suis une libé­rale convain­cue et je le res­te­rai tou­jours. Cela dit, au fil des ans, à tra­vers la pré­si­dence du par­ti ou le mayo­rat d’Aarschot, je me suis adou­cie. Je suis deve­nue moins doc­tri­naire. Cela s’est tra­duit chez moi par une vision plus inclu­sive… Je veux dire que j’ai recon­nu la réa­li­té de notre socié­té qui n’est plus seule­ment blanche et mas­cu­line. La ques­tion n’est pas d’être pour ou contre. C’est sim­ple­ment la réa­li­té. La socié­té est diverse. Énormément de gens ont la vie dure. Je ne vois pas com­ment on pour­rait nier l’importance de la dimen­sion sociale. En tant que bourg­mestre, on voit des per­sonnes qui n’ont pas eu nos propres chances. L’égalité des chances est deve­nue une valeur de plus en plus impor­tante à mes yeux.

— De là à regret­ter cer­taines posi­tions tenues par le passé ?
Le gou­ver­ne­ment pré­cé­dent, sous Charles Michel, était glo­ba­le­ment de droite. J’en suis contente, nous avons créé 360 000 emplois, c’était néces­saire à ce moment-là et je défends cette poli­tique. Mais un pro­gramme posi­tif une année ne doit pas néces­sai­re­ment être appli­qué l’année d’après. Pour moi, il fau­drait de nou­veau conclure un pacte d’envergure entre les libé­raux, qui sont capables de voir rapi­de­ment les chan­ge­ments à venir dans la socié­té, et les socia­listes, qui font le maxi­mum pour que per­sonne ne reste sur le côté. Si l’on par­vient à com­bi­ner ces deux élé­ments et à les appli­quer de manière durable, on aura un bon gou­ver­ne­ment et une bonne manière de sor­tir de la crise du coronavirus.

— Vous plai­dez pour la for­ma­tion d’une coa­li­tion arc-en-ciel…
Si cela n’avait tenu qu’à moi, il y aurait un gou­ver­ne­ment depuis longtemps.

— Comment cela ?
J’ai pris des risques lors de la mis­sion d’information de Paul Magnette. J’estimais, déjà avant la crise du coro­na­vi­rus, qu’un nou­vel axe social-libé­ral, avec une nou­velle vision éco­no­mique et un ensemble de mesures sociales, se jus­ti­fiait pour l’intérêt col­lec­tif. J’ai été très éton­née que le rap­port de Paul Magnette ren­contre autant d’oppositions, alors que ce n’était qu’une note de départ sur laquelle nous devions nous baser pour dire si oui ou non nous allions négo­cier ensemble. D’autant plus éton­née que dans le rap­port de Bart De Wever pour la for­ma­tion du gou­ver­ne­ment fla­mand, à l’été 2019, il n’y avait rien de libé­ral. C’était une note qui avait pour seul but de séduire le Vlaams Belang et d’apaiser les anciens élec­teurs N‑VA qui avaient bas­cu­lé de l’autre côté. Nous avons pour­tant enta­mé les négo­cia­tions, avec pour issue la for­ma­tion d’un gou­ver­ne­ment régio­nal avec la N‑VA. Je m’étonne donc qu’au fédé­ral, on n’ait même pas pu par­ler avec les socialistes.

— Cette oppo­si­tion ne venait-elle aus­si de votre propre par­ti ?
Oui, c’est ce que j’ai éga­le­ment res­sen­ti. Mais avec mon expé­rience, j’avais assez de confiance en moi et en mon entou­rage pour croire qu’on par­vien­drait à mener à bien ces négo­cia­tions. J’étais sûre que cela pou­vait mar­cher, même s’il y avait des réti­cences au sein de mon par­ti et des autres. Mais bon, ce n’était pas le bon moment…

« On ne peut pas faire de com­pro­mis avec un par­ti qui ne prend pas les valeurs, les liber­tés et les prin­cipes de notre socié­té comme base de travail .»

