« Eddy » s’est lancé un défi irrationnel : courir avec Karel Sabbe, nouveau monstre de l’ultra-trail, et tenir le plus longtemps possible. Le dentiste gantois, détenteur du record de rapidité sur le Pacific Crest Trail et l’Appalachian Trail, dernier homme debout lors des abominables marathons de Barkley 2019, a donné rendez-vous au pied des dunes de Knokke-le-Zoute. On a slalomé entre les galeries d’art et les voiturettes de golf. On a parlé de la beauté de la nature, de la reconnexion avec notre instinct primaire, des hallucinations en course, de la résistance à la douleur et au « mur ». Et on a tenté de suivre le tempo imprimé par l’homme le plus endurant du monde.
La voiturette de golf file silencieusement sur l’asphalte lisse de la Zwinlaan. Décélération, manœuvre giratoire, engin parqué. Un quinqua saute du véhicule, prend la direction d’une des nombreuses villas quatre façades qui se prélassent, en seconde ligne, à l’ombre des buildings à appartements bordant le littoral. Le col de polo relevé semble toujours de vigueur, dans les beaux quartiers du Zoute. « Je suppose que ce n’est pas lui », se poile Tim. Je confirme l’intuition du photographe : cet individu n’est pas Karel Sabbe. On imagine mal le coureur le plus endurant du monde alourdi d’une telle bedaine. Je lui explique avoir lu ce matin que Knokke-Heist était la commune flamande comptant le plus de voitures « vertes ». Pas particulièrement par souci écologique. La raison, c’est justement ces voiturettes de golf. Chic et pratiques, dans une station balnéaire. Pour rejoindre le lieu de rendez-vous choisi par Karel Sabbe, j’ai traversé la ville sur plusieurs kilomètres depuis Albertstrand. La sociologie de Knokke est fascinante. Ses attributs se dévoilent ostensiblement, ne s’encombrent d’aucune discrétion. Dans les rues commerçantes, les enseignes de luxe se bousculent. On peut jouer à retenir sa respiration entre chaque Porsche Cayenne croisée et vivre centenaire. Tenter le même exercice avec les cuistax relèverait du suicide. Dans une des portions territoriales les plus plates et carrossables d’Europe, le 4x4 urbain s’est imposé pépère. Peut-être en prévision de la montée des eaux. La digue compte plus de galeries d’art sélectes que de boutiques de cerfs-volants. Sûr qu’avec 15 °C de plus, les chemises l’emporteraient toujours sur les maillots de plage. Les « touristes frigobox », on laisse ça pour Coxyde, aurait ironisé le comte Léopold Lippens, bourgmestre de Knokke sans interruption de 1979 jusqu’à son décès, en février dernier. Tim, venu faire des photos pour De Morgen, me décrit la Zoutelaan, avenue pimpante où résidait le Lippens, au lendemain de sa mort. Remplie de fleurs de plage en papier crépon. À Knokke, les habitants kiffaient leur maïeur, et ce dernier leur rendait bien.
L’arrivée du patron interrompt nos analyses sociopolitiques de comptoir. Foulée ample et détendue, Karel Sabbe frôle la voiturette de golf, ralentit sa course, l’abrège à notre hauteur, nous décoche un sourire poli à la fraise. « Hi guys. » Mon niveau A2 en néerlandais m’emplit de fébrilité. Le français de Karel Sabbe est très correct. Mais pour des réponses plus charpentées, l’anglais lui convient mieux. Ce sera une rencontre à la belge : un Wallon et un Flamand, à « la mer », qui taillent la bavette dans une langue neutre. Le dentiste de 32 ans vit et travaille à Gand. Gros virus oblige, il a pris ses vacances à la Côte. Un gars normal, si on fait fi de sa passion vorace pour l’ultra-trail : détenteur du record de rapidité sur le Pacific Crest Trail et l’Appalachian Trail, le mec est tout à fait capable de te rentrer un double marathon quotidien, pendant deux mois, dans les parcours montagnards les plus fracturés. Et à y prendre du plaisir. Dernier homme debout, en 2019, sur les cauchemardesques marathons de Barkley, Karel Sabbe a surtout décroché, en octobre 2020, le titre officieux de champion du monde d’ultra-trail par élimination — autrement dit : l’homme le plus endurant de la planète — en explosant le record de la Backyard Ultra avec 502 kilomètres réalisés en 75 heures.
