La colère est tout : émotion, tabou, libération, danger, création, espoir, menace, femme, victime, révolution, contagieuse. Avertissement : lectrice, lecteur, si tu lis ceci, la colère risque de te gagner, toi aussi.
Je balancerai bien mes petits ressentiments
Mais il paraît que je suis une fille
Et une fille n’en a pas de ça
(…)
J’ai une drôle de rage
Et je sais plus quoi en faire
Dès que je la jette par terre
On me dit que je saccage (1)
Bile. Rage. Sang. Nous voyons rouge, nous, les femmes. Le rouge du sang de nos menstrues, celles qui excusent, prétextent, anéantissent, ridiculisent l’émotion brutale et irritée. Bile. Rage. Sang. La colère n’est qu’hystérique, irrationnelle et folle quand elle est femme. Bile. Rage. Sang. Et l’écart salarial, et le congé de maternité, et les piles de linge à laver, et le viol dont elle, victime, est accusée, et le plafond de verre à briser, et les gosses à éduquer, et ce mec en rue qui te demande si tu suces, et celui qui t’explique ce que tu sais, et l’autre qui te colle dans le métro, et l’homme qui te prend de haut. Bile. Rage. Sang. Du tourbillon qui prend les tripes, de la bile qui bouillonne dans l’estomac et remonte, amère, dans la bouche, de la tempête qui secoue nos têtes, de l’énergie qui prend les jambes et serre les poings. Bile. Rage. Sang. Et on nous demande de nous calmer ? Non. C’est fini. Nous l’acceptons, cette colère, dorénavant, nous l’aimons, nous l’assumons et nous nous en nourrissons. On la crache, on la dit, on la véhicule. Elle est moteur, elle est outil. Moteur et outil de notre lutte.
***
Mon vagin est en colère. C’est vrai. Il en a ras-le-bol. Mon vagin est furieux et il faut qu’il parle. Il faut qu’il parle de toutes ces conneries. Il faut qu’il vous en parle. Bon, c’est quoi le problème ? Une armée de gens, là, qui n’ont qu’une idée en tête, torturer mon pauvre cul, mon adorable petit vagin… Ils passent leur temps à inventer des trucs de malade, des idées dégoûtantes pour me saper la foufounette. Ces enfoirés du vagin.
Toutes ces saloperies, ils essayent sans arrêt de les rentrer dedans, de nous aseptiser – de nous boucher avec, en un mot, de nous annihiler le vagin. Eh bien non, on ne supprimera pas mon vagin comme ça, il est furieux, mais il reste bien là. (…)
Arrêtez de le bourrer de trucs et de machins. Arrêtez de le remplir et arrêtez de vouloir le rendre propre. (…)
Et les examens. (…) Pourquoi ces gants de caoutchouc ? Pourquoi cette lumière aveuglante comme si vous étiez sur une scène de music-hall ? Pourquoi ces étriers d’acier dignes des nazis, ce bec de canard infâme et glacé qu’on vous rentre dedans ? C’est quoi ? Comment des femmes gynécologues peuvent-elles faire ça ? Ces visites foutent mon vagin dans une colère ! (2)
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Sois une femme, ils disent. Ne parle pas trop fort. Ne parle pas trop. Ne prends pas toute la place. Ne t’assieds pas comme ça. Ne te tiens pas comme ça. Ne sois pas intimidante. (…) Ne sois pas si autoritaire. Ne sois pas assurée. Ne réagis pas de manière excessive. Ne sois pas si émotionnelle. Ne pleure pas. Ne crie pas. Ne jure pas. Sois passive. Obéis. (…) Booste son ego. Fais-le tomber pour toi. Les hommes veulent ce qu’ils ne peuvent pas avoir. Ne te donne pas à lui. Fais-le languir. Les hommes aiment courir. Plie ses vêtements. Cuisine son souper. Garde-le heureux. C’est le job d’une femme. Tu seras une bonne épouse un jour. Prends son nom de famille. (…) Donne-lui des enfants. Tu ne veux pas d’enfants ? Tu en voudras un jour. Tu changeras d’avis.
Sois une femme, ils disent. Ne te fais pas violer. Protège-toi. Ne bois pas trop. Ne marche pas seule. Ne sors pas trop tard. Ne t’habille pas comme ça. (…) Ne te bourre pas la gueule. Ne laisse pas ton verre sans surveillance. Aie un pote avec qui rentrer. Marche où c’est bien éclairé. Reste dans les quartiers sûrs. Dis à quelqu’un où tu vas. Emporte un spray au poivre. Achète un sifflet d’alarme. Tiens tes clés dans ton poing comme une arme. (…) Ne fais confiance à personne. Ne dis pas oui. Ne dis pas non.