— Vous avez habi­té en Wallonie durant plu­sieurs années, à Beauvechain, lorsque vous étiez fonc­tion­naire euro­péenne tan­dis que votre com­pa­gnon tra­vaillait à Gembloux. Qu’avez vous appris sur la Belgique ?
Que la Belgique fran­co­phone est plus géné­reuse dans les chances qu’elle donne aux gens. Ce qui est plai­sant, c’est que vous avez beau­coup moins de com­plexes par rap­port à ça. Je pense que vous sous-esti­mez à quel point la dis­cri­mi­na­tion, l’aversion pour tout ce qui est dif­fé­rent est pro­fon­dé­ment ancrée en Flandre. Il reste beau­coup à faire en matière d’égalité des chances pour les femmes, mais aus­si pour toutes les per­sonnes qui sont nées avec un autre bagage, qui ont des ori­gines liées à la migra­tion, qui paraissent dif­fé­rentes, qui ont un autre nom. Ce n’est pas en cou­rant après le Vlaams Belang qu’on amé­lio­re­ra quoi que ce soit. Même si leur pro­gramme et leur dis­cours offi­ciel main­tiennent l’ambiguïté, ce qui res­sort de tout ce que font et disent leurs diri­geants, c’est qu’ils conçoivent le rôle des femmes de manière très tra­di­tion­nelle et que les per­sonnes d’origine étran­gère leur posent pro­blème. Récemment, le dépu­té Dries Van Langenhove a eu une atti­tude de body sha­ming envers une fille sur les réseaux sociaux (lui conseillant de se pas­ser de l’un ou l’autre bar­be­cue même si la météo y était favo­rable, ndlr). C’est pour cela que j’ai très clai­re­ment dit en tant que pré­si­dente que je ne tra­vaille­rais jamais avec le Vlaams Belang.

— Pourtant, d’après une étude de l’université de Gand en sep­tembre 2016, plus de la moi­tié des mili­tants de l’Open VLD seraient prêts à faire sau­ter le cor­don sani­taire. Le pré­sident du Vlaams Belang, Tom Van Grieken, se vante lui-même des bons rap­ports que son par­ti entre­tient avec des nom­breux élus libé­raux sur le plan local.
Je ne suis pas d’accord. En octobre 2018, aux élec­tions com­mu­nales, le Vlaams Belang a pro­gres­sé dans presque toutes les com­munes. Malgré ça, nulle part le cor­don sani­taire n’a été rom­pu. En mai 2019, le soir des élec­tions, j’ai féli­ci­té le par­ti gagnant, mais j’ai immé­dia­te­ment dit que nous n’allions pas tra­vailler ensemble. Parce que leurs valeurs et les nôtres se contre­disent. Le Vlaams Belang n’accepte pas les prin­cipes démo­cra­tiques, il consi­dère qu’il y a au moins deux caté­go­ries de per­sonnes et il s’oppose à l’égalité des chances. On ne peut pas faire de com­pro­mis avec un par­ti qui ne prend pas les valeurs, les liber­tés et les prin­cipes de notre socié­té comme base de tra­vail. Pourquoi pren­drions-nous le risque de négo­cier avec ses diri­geants dès lors qu’ils veulent détruire la démo­cra­tie elle-même ?

— La N‑VA, elle, a négo­cié à l’été 2019 pen­dant sept semaines avec le Vlaams Belang.
Par le pas­sé, Bart De Wever a pour­tant décla­ré qu’il y avait une muraille de Chine entre la N‑VA et le Vlaams Belang. C’est une posi­tion que j’ai tou­jours appré­ciée chez lui. Mais, après les élec­tions de mai 2019, la N‑VA a com­plè­te­ment chan­gé de ligne. Le par­ti a tenu un tout autre dis­cours, disant qu’il fal­lait don­ner une chance au Vlaams Belang, que c’était la démo­cra­tie. Tout à coup, c’était comme si les citoyens avaient choi­si l’indépendance de la Flandre ! Bullshit ! Excusez-moi, mais les élec­tions n’avaient rien à voir avec l’indépendance de la Flandre. Rien du tout.

— De quoi la Belgique a‑t-elle besoin pour s’assurer un ave­nir stable ?
J’ai par­ti­ci­pé sous Elio Di Rupo à la sixième réforme de l’État, dont l’unique but était de prou­ver à la N‑VA qu’une réforme de l’État était pos­sible. L’unique logique était, comme disait Wouter Beke (CD&V), de « fer­rer un gros pois­son ». Logique poli­ti­cienne… Les réformes de l’État en Belgique sont à sens unique : plus pour les régions et les com­mu­nau­tés, moins pour le fédé­ral. Chacune d’entre elles — et c’est cho­quant même de le dire — est construite comme une étape vers l’indépendance, porte en elle l’idée d’une sépa­ra­tion finale.