En ce samedi ensoleillé de mars, Karel Sabbe, un mètre quatre-vingt-cinq, septante-deux kilos, jamais contraire lorsqu’il s’agit de relever un défi d’ampleur, s’apprête à s’engager dans un duel à mort. En face de lui, la crème de la crème de la rédaction d’Eddy. Un mètre quatre-vingt-six, nonante-deux kilos les jours de jeûne, joggeur zélé depuis trois semaines. Moi, en l’occurrence. L’affrontement se déroulera juste à côté, dans les dunes et polders du Zwin, réserve naturelle de 222 hectares, à trois minutes de la frontière néerlandaise à vol de mouette.
À la « Barkley », dans les forêts humides du Tennessee, le fantasque « Lazarus Lake » embrase une cigarette pour signifier le début de sa course mythique. La nôtre s’amorce, depuis la plage, quand Tim enfonce le déclencheur de son Fujifilm X‑T3. Un cuistax erre solo sur le bout de digue que nous empruntons pour rejoindre le Zwin. Karel Sabbe semble se calquer sans difficulté majeure sur le violent 9 km/h que j’imprime d’emblée, histoire d’afficher mes ambitions. Nous pénétrons dans l’espace Natura 2000 lézardé par les marais salants et les vasières. Je photographie mentalement ce drôle d’oiseau blanc, sorte de cygne au bec charbonneux perché sur des échasses tout aussi charbonneuses. La nature constitue une source d’enthousiasme infinie pour mon adversaire. L’idylle a commencé l’été précédant l’entrée de Karel à l’université. Fauché, désireux de s’offrir des vacances avec ses potes, l’adolescent concrétise un conseil soufflé par sa mère : la randonnée, ça te remplit deux semaines à moindres frais. La bande avalera des bornes en Corse, sur les sentiers escarpés du GR20. « Ça a été une révélation. Tu as juste ton sac à dos, pas de téléphone, rien. Tout est hyper basique. Tu marches, tu observes la nature, tu cherches un spot pour dormir. Tu sors du flux pour te frotter au calme de la montagne. J’ai tellement aimé ça. Je n’ai plus jamais arrêté d’aller à la montagne, depuis. »
« Je ne fais pas spécialement d’exercices de méditation. C’est juste que quand tu cours assez longtemps, automatiquement, ça se produit. Tu es calme, tu touches à une forme de plénitude. Tu ne fais qu’un avec la nature. Tu te reconnectes avec ton instinct primaire. Tu sens que tu fais ce qu’un homme est censé faire en tant qu’humain. »
— Karel Sabbe
Les années qui suivent, Karel étudie la dentisterie à Leuven. Randonne dès qu’il en a l’occasion. S’enfile des quilles avec ses collègues estudiantins. Purge les mauvaises toxines des lendemains de veille à coups de joggings. À dix minutes au trot du campus, il y a un bois. Et courir sur les sentiers, ça le botte bien plus que de s’attaquer le dos sur le bitume citadin. « Je pensais juste courir. Je ne savais pas qu’on appelait ça le trail. J’ai découvert plus tard qu’il y avait toute une communauté autour de la discipline. » Après ses études, en quête d’aventure, le dentiste se lance un défi d’envergure : il participe à l’édition 2015 de la Coast to Coast, une traversée en trail (36 km), en kayak (67 km) et à vélo (140 km) de l’île du Sud, en Nouvelle-Zélande. Pour s’entraîner, il teste un premier marathon trail, juste pour voir, et claque un top 10 sans avoir l’air d’y toucher. Il enchaîne sur le Houffatrail, où il finit cinquième, pépouze. À la Coast to Coast, Karel gambade joyeusement le long de la Deception River, grimpe les rochers du Goat pass comme une chèvre des montagnes. Il finit dans le bas de la première moitié du tableau, freiné dans son épopée par les tronçons en kayak et à vélo. Resté sur l’île en vacances, il s’essaye, deux semaines plus tard, à courir une randonnée en montagne de 70 kilomètres. Sur une journée. Quand il se réveille le lendemain, les gambettes sont étonnamment fraîches. « Je me suis dit : OK, peut-être que je suis vraiment bon en course, et spécialement sur les longues distances. J’y vais plus lentement que d’autres, mais le lendemain, je suis frais et capable d’y retourner. Ça tombait bien : je rêvais de randonner sur le PCT (Pacific Crest Trail), aux États-Unis. Plutôt que de le faire en marchant, ce qui aurait nécessité de nombreux mois que je ne pouvais pas libérer, j’ai décidé d’y aller en courant. »
Pétard. Au kilomètre quatre, les sentiers confortables du Zwin font place à une vilaine portion de sable meuble. Le mec essaye de m’avoir au cardio. Bien joué. Je feins d’en n’avoir cure, lui glisse mes questions en me retenant de haleter. « C’est tout le temps comme ça, au Marathon des Sables ?