Sois juste une femme, ils disent. (3)
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La colère des femmes est un fait. Et elle a 1001 putains de raisons d’être. « Vous ne devinerez jamais ? quel point les femmes autour de vous sont furieuses jusqu’à ce que vous leur demandiez », écrit Laurie Penny, l’autrice de Bitch Doctrine. « Elles seraient probablement surprises de découvrir à quel point ce sentiment est commun. »
La colère des femmes ne date pas d’hier.
La colère de jadis était une rage muette, un cri étouffé dans un coussin, un grognement ravalé – comme elle l’est certainement aujourd’hui encore souvent. Les femmes se mariaient, elles restaient mariées, point. Elles n’avaient ni les moyens de partir si elles le voulaient, ni l’espace pour s’exprimer. De toute façon, tout le monde s’en fichait de ce qu’elles pensaient.
Leur colère s’exprimait en silence, derrière les portes closes, tel le lancer d’assiettes décrit par l’autrice et activiste étatsunienne d’origine jordanienne Soraya Chemaly dans son livre Le pouvoir de la colère des femmes. Cette après-midi-là, au début des années 1970, la mère de Soraya, méthodiquement, sans interruption, sans émettre le moindre son, jette une à une les pièces du service en porcelaine blanc et or reçu à son mariage, « par la fenêtre de la cuisine, au premier étage d’une maison elle-même perchée sur un coteau en pente douce ». Puis, quand sa fille entre dans la pièce, elle lui demande posément comment s’est passée sa journée d’école. Depuis, Soraya et elle n’ont jamais parlé de cet épisode. « Le lancer d’assiettes a permis à ma mère d’être en colère sans en avoir l’air, donc de rester une femme ‘comme il faut’, à savoir – et c’est lourd de sens – une femme qui n’a pas d’exigences, n’élève pas la voix, ne dit pas ce qu’elle voudrait. »
La colère est « un état qui survient sur le plan physiologique, psychologique, hormonal lors de la rencontre d’une situation qui, d’une certaine manière, fait obstacle à l’atteinte de ses objectifs », décrit le psychologue social Vincent Yzerbyt, professeur à l’UCLouvain. « Quand face à ces obstacles, on pense qu’on a des ressources et qu’on est outillé pour atteindre nos objectifs, on est d’autant plus en colère. Parce que la colère est mobilisatrice, elle rassemble les forces pour dépasser l’obstacle. Au contraire, quand on est dépassé, c’est l’émotion de peur qui surgit parce que la personne en face de nous est plus forte, plus outillée et peut nous nuire. Ou bien du dépit ou de la déception parce qu’on sait qu’on n’arrivera pas à passer le cap. » La colère se nourrit du sentiment d’injustice, de la frustration, de besoins non rencontrés, d’insatisfaction.
Une femme n’a pas le droit de se mettre en colère. C’est comme ça, depuis toujours, depuis qu’elle est petite fille. C’est la société qui le veut, explique encore Vincent Yzerbyt. « Le petit garçon est plus facilement excusé quand il exprime sa colère. Elle signale sa volonté d’aller vers l’avant, de ne pas s’en laisser conter. C’est un stéréotype de compétence, de puissance, de motivation, d’agentisme. La petite fille, elle, doit plutôt se plier aux circonstances, faire le gros dos et encaisser. »
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J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. (…)
C’est en tant que prolotte de la féminité que je parle, que j’ai parlé hier et que je recommence aujourd’hui. Quand j’étais au RMI, je ne ressentais aucune honte d’être exclue, juste de la colère. C’est la même en tant que femme : je ne ressens pas la moindre honte à ne pas être une super bonne meuf. En revanche, je suis verte de rage qu’en tant que fille qui intéresse peu les hommes, on cherche sans cesse à me faire savoir que je ne devrais même pas être là. On a toujours existé. Même s’il n’était pas question de nous dans les romans d’hommes, qui n’imaginent que des femmes avec qui ils voudraient coucher. On a toujours existé, on n’a jamais parlé.