Sans qu’il y ait une véri­table archi­tec­ture visant à faire tour­ner notre pays. Est-ce que cela fonc­tionne bien comme ça ? Est-ce com­pré­hen­sible pour le citoyen ? Est-ce mieux pour les entre­prises et les gens qui paient des impôts ? Pour moi, la sep­tième réforme de l’État en 2024 sera une réforme à double sens. Certaines com­pé­tences retour­ne­ront au niveau fédé­ral, d’autres redes­cen­dront au niveau régio­nal. De plus, selon moi — et je ne sais si c’est à moi de le dire parce que c’est tou­jours très sen­sible —, il fau­drait quand même orga­ni­ser les choses de manière plus effi­cace du côté francophone.

— C’est-à-dire ?
En Flandre, la com­mu­nau­té et la région forment une seule et même enti­té, avec un seul gou­ver­ne­ment. Je sais que du côté fran­co­phone, la situa­tion s’est déjà amé­lio­rée mais il reste du tra­vail à faire. C’est aus­si pour ça qu’on a besoin d’une vision. Où veut-on aller ? Vers la sépa­ra­tion ? La réa­li­té, c’est qu’on ne peut pas sépa­rer le pays, avec Bruxelles qui est une ville sia­moise, un corps com­mun pour deux têtes, fla­mande et fran­co­phone. Il nous faut une nou­velle vision qui sera, selon moi, com­po­sée de quatre piliers assez clairs, à savoir la Flandre, Bruxelles, la Wallonie et une par­tie ger­ma­no­phone, mais sans la dis­tinc­tion un peu arti­fi­cielle des régions et des com­mu­nau­tés. Pour le reste, un niveau fédé­ral qui fonc­tionne, quoi.

— Quelles com­pé­tences transféreriez-vous ?
Par exemple, l’emploi devrait être au niveau régio­nal, le plus proche pos­sible des gens. C’est une fausse bonne idée de croire que la même approche convient à tous. Mais pour moi, il vaut mieux prendre du temps pour réflé­chir, éla­bo­rer une vision claire pour le futur du pays, puis lais­ser le citoyen s’exprimer en 2024… Et en 2030, la Belgique exis­te­ra encore et pour­ra célé­brer ses deux siècles d’indépendance avec une grande fête et une infra­struc­ture moderne.

— Quand vous regar­dez en arrière, quelle est la plus grande ombre du tableau ?
J’ai sur­tout du mal avec ce sen­ti­ment selon lequel on aurait pu voir les choses venir. Je veux par­ler de la chute du gou­ver­ne­ment fédé­ral en décembre 2018. C’était assez simple : la N‑VA n’avait pas obte­nu aux élec­tions com­mu­nales d’octobre les résul­tats qu’elle espé­rait et elle s’est ser­vie du gou­ver­ne­ment pour son propre agen­da. Sinon, un pré­texte comme le pacte de Marrakech n’aurait jamais mené à la chute d’un gouvernement.

C’est tota­le­ment incom­pré­hen­sible. C’est un accord des Nations unies, il est non contrai­gnant, il y avait trente façons de résoudre ce pro­blème politiquement…J’ai appe­lé Bart De Wever, je lui ai dit : « Allez, il doit bien y avoir une solu­tion, on peut aller au bout ensemble, on est à six mois des élec­tions ! » Mais il était sourd et aveugle à toute sug­ges­tion. Aujourd’hui, je n’ai plus aucun doute. L’issue ne dépen­dait pas des autres par­tis. Le choix était plié à l’avance, la N‑VA avait déci­dé de quit­ter le gou­ver­ne­ment. Point.

— On ne peut pas dire qu’elle en ait été récom­pen­sée par les élec­teurs, six mois plus tard.
Mon par­ti en a fait l’amère expé­rience lorsqu’Alexander De Croo a débran­ché la prise du gou­ver­ne­ment autour des ques­tions com­mu­nau­taires en 2010. Si on débranche la prise sur le thème d’un autre par­ti, cet autre par­ti gagne. Ce pres­sen­ti­ment ne m’a pas quit­té tout au long de la cam­pagne élec­to­rale : la N‑VA débranche la prise sur le pacte de Marrakech, alors nous nous diri­geons à coup sûr vers un nou­veau dimanche noir en Flandre. Je ne sais pas com­ment l’expliquer. C’était un sen­ti­ment pro­fond. Et au mois de mai, on a vu le triomphe du Vlaams Belang.

— Quel sera votre rôle, désormais ?
Je serai bourg­mestre avant tout. Ensuite, je veux retrou­ver les enjeux inter­na­tio­naux. J’ai étu­dié la poli­tique inter­na­tio­nale, je suis fonc­tion­naire euro­péenne mais ces der­nières années, je ne me suis qua­si occu­pée que de la Flandre et de la Belgique. Act local and think glo­bal, voi­là ce que je veux faire.