— Non, seulement sur un quart du parcours, je dirais. Le reste du temps, le sable est plus dur.
— Easy, quoi. Remémore-moi la distance ?
— Un marathon par jour les trois premiers jours. Un double marathon le quatrième. Repos le cinquième jour et un dernier marathon le sixième.
— Petit joueur, le jour de repos. »
« Je me suis dit : OK, peut-être que je suis vraiment bon en course, et spécialement sur les longues distances. J’y vais plus lentement que d’autres, mais le lendemain, je suis frais et capable d’y retourner. Ça tombait bien : je rêvais de randonner sur le PCT (Pacific Crest Trail), aux États-Unis. Plutôt que de le faire en marchant, ce qui aurait nécessité de nombreux mois que je ne pouvais pas libérer, j’ai décidé d’y aller en courant. »
Il me rappelle que le Marathon des Sables de 2016 — une course en autosuffisance alimentaire qui se déroule chaque année, en avril, au Maroc — où il finit trente-septième sur mille deux cent cinquante, ne représentait qu’une mise en bouche en vue de l’aventure de barjot qui l’attendait deux mois plus tard. « C’était un peu particulier d’expliquer aux gens, quand ils me demandaient combien de temps je m’étais entraîné pour le Marathon des Sables, que cette course constituait, en fait, mon entraînement. » Il faut dire que le tracé du Pacific Crest Trail, mythique sentier de randonnée de 4 240 kilomètres traversant, par les crêtes, la côte ouest des États-Unis, depuis la frontière mexicaine jusqu’à celle du Canada, offre son lot de plaines désertiques — plus de mille kilomètres. À son retour de Nouvelle-Zélande, Karel s’était renseigné sur le Net. L’ultratraileur en explosion découvre le concept de FKT, abréviation de fastest known time. Le but consiste à parcourir de longs sentiers de randonnée le plus rapidement possible. Sur le PCT, le record est détenu depuis 2014 par un Américain, Joe « Stringbean » McConaughy, fort d’un chrono de 53 jours, 6 heures et 37 minutes. Karel a fait ses calculs : à raison d’un double marathon par jour, il peut détrôner « Stringbean ». Autour de lui, les gens le prennent pour un fou. Beaucoup jugent l’entreprise stupide, irréalisable pour quelqu’un d’aussi inexpérimenté. Pas Joren Biebuyck, dit « Sloppy Joe ». Son kinésithérapeute de beau-frère, camarade de vadrouille devant l’éternel, amateur de saucisses de campagne cuites à la branche d’arbre sur le feu, signe même pour l’accompagner dans l’aventure.
En juin 2016, le binôme débarque à la frontière mexicaine. Pendant que Karel trottine, Joe assure la jonction entre les différents spots de bivouac. Le sentier, difficilement accessible, serpente parmi les régions les plus reculées de Californie et de l’Oregon, obligeant Joe à combiner voiture et marche de plusieurs kilomètres pour rejoindre Karel aux lieux de rendez-vous. Le beauf prépare les campements, les tambouilles, les boîtes à tartines, dorlote les pieds meurtris de son champion, l’inonde de good vibes, lui botte les fesses à l’occasion. Car Karel va prendre cher. Très cher. Il déroule, comme prévu, ses quatre-vingt-deux kilomètres quotidiens. Quatorze heures par jour sur les sentiers. En Californie, le soleil tabasse sévèrement. La surchauffe guette en permanence. Les moustiques de l’Oregon s’en donnent à cœur joie pour lui pourrir la vie. Les crampes blanchissent les nuits. « Je ne dormais que cinq heures. Les cloques, la douleur… Je prenais conscience de ma naïveté. Je regardais devant moi et je me disais : encore trente jours, c’est impossible. Chaque fibre dans mes muscles me disait, arrête ça, on est cuit. On ne veut plus continuer. Mes pieds étaient dans un état horrible. » Abandonner ? No fucking way. Trop de frais engagés. Trop d’effervescence, au pays, pour l’exploit en cours d’accomplissement. Et puis il y a Joe. Et puis il y a la montagne. Quand le moral végète dans les chaussettes, un canyon de granite vertigineux de la Sierre Nevada, un ours noir de la réserve intégrale Sky Lakes, un coucher de soleil sur les pics escarpés des North Cascades, et tout est pardonné. Des fragments de vie d’une intensité peu commune. Comme lors de cette nuit durant laquelle Joe ne parvient pas à rejoindre Karel sur le sentier. Les deux hommes doivent se résoudre à déplacer leur lieu de rendez-vous cinquante kilomètres plus loin. Lessivé par sa journée, isolé en altitude, Karel reprend la route de nuit. Joe fait de même en direction de son ami depuis le nouveau lieu de campement. Quand il évoque ce souvenir, l’esprit de Karel est loin de Knokke : « Vers 9 h du matin, on s’est retrouvés. On avait marché toute la nuit. Ça avait été tellement dur pour moi. Savoir qu’il s’était défoncé pour me rejoindre, c’était tellement spécial. Quand on est tombés dans les bras l’un de l’autre… C’est l’un des moments les plus intenses que j’ai pu vivre. J’ai réalisé qu’en accomplissant quelque chose d’unique, tu obtenais des moments uniques. Que ce sont les difficultés surmontées qui te permettent de vivre ça. À cette époque, je n’arrivais pas à accepter les phases de terrible difficulté, j’en avais peur. C’est après m’être remis du PCT que j’ai réalisé à quel point elles avaient induit un changement majeur dans ma vie. » Malgré la douleur, Karel s’en tient scrupuleusement à son agenda. Le samedi 13 août, il atteint la frontière canadienne, 52 jours, 8 heures et 25 minutes après avoir entamé son périple. Vingt-deux heures plus tôt que Joe « Stringbean » McConaughy. Un nouveau patronyme se faufile dans le Guinness Book.