Je suis plutôt King Kong que Kate Moss, comme fille. Je suis ce genre de femme qu’on n’épouse pas, avec qui on ne fait pas d’enfant, je parle de ma place de femme toujours trop tout ce qu’elle est, trop agressive, trop bruyante, trop grosse, trop brutale, trop hirsute, toujours trop virile, me dit-on. (…) Parce que l’idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les chirurgiens de l’esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les devoirs d’école, bonne maîtresse de maison mais pas bonniche traditionnelle, cultivée mais moins qu’un homme, cette femme blanche heureuse qu’on nous brandit tout le temps sous le nez, celle à laquelle on devrait faire l’effort de ressembler, à part qu’elle a l’air de beaucoup s’emmerder pour pas grand-chose, de toute façon je ne l’ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu’elle n’existe pas. (4)
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Trop souvent, « nos têtes hurlent (et) nos bouches s’excusent », remarque Soraya Chemaly. Si vous vous rebellez, vous n’êtes plus une femme.
Les codes qui fondent la notion de « féminité » sont les mêmes qui empêchent les femmes de se défendre. « De la même manière que nous avons appris à croiser les jambes et à coiffer nos cheveux, nous avons appris à ranger notre langue dans notre poche et à ravaler notre fierté. »
En colère, une meuf est hystérique, folle, irrationnelle, casse-couilles. Une mégère, une sorcière, une harpie. C’est mal vu, une femme en colère. C’est laid. Agaçant. Détestable. Cassant.
Alors, pour être aimée et aimable, une femme se tait. Tait sa colère. Mange sa rage. Ravale ses revendications. Trop souvent.
On n’attend pas d’une femme qu’elle se mette en colère. Une femme, c’est doux, compatissant, souriant, aimant, à l’écoute, bienveillant. C’est pour ça qu’on les aime. (On appelle ça du sexisme bienveillant.)
Quand une femme est en colère, on s’en étonne, on la critique, on veut la réduire au silence. On lui demande si elle a ses règles. « C’est faire croire que la colère féminine jugée hystérique est biologiquement inscrite alors qu’elle est culturellement déterminée », expose Vincent Yzerbyt. « C’est ramener l’expression d’une révolte à quelque chose qui n’a rien à voir. C’est de l’inféodation : si la femme est en colère, ce n’est pas parce que sa cause est juste mais c’est à cause de la nature. » (On appelle ça le sexisme hostile.)
Voilà qui est plus facile à faire devant une femme en colère que de demander pourquoi : « La réponse aurait des conséquences déstabilisantes, voire révolutionnaires…», écrit Soraya Chemaly.
« Pour ne pas laisser voir notre colère, nous ruminons », observe Soraya Chemaly. « Nous faisons des pieds et des mains pour paraître ‘rationnelles’, ‘posées’. Nous la minimisons, nous la rebaptisons ‘mécontentement’, ‘impatience’, ‘agacement’, ‘irritation’… des mots qui ne véhiculent pas la même exigence sociale et publique que ‘colère’. »
Du coup, « nous nous promenons comme si nous étions des bombes sur le point d’exploser », observe Laurie Penny, « inquiètes à l’idée d’admettre, même à nous-mêmes, à quel point nous sommes vraiment livides ». Quand une femme est victime d’affronts antisémites, sexistes, homophobes et/ou racistes, dans trois-quarts des cas, elle veut s’affirmer. Mais elle ne le fait vraiment que quatre fois sur dix, selon une étude. La faute au réflexe de politesse, au désir d’être appréciée, à la réticence face à la transgression, à la peur des représailles… Souvent, si la colère ne se fait pas entendre, elle se retourne ensuite contre d’autres femmes, contre plus faible que soi, les enfants par exemple, ou contre soi-même. Et là, cette émotion contenue qui met l’organisme et le cerveau en surtension peut avoir de graves conséquences sur la santé : hernie, urticaire, asthme, maladies cardiovasculaires, phobies, comportements compulsifs, repli sur soi, dépression.
La femme est dépossédée de sa colère. De son moteur. C’est malin. On dirait un système savamment orchestré. La société interdit à la femme l’émotion capable de l’aider à avancer, à réclamer des droits.
