Another Brick in the Wall

J'ai couru avec Karel Sabbe, l’homme le plus endurant du monde
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« Eddy » s’est lancé un défi irrationnel : courir avec Karel Sabbe, nouveau monstre de l’ultra-trail, et tenir le plus longtemps possible. Le dentiste gantois, détenteur du record de rapidité sur le Pacific Crest Trail et l’Appalachian Trail, dernier homme debout lors des abominables marathons de Barkley 2019, a donné rendez-vous au pied des dunes de Knokke-le-Zoute. On a slalomé entre les galeries d’art et les voiturettes de golf. On a parlé de la beauté de la nature, de la reconnexion avec notre instinct primaire, des hallucinations en course, de la résistance à la douleur et au « mur ». Et on a tenté de suivre le tempo imprimé par l’homme le plus endurant du monde.

La voi­tu­rette de golf file silen­cieu­se­ment sur l’asphalte lisse de la Zwinlaan. Décélération, manœuvre gira­toire, engin par­qué. Un quin­qua saute du véhi­cule, prend la direc­tion d’une des nom­breuses vil­las quatre façades qui se pré­lassent, en seconde ligne, à l’ombre des buil­dings à appar­te­ments bor­dant le lit­to­ral. Le col de polo rele­vé semble tou­jours de vigueur, dans les beaux quar­tiers du Zoute. « Je sup­pose que ce n’est pas lui », se poile Tim. Je confirme l’intuition du pho­to­graphe : cet indi­vi­du n’est pas Karel Sabbe. On ima­gine mal le cou­reur le plus endu­rant du monde alour­di d’une telle bedaine. Je lui explique avoir lu ce matin que Knokke-Heist était la com­mune fla­mande comp­tant le plus de voi­tures « vertes ». Pas par­ti­cu­liè­re­ment par sou­ci éco­lo­gique. La rai­son, c’est jus­te­ment ces voi­tu­rettes de golf. Chic et pra­tiques, dans une sta­tion bal­néaire. Pour rejoindre le lieu de ren­dez-vous choi­si par Karel Sabbe, j’ai tra­ver­sé la ville sur plu­sieurs kilo­mètres depuis Albertstrand. La socio­lo­gie de Knokke est fas­ci­nante. Ses attri­buts se dévoilent osten­si­ble­ment, ne s’encombrent d’aucune dis­cré­tion. Dans les rues com­mer­çantes, les enseignes de luxe se bous­culent. On peut jouer à rete­nir sa res­pi­ra­tion entre chaque Porsche Cayenne croi­sée et vivre cen­te­naire. Tenter le même exer­cice avec les cuis­tax relè­ve­rait du sui­cide. Dans une des por­tions ter­ri­to­riales les plus plates et car­ros­sables d’Europe, le 4x4 urbain s’est impo­sé pépère. Peut-être en pré­vi­sion de la mon­tée des eaux. La digue compte plus de gale­ries d’art sélectes que de bou­tiques de cerfs-volants. Sûr qu’avec 15 °C de plus, les che­mises l’emporteraient tou­jours sur les maillots de plage. Les « tou­ristes fri­go­box », on laisse ça pour Coxyde, aurait iro­ni­sé le comte Léopold Lippens, bourg­mestre de Knokke sans inter­rup­tion de 1979 jusqu’à son décès, en février der­nier. Tim, venu faire des pho­tos pour De Morgen, me décrit la Zoutelaan, ave­nue pim­pante où rési­dait le Lippens, au len­de­main de sa mort. Remplie de fleurs de plage en papier cré­pon. À Knokke, les habi­tants kif­faient leur maïeur, et ce der­nier leur ren­dait bien.

L’arrivée du patron inter­rompt nos ana­lyses socio­po­li­tiques de comp­toir. Foulée ample et déten­due, Karel Sabbe frôle la voi­tu­rette de golf, ralen­tit sa course, l’abrège à notre hau­teur, nous décoche un sou­rire poli à la fraise. « Hi guys. » Mon niveau A2 en néer­lan­dais m’emplit de fébri­li­té. Le fran­çais de Karel Sabbe est très cor­rect. Mais pour des réponses plus char­pen­tées, l’anglais lui convient mieux. Ce sera une ren­contre à la belge : un Wallon et un Flamand, à « la mer », qui taillent la bavette dans une langue neutre. Le den­tiste de 32 ans vit et tra­vaille à Gand. Gros virus oblige, il a pris ses vacances à la Côte. Un gars nor­mal, si on fait fi de sa pas­sion vorace pour l’ultra-trail : déten­teur du record de rapi­di­té sur le Pacific Crest Trail et l’Appalachian Trail, le mec est tout à fait capable de te ren­trer un double mara­thon quo­ti­dien, pen­