Au kilomètre sept, on sort de la réserve naturelle pour atterrir sur la Zwinlaan. La voiturette de golf s’en est allée pour de nouvelles aventures. Karel déballe une barre énergétique, prétend ne pas avoir eu le temps de dîner. J’y vois un évident premier signe de défaillance. Tout se passe comme prévu. Sur la plage, Tim nous fait de grands signes. Cinq minutes de pause s’imposent, histoire de prendre ses clichés. J’ai soif. J’en boirais de l’eau de mer. Sautillements de boxeur, histoire d’intimider l’adversaire, montrer qu’on est toujours dans le game, et nous voilà repartis vers le Zwin. Je zieute la paire de gourdes enfoncées dans les bretelles du sac à dos de l’ultratraileur. Un gars drôlement prévoyant, ce Karel. Qui apprend de ses erreurs. Qui sait tirer des enseignements de ses expériences, plus généralement.
Lorsqu’il franchit la frontière canadienne, le 13 août 2016, Karel rompt instantanément avec la course à pied. Basta. Le corps est meurtri. Il lui faut six mois pour s’en remettre. Puis la vigueur ressurgit. Une idée commence à chatouiller l’athlète. Il existe un deuxième sentier de randonnée mythique aux États-Unis, sur l’autre flanc du continent. « Un peu » plus court, mais plus pentu. Plus prestigieux, aussi. L’Appalachian Trail. Scott Jurek, légende de l’ultra-endurance, s’y est douloureusement frotté, en 2015, portant le record de sa traversée à 46 jours, 8 heures et 10 minutes. 3 510 kilomètres, sur la chaîne de montagnes des Appalaches, depuis le mont Springer, dans les forêts de Géorgie, jusqu’au sommet du mont Katahdin, dans le Maine. Un périple à ce point édifiant que l’Américain en fera un bouquin, North. À propos de cette expérience, qu’il finit dans un état de semi-conscience, heurtant violemment ses limites physiologiques, l’homme écrit : « J’étais pleinement dans la douleur. J’avais l’impression de perdre mon propre corps. » Karel se chauffe. Joe est partant, comme toujours. Le 18 juillet 2018, Karel s’élance sur le sentier. Depuis le PCT, le paradigme a changé. Les gaillards sont mieux organisés, connaissent leurs forces et leurs faiblesses. Karel choisit d’accélérer dès le premier jour la cadence pour se ménager des nuits plus conséquentes. « Sportivement, c’était plus compliqué que le PCT. J’ai couru plus vite, grimpé plus vite. Mais mentalement, c’était beaucoup plus simple. J’avais plus d’expérience. Surtout : je n’avais aucune douleur. » Il essaye de m’impressionner, c’est sûr. Et ça fonctionne. Je l’interromps à hauteur de ces foutus sables meubles, ne prends plus la peine de me retenir de haleter : « Aucune douleur ? Comment c’est possible ?
— Je prenais soin de moi. Je soignais mes pieds. J’utilisais plusieurs paires de chaussettes par jour, je coupais mes ongles, je les traitais, je les lavais tous les jours…
— Comme les dents.
— Ah ah.
— Tu laves tes pieds et tu rentres trois mille bornes d’Appalachian Trail sans douleur ?