Balzac dit : « La femme est une esclave qu’il faut savoir mettre sur un trône. » Et l’avocate féministe Gisèle Halimi ajoute dans son livre postum : « Le trône est une prison, elles le découvrent très vite mais s’y résignent, cherchant désespérément à y trouver quelque avantage pour éviter la blessure, sauver l’honneur, sauver leur peau, quitte à entretenir et reproduire le système. Complices, donc. Et c’est terrible. Le sort des femmes n’échappe pas à la règle qui perpétue les grandes oppressions de l’Histoire : sans le consentement de l’opprimé – individu, peuple ou moitié de l’humanité -, ces oppressions ne pourraient durer. »
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Demandez-vous pourquoi la société nie aux femmes, de la naissance à la tombe, le droit de ressentir et d’extérioriser leur colère, d’en tirer profit, et pourquoi elle les déconsidère quand elles passent outre. Malgré sa mauvaise réputation, il y a de l’optimisme, de la prévoyance dans cette émotion. Elle nous alerte, au niveau viscéral, en cas de violation, de menace, d’insulte. (…) Voilà le véritable danger de notre colère : elle dit clairement « Nous ne nous traitons pas à la légère ». (5)
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Mais ces derniers temps, elle ne se tait plus, la femme. Elle commence à l’ouvrir. Elle gueule. Elle se fâche. Et elles se fâchent ensemble.
Elles se lèvent et elles se cassent.
Elles taguent, portent des pussyhats, s’habillent en mauve, s’embrassent en rue, marchent. Elles claquent les portes, font grève, disent non.
Certaines, proies devenues prédatrices, passent à l’acte.
Elles prennent le fusil de chasse, le revolver, le couteau, et tirent, et poignardent. L’homme à l’origine des côtes cassées, des lèvres fendues, des cheveux arrachés, des hématomes, des traumatismes, et de la peur, de la terreur comme seconde peau.
Elles marchent jusqu’à une station-service, remplissent un bidon d’essence, en déverse le contenu sur le violeur de leur fille et y boutent le feu.
La nuit, elles surprennent des chauffeurs de bus, qui violent et tuent des ouvrières, et leur tirent plusieurs balles dans la tête.
Elles s’appellent Jacqueline Sauvage, Valérie Bacot, Maria del Carmen, Diana la vengeresse.
De la colère à la violence.
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La colère est un cri de l’ego, mais c’est un cri nécessaire. Un cri qui dit « respecte-moi », un cri qui dit que quelque chose tourne à l’envers, qu’il y a déséquilibre, inégalité, marchage sur les pieds, abus de pouvoir et d’autorité. La colère peut nous sauver quand plus rien d’autre ne le peut mais c’est une arme qui se manie avec précaution, aussi puissante que dangereuse. (6)
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Aujourd’hui, cette colère qui grondait, enfouie, intime, insoupçonnée parfois, en chacun.e d’entre nous, émerge, se partage, a trouvé un espace pour s’exprimer au monde. Dans les mouvements féministes, militants, d’opprimés. Pour Soraya Chemaly, c’est évident : « Depuis #MeToo, les femmes admettent plus volontiers leur colère. Pour nombre d’entre nous, les règles qui régissent l’expression des affects ont changé. »
La colère est-elle le début de la révolte ?
L’homme révolté, écrit Camus, est l’homme qui dit non. « Un esclave qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. » Cette colère dit « non », « affirme l’existence d’une frontière ».
J’étais née du mauvais côté. Mais c’était aussi un appel au sursaut et à l’insoumission. Oui, la révolte s’est levée très tôt en moi. Dure, violente. (…) La blessure de l’injustice m’a donné une force fabuleuse, parce que désespérée. (7)
Affirmation d’une frontière, cri d’un trop-plein, point culminant de siècles d’inacceptable.
Personnelle, la colère devient politique. « Mais il faut qu’elle soit bien faite, informée », précise Barbara Dupont, doctorante en études de genre à l’UCLouvain et autrice du blog féministe D’où?. « Il faut travailler la source de la colère, comprendre et informer d’où ça vient, arriver à asseoir sa colère d’un point de vue théorique et argumentatif. Pour que ce ne soit pas juste ce truc chaud et encombrant. »
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Quand on écoute la colère, quand on lui accorde de l’attention, on a l’impression que le monde entier est en colère.
Et c’est peut-être bien le cas.
Il y a le Gang des vieux en colère, mouvement citoyen belge qui se bat pour que les générations futures aient une retraite digne.
Il y a les Infirmiers en colère, aide-soignants exprimant leur ras-le-bol en temps de pandémie. Il y a Black Lives Matter, les Gilets jaunes, les Mères en colère, #Balancetonporc/stage/gynéco/ etc., Youth for Climate.
Toutes ces voix qui s’élèvent, ces poings qui se lèvent, ces colères qui, de nos tripes, s’expriment enfin par nos corps sont un signe. Le signe de quelque chose qui s’annonce. Ni plus, ni moins qu’une révolution.