— Rien d’inconfortable. J’aime bien les défis physiques. Je n’aime pas avoir mal. Même si, avec le temps, j’ai appris à accepter la douleur, à ne pas lui laisser prendre toute la place. »
Sur ce chemin de randonnée, Karel vit pleinement son immersion montagnarde. Contrairement au PCT où la douleur, les échéances, les craintes, l’objectif du record accaparaient son esprit, l’homme apprécie l’instant. Il court. Et quand il court, le passé et le futur s’évaporent. Son être est comme un réceptacle pour la beauté de son environnement, le chant des oiseaux, le son de ses pas, les odeurs de la nature. Ses sens se décuplent, il peut repérer, au nez, un animal ou un être humain à plusieurs dizaines de mètres. Je ne suis pas un pro de la discipline, mais j’ai déjà écouté des podcasts de Christophe André, l’un des premiers psychotérapeutes français à avoir introduit l’usage de la méditation dans ses séances, assis en lotus sur un zafu. Ce que Karel Sabbe m’explique me fait furieusement penser à de la méditation. Il n’a pourtant jamais spécialement travaillé la chose. « C’est juste que quand tu cours assez longtemps, automatiquement, ça se produit. Tu es calme, tu touches à une forme de plénitude. Tu ne fais qu’un avec la nature. Tu te reconnectes avec ton instinct primaire. Tu sens que tu fais ce qu’un homme est censé faire en tant qu’humain. »
Wow. Je ne sais pas s’il s’agit du soleil, des kilomètres qui s’accumulent, de ma cuite tenace de la veille qui prend progressivement une tournure agréable, mais ça me parle, son histoire. Comme Eddy me paye outrageusement pour préparer mes reportages, j’ai lu Born to Run de Christopher McDougall, livre qui a rencontré un franc succès international il y a une dizaine d’années. L’auteur y développe la thèse suivante : au fil de l’évolution, par nécessité de se nourrir, notre anatomie s’est dotée des principales caractéristiques des animaux coureurs. À commencer par le tendon d’Achille, ce super élastique qui restitue l’énergie lorsque notre pied percute le sol. Et puis il y a notre capacité à transpirer par tous les pores de notre peau — contrairement aux autres mammifères — pour réguler notre température et éviter les coups de chaud. L’état de mon t‑shirt l’atteste présentement. L’idée, défendue dans le livre par Daniel Lieberman, paléoanthropologue à l’université de Harvard, est que les premiers représentants du genre Homo, piètres sprinteurs, progressivement remarquables en endurance, auraient pratiqué la chasse à l’épuisement. Selon Lieberman, pendant les grandes chaleurs de midi, ces lointains ancêtres traquaient leurs proies sur de longues distances pour les amener dans un état d’hyperthermie et de fatigue intenses. Il ne restait plus qu’à leur taper un caillou sur la tête, lorsqu’ils s’effondraient, et tout le monde passait à table. Courir constituerait une nécessité ancestrale gravée dans nos gènes. Que nos vies de flemmards sédentaires ont étouffé ces derniers siècles. L’impression que la course est inscrite dans son code génétique, Karel m’explique l’avoir clairement sentie avant de parcourir le livre de McDougall. « Quand je l’ai lu, je me suis dit : ce gars est dans le bon. J’avais le sentiment bien établi qu’on est fait pour pratiquer ce genre d’activité. Quand je cours, je sens une reconnexion avec ce que je suis censé être à l’intérieur de moi. Juste courir, trouver de la nourriture, construire un abri. Des choses très basiques. On a oublié un peu tout ça avec l’émergence du monde moderne. » Ce que les aficionados d’ultra-endurance n’oublieront pas, c’est la jolie déculottée infligée par le Belge à l’Américain sur le sentier de l’Appalachian Trail. Avec un total de course de 41 jours, 7 heures et 39 minutes, Karel Sabbe améliore le record de Scott Jurek de pile-poil cinq jours.
Un petit quelque chose a peut-être manqué, durant cette aventure. Ce petit quelque chose, Karel l’appelle the wall. Le mur. Un terme bien connu des marathoniens. Ils l’emploient pour désigner un phénomène physiologique, se manifestant généralement entre les kilomètres 30 et 35, et qui correspond à l’épuisement des réserves de glycogène. La panne sèche de carburant musculaire, somme toute. Pour Karel, le concept porte davantage sur son état d’esprit. « Pour moi, le mur, c’est quand tu es vraiment, vraiment fatigué, en pleine douleur et que, tout à coup, ton entreprise t’apparaît totalement insurmontable. Tu es soudainement sûr que tu ne vas pas être capable de le faire. Tout esprit te dit : mec, tu es cramé, tes pieds sont bousillés, tu te fais injustement du mal, tu dois t’arrêter maintenant. Quand tu regardes ce mur dans le blanc des yeux, que tu passes au travers, les effets sur le long terme sont incroyables. Tu en ressors plus résilient. Tu gagnes des années de vie, en termes d’expérience. Après l’AT j’ai senti que, peut-être, je devais choisir un événement où je me cognerais à nouveau au mur.
— Another brick in the wall ?
— Another brick in the wall. »
Au kilomètre quatre, les sentiers confortables du Zwin font place à une vilaine portion de sable meuble. Karel Sabbe essaye de m’avoir au cardio. Bien joué. Je feins d’en n’avoir cure, lui glisse mes questions en me retenant de haleter.
La deuxième tournée de Marathon des Sables version Zwin m’a entamé les gambettes. Je commence à percevoir les différentes composantes de mon anatomie sous-pelvienne. Adducteurs, ischios, mollets, voûtes plantaires manifestent une forme certaine de mécontentement. Karel interrompt notre course, consulte son GPS. Légère chute de tension. Je pense à cette foutue gourde oubliée à l’appartement. Je pense à ce maudit triplex de standing, réservé à la dernière minute, complètement au-dessus de mes moyens, où l’on a jugé nécessaire de te placer un ascenseur personnel pour passer de la cuisine au salon, mais totalement superflu d’équiper de stores occultants l’énorme baie vitrée de la chambre. Trois heures de sommeil, en ce qui me concerne, c’est une tragédie humaine. Mon sparring-partner n’est pas sensible à cet argument. Tandis que nous reprenons notre course, il m’indique du doigt la végétation luxuriante — un bon 80 centimètres de hautes herbes, de chardons des dunes et de branchages — qui borde le sentier. « C’est toujours comme ça, à la Barkley. »
La course des marathons de Barkley est probablement l’ultra-trail le plus atypique et extrême qu’ait enfanté le genre humain. Elle a été conçue pour amener ses participants à la limite du physiologiquement possible. Elle se déroule dans le somptueux parc de Frozen Head, à un peu plus de deux heures et demie à l’est de Nashville, la capitale du Tennessee. On doit son existence à Gary « Lazarus Lake » Cantrell. Laz, pour les copains. Un barbu rigolo qui a compté, dans sa jeunesse, parmi les plus illustres ultramarathoniens du monde. Chaque année, depuis 1986, quarante intrépides — sur un millier de postulants — tentent de relever le défi. Seuls quinze y sont parvenus jusqu’à aujourd’hui. Le concept : une boucle d’une bonne trentaine de kilomètres, pour approximativement 3 600 mètres de dénivelé — soit deux ascensions du mont Ventoux —, à réitérer cinq fois, parfois dans un sens, parfois dans l’autre, en moins de soixante heures. Ah, j’oubliais : la course se déroule en dehors des sentiers, sans balise, avec, pour seul matériel, une carte, des notes et une boussole. Excusez-moi, j’oubliais : il faut trouver quatorze livres bien planqués, à chaque tour, et en arracher les pages qui portent le numéro de dossard du coureur pour pouvoir continuer l’aventure. Diable, j’oubliais : cette course peut commencer entre minuit et midi, mais on n’en sait rien tant que Laz n’a pas expiré dans sa conque — un coquillage utilisé comme instrument à vent, à l’image du personnage de Ralph dans Sa Majesté des Mouches. Pour obtenir sa « lettre de condoléances », soit sa sélection à la course, il faut parvenir à entrer en contact avec Lazarus Lake et lui envoyer une sorte de court essai sur le thème : « Pourquoi ferais-je un bon candidat pour la Barkley. » Karel parvient à communiquer avec Lazarus, lui parle du mur, lui raconte ses frasques sur le PCT, ses difficultés, ses apprentissages. Il lui décrit comment cette expérience l’a renforcé. À quel point il se sent plus à même de relever les défis quotidiens, de gérer et surmonter les périodes difficiles que la vie finit toujours par infliger.