Ces vieux bonshommes sont sur le point d’essuyer une tempête dont la nature même leur échappe. (8)
Toutes ces voix qui s’élèvent, ces poings qui se lèvent, ces colères qui, de nos tripes, s’expriment enfin par nos corps sont un signe. Le signe de quelque chose qui s’annonce. Ni plus, ni moins qu’une révolution.
« Cette révolution est en train d’avoir lieu », observe Victoire Tuaillon, journaliste française et autrice des podcasts Les Couilles sur la Table et Le Coeur sur la Table, dans une interview sur La Première. « Ça ne va pas du tout assez vite à mon goût. Mais si on regarde toutes ces prises de parole qu’on a vues ces dernières années et ces combats qui sont menés contre le patriarcat, mais aussi contre la destruction de la planète, contre le racisme, contre tous les systèmes d’oppression, c’est en train d’arriver. Si on regarde cette situation en face, du nombre de gens qui subissent des discriminations, des rapports qui restent quand même extrêmement violents, on ne peut que vouloir une révolution. »
Et elle est imminente, selon la féministe Irene : « La terreur que le féminisme provoque (aux hommes) n’est que la preuve que nous approchons des failles et des fragilités du patriarcat. C’est la preuve que celui-ci n’est en rien tout-puissant et invincible. »
En tant que féministe, je ne lutte pas pour pouvoir devenir PDG d’une grande multinationale ou présidente de la République, car mon but n’est pas d’octroyer aux femmes la possibilité d’opprimer autant que les hommes blancs. En tant que féministe, je ne me bats pas pour donner du pouvoir aux femmes, mais bien pour détruire le pouvoir. Alors non, le féminisme n’est pas la lutte pour que les femmes soient égales aux hommes cisgenres, car nous ne souhaitons pas être incluses dans leur monde, nous voulons le détruire pour en créer un autre. (9)
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De péché capital, honteux, primaire, excessif, la colère est devenue une émotion mobilisatrice, fédératrice, créative aussi. Comme lorsque Nina Simone écrit Mississipi Goddam après un attentat à la bombe orchestré par le Ku Klux Klan en 1963 tuant quatre adolescentes afro-américaines dans une église d’Alabama. En colère, elle a envie de sortir en rue et de tuer quelqu’un : « J’ai même essayé de fabriquer un pistolet artisanal. » Mais son mari lui conseille de faire ce qu’elle sait faire. Elle chante alors son cri d’indignation : « Alabama’s gotten me so upset ! » Des années après elle, il y aura Alanis Morissette, Patti Smith, Courtney Love et Clara Luciani mais aussi Virginie Despentes, Leila Slimani, Lola Lafon ou Lisette Lombé pour chanter, écrire, sublimer leur colère.
Alors, je cesse de ravaler, j’explose, j’expose tout ce qui me détruit, et derrière moi, laisse mes cendres fertiles pour imaginer un autre avenir. (10)
Et puis, la colère, ça attire, ça intrigue, c’est sexy !
A l’ère des réseaux sociaux, des sites putaclics, de la satisfaction immédiate, de la course à l’audimat, la colère est bankable. « De même que le sexe et la peur, la colère est un bon support émotionnel pour conférer une certaine viralité à un support cognitif », constate le professeur de sociologie Gérald Bronner dans son livre Apocalypse Cognitive.
Sur les réseaux sociaux, la colère se propage plus vite que les autres émotions. Elle est contagieuse, elle incite les utilisateurs qui sont confrontés à des messages de colère à en envoyer eux-mêmes. D’ailleurs, selon une étude de l’université Beihang de Pékin, les posts les plus repartagés sur Weibo, le Twitter chinois, sont ceux qui provoquent une avalanche d’émoticônes en colère.
La cause de tout ça remonte à la nuit des temps… « Si les conflits entre tribus sont devenus des dangers négligeables depuis la fin du temps des chasseurs-cueilleurs, il n’en demeure pas moins que nous sommes équipés mentalement pour anticiper à tout moment ce type de risques », poursuit le sociologue parisien.
Sur la toile, l’homme et la femme des cavernes enfouis en nous avons gardé l’attrait pour ces visages, devenus des ronds jaunes ou rouges aux sourcils froncés. Ce qui explique les recherches Internet sur Booba et sa bagarre avec le rappeur Kaaris par exemple.
C’est « l’ensauvagemment du web ».
Résultat, « le retour de bâton, à coups de cyberviolence et de discours tenus publiquement dans les médias, est à la hauteur de ce regain de l’expression de la colère », remarque Barbara Dupont. Contagieuse, on vous dit.
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L’absence totale de réponse politique et judiciaire face aux féminicides au Mexique fait enfler, d’année en année, la colère des Mexicaines. L’été 2019 a marqué le début d’un grand mouvement de révolte féministe. Dans un pays où sont recensés en moyenne dix féminicides et cinquante viols chaque jour, les femmes ont décidé d’envahir l’espace public pour crier leur désespoir. (…). Après avoir jeté des paillettes roses sur le chef de la police, elles ont inscrit des slogans sur les murs ; elles ont brisé des vitrines, incendié un commissariat, vandalisé un métro. (…)
De nombreux.ses politien.ne.s et citoyen.ne.s ont dénoncé la nature des protestations, insistant sur le fait qu’il y a d’autres manières de dénoncer les choses, que la violence et le vandalisme risquaient de desservir la cause. Des murs tagués scandalisent davantage que les féminicides. Des vitres cassées choquent davantage que les corps sans vie de femmes assassinées. (11)
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« C’est souvent une des premières questions que l’on va me poser quand je rencontre un.e journaliste : est-ce que vous êtes en colère, Mme Robert ? »
Mireille-Tsheusi Robert est présidente de l’ASBL Bamko, un centre féministe belge de réflexion et d’action sur le racisme anti-noir.e.s. « La colère rentre tellement dans le schème du lecteur qu’elle est facile. Dans les manifs où les gens cassent des choses, c’est rare qu’on aille chercher la personne qui a pensé longuement cette action en début de chaîne. On va chercher en bout de course la personne qui a peut-être le plus mal compris et qui a fait de la casse, parce qu’on veut chercher ces bas instincts. » Et une telle lecture des évènements « arrange dans une optique de disqualification » : comme le manifestant-casseur, la femme « hystérique » n’est pas capable de réfléchir.
Contrairement à la colère, qu’elle n’a jamais ressentie dans son engagement, Mireille-Tsheusi Robert, qui accompagne depuis 24 ans des jeunes afrodescendants victimes de racisme et en malêtre identitaire, a souvent connu l’indignation, la légitime défense, le sentiment d’urgence sociale, parfois sanitaire. Face à elle, les gens qu’elle aidait éprouvaient un besoin de changement, du désarroi, de la déception, de la peine.
Mais ces émotions, qui prédominent dans la société, sont peu présentes dans les médias mainstream, pour qui la colère correspond davantage aux stéréotypes et aux préjugés sur les minorisés, les femmes, les personnes porteuses de handicap et d’origine étrangère. « De la part des victimes, on peut s’attendre à de la colère, l’espérer même », analyse la co-organisatrice de la manifestation Black Lives Matter de Bruxelles. « Si la victime ne réagit pas, c’est inquiétant pour la personne qui participe à un système qui opprime. La colère est là pour rassurer la personne qui culpabilise et cherche du répondant. » D’où son importance dans la narration médiatique.
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Notre colère est moche, notre colère est interdite, notre colère est libérée, narrée, schématisée, primitive, notre colère est créatrice, libératrice, mobilisatrice. Elle est pulsion. Elle est commune. Elle est espoir.
C’est déjà assez grave que nous devions encore nous battre pour être traitées comme des êtres humains à part entière et égales sans être également honteuses et réduites au silence si toute cette situation nous rend furieuses. Oui, nous sommes en colère.
Pourquoi ne devrions-nous pas l’être ?
Pourquoi pas toi ? (12)
Wilfried n°17 – octobre 2021
(1) La drôle de rage, Grandir à l’envers de rien, Lola Lafon & Leva, 2006.
(2) Les monologues du vagin, Eve Ensler, 1996.
(3) Un texte de Camille Rainville, récité par Cynthia Nixon, dans une vidéo pour Girls. Girls. Girls. Magazine, 2020.
(4) King Kong Théorie, Virginie Despentes, 2006.
(5) Le pouvoir de la colère des femmes, Soraya Chemaly, 2021.
(6) Ensauvagement, Le petit livre de la colère, Gioia Kayaga, 2021.
(7) Une farouche liberté, Gisèle Halimi, 2021.
(8) Audre Lorde.
(9) La terreur féministe. Petit éloge du féminisme extrémiste. Irene, 2021.
(10)Ensauvagement, Le petit livre de la colère, Gioia Kayaga, 2021.
(11) La terreur féministe. Petit éloge du féminisme extrémiste. Irene, 2021.
(12) Most Women You Know Are Angry — and That’s All Right, Laurie Penny, Teen Vogue, 2017.