Le matin du samedi 30 mars 2019, à 8 h 17, Joe passe sa tête à l’intérieur de la tente de Karel, plantée à quelques dizaines de mètres de la mythique barrière forestière jaune de Frozen Head, ligne de départ et d’arrivée de la Barkley. Lazarius vient de jouer de la conque, le supplice commencera dans l’heure. Karel a dormi deux heures, tout au plus. Cette année, Laz a concocté une Barkley « compressée ». Plus courte, plus pentue. Karel est confiant. La grimpette hardcore, c’est son truc. « Je pense que j’ai un talent naturel pour ça. Quand je grimpe et que j’arrive à un sommet, deux secondes plus tard, je me sens déjà en forme. Pour d’autres athlètes, il faut parfois vingt minutes pour s’en remettre. » Les semaines précédentes, Karel s’est entraîné comme un dingue. À Gand, à côté du centre de loisirs Blaarmeersen, il a déniché une petite côte boisée, d’une trentaine de mètres de dénivelé, qu’il enchaîne plus de cent fois par sortie. Les autorités communales l’ont officiellement rebaptisé le « Karel Sabbeberg ». 9 h 17 : Lazarius Lake tire une bouffée sur sa cigarette. Les quarante-deux participants s’élancent. À la fin du premier tour, un tiers des coureurs ont déjà jeté l’éponge. La deuxième boucle est plus corsée : la nuit, la température chute de 25 degrés, passe sous zéro. La forêt n’est plus que brume et torrents de boue. Karel s’en amuse. « Je me suis dit, okay, c’est bien la Barkley. Les gens n’exagéraient pas, c’est complètement fou, tu ne vois ça nulle part ailleurs. » Les coureurs tombent comme des mouches. Parmi eux, des gars comme James Campbell, trois fois finisher de la Barkley par le passé. Un peu avant 9 h, le dimanche, Karel entame le troisième tour. Seuls cinq autres valeureux soldats l’imitent. Dans l’après-midi, la privation de sommeil commence à se faire rudement sentir. Alors qu’il escalade la Stallion Mountain, Karel oublie qu’il est en course, déambule, béat, dans la forêt, s’émerveille du paysage. Il reprend ses esprits et parvient à rattraper le Français Guillaume Calmettes, en pleine souffrance. Les deux hommes se minent mutuellement le moral. Le timing devient tendu pour assurer l’exploit. Les corps commencent à lâcher. Here comes the wall again. Quand le Belge boucle le troisième des cinq tours, vingt minutes avant la fin du délai d’exclusion — 36 heures —, le mur a gagné la partie. Au campement, Joe et Emma — sa femme — réceptionnent un Karel en forme de zombie, démissionnaire. Mais toujours dans les temps. L’homme avait été catégorique avec son crew : s’il décidait d’abandonner, il fallait lui botter le train et le renvoyer dans les bois. À 21 h 16, Greig Hamilton et Karel Sabbe s’élancent in extremis dans le quatrième tour. Dès la première ascension, le Néo-Zélandais lâche les armes. Karel est le dernier homme debout de la Barkley 2019. Il accélère le rythme, vient à bout de la Chimney Tops, espère forcer l’exploit. La fatigue est plus lourde que jamais. La nuit poisseuse. Le cerveau ne coopère plus. Dans la descente de Big Hell, Karel s’égare, ne parvient pas à trouver le second livre. Erre deux heures durant. Se persuade que sa boussole est démagnétisée. Comprends que la bataille est finie. Il rebrousse chemin. Dans la descente de Chimney Tops, des images déchirées, recollées, défilent devant son regard. Le président des États-Unis, la barbe de Lazarus. Des dizaines de visages. C’est aussi ça, la Barkley. « J’avais déjà vu des choses qui n’étaient pas là. Un arbre peut, par exemple, devenir un animal. Je l’accepte. Je sais que ce n’est pas la réalité. Quand tu commences à voir des gens, ça devient plus dangereux. À la Barkley, j’ai parlé avec un ancien finisher. Au cinquième tour, pendant six heures, il s’était pris pour un éboueur. Il ramassait de la boue comme si c’étaient des déchets ménagers. Il y a un autre gars qui entendait des gens crier, des gens qui lui parlaient. C’est le genre d’hallucinations que je n’ai pas spécialement envie d’expérimenter. »
« Pendant une course, j’ai déjà vu des choses qui ne sont pas là. Un arbre peut, par exemple, devenir un animal. Je l’accepte. Je sais que ce n’est pas vraiment la réalité. Quand tu commences à voir des gens, là, ça devient plus dangereux. À la Barkley, j’ai parlé avec un ancien “finisher”. Au cinquième tour, pendant six heures, il s’était pris pour un éboueur. Il ramassait de la boue comme si c’était des déchets ménagers. C’est le genre d’hallucinations que je n’ai pas spécialement envie d’expérimenter. »
— Karel Sabbe
Nous voilà sortis de la réserve. Je pourrais écrire un roman sur l’état de mes jambes. Karel me propose de poursuivre sur ce piétonnier de bord de mer dénué de cuistax : nous créchons tous deux du côté d’Albertstrand, à cinq kilomètres de là. J’ai du mal à expliquer pourquoi nous troquons la course pour la marche. La transition s’opère spontanément. Karel s’arrête pour regarder sa montre et nous reprenons en marchant, voilà tout.
Il n’est pas interdit de marcher, durant la Big Dog’s Backyard Ultra. Personne ne vous empêche de dormir non plus. À vrai dire, il n’y a qu’une règle : redémarrer, à chaque heure pile, la même boucle de 4,167 miles (6,706 kilomètres). Encore et encore. Jusqu’à être le dernier à la parcourir. Un autre prodigieux concept sorti de l’esprit malicieux de Lazarus Lake. Avant octobre 2020, le record était porté à 68 tours, soit 455 kilomètres parcourus en 68 heures. Mais avant octobre 2020, Karel Sabbe n’avait jamais participé à la Backyard Ultra. « Ce n’est pas mon type de concept à 100 %. Mais ça m’intéressait de me frotter à un challenge purement mental. Ce concept de boucle, ne jamais savoir quand ça va finir, ne pas pouvoir compter sur la nature pour me ressourcer… J’avais l’impression que je pouvais sortir plus fort de cette expérience. » Cette année-ci, situation sanitaire oblige, la course américaine est organisée à distance. Trois cents concurrents répartis dans vingt et un pays. Karel aborde la compétition avec son mantra habituel : do or do not, there is no try. Il sera le dernier homme debout. Il le sait. 6,7 kilomètres en une heure, c’est toujours faisable. Tout est dans la tête. Il suffit de faire le vide. D’apprécier la particularité de l’instant. D’accepter la difficulté. D’accueillir le jour. D’enlacer la nuit. C’est la plus grande force que lui ont insufflé ses démêlés avec le mur : une stabilité émotionnelle hallucinante. Vous ne surprendrez jamais Karel s’enfiler une cannette de RedBull pour se donner du baume au cœur. « Quand tu bois un excitant, tu as une montée, où tu es hyper heureux, super motivé, puis tu redescends. Et là ça devient dur. Moi, les variations sont moins intenses. Si je me sens bien, je ne cours pas plus vite. Si je me sens moins bien, je ne ralentis pas spécialement. Je me dis : OK, c’est comme ça pour le moment. » Bien sûr, tout fait mal. Les pieds, les chevilles, les hanches, le dos. À chaque tour, la douleur s’intensifie. Peu importe : quatre ans plus tôt, ingénu, inexpérimenté, naïf, au pied du mur durant des semaines, Karel a relié la frontière canadienne depuis le sud de la Californie. Rien ne supplantera cette expérience originelle. Aucune Barkley, aucune Backyard. « Je pense que si je finis un jour la Barkley, et je la finirai, peu importe à quel point ce sera difficile, ma course la plus compliquée restera toujours le Pacific Crest Trail. » Après 75 heures de course, soit 502 kilomètres, Karel est the last man standing sur la Backyard Ultra 2020. Écrasant le record précédent de sept boucles.
Dans un monde sans pandémie, Karel ne taperait pas la causette, sur la digue, avec un journaliste d’Eddy, à hauteur des villas quatre façades de Knokke-le-Zoute. Dans un monde sans pandémie, à cet instant précis, Karel disposerait d’une ultime heure pour boucler le dernier tour de la Barkley. Bien sûr, son échec fut riche d’enseignements. Il n’empêche : ce quatrième tour inachevé lui reste en travers de la gorge. Le cinquième nourrit tous ses fantasmes. En l’an de grâce 2021, traverser l’Atlantique est devenu plus ambitieux que de finir la course la plus difficile au monde. L’homme a dû se résigner à rester au pays. A appris, depuis Knokke, qu’aucun guerrier de cette édition light n’avait pu venir à bout de la troisième boucle dans les temps. Il se console en regardant vers l’été. Si tout se passe bien, il s’élancera sur les sentiers de la Via Alpina depuis la Slovénie. Un dénivelé vertigineux. Bien pire que l’Appalachian Trail. 2 500 kilomètres à travers les Alpes juliennes, les Dolomites, les Alpes du Lechtal, les Alpes bernoises, à destination de Monaco. Retour aux premières amours. On passe devant un bistrot touristique. Lumières éteintes, chaises sur les tables. Je m’interroge soudainement : « Tu bois des chopes, toi ?
— Oui.
— Pas de régime particulier ?
— Rien de vraiment spécial. Il y a des athlètes qui ne consomment plus une goutte d’alcool trois mois avant une course. Moi, je vais au bar avec mes potes la semaine qui précède. Ce que j’accomplis, en tant qu’athlète, nécessite tellement de force mentale… Je me préserve dans ma vie quotidienne. Et ces moments me renforcent. »
Il réajuste son sac à dos, me lance un regard taquin. « J’ai froid. On recommence à courir ? »
Et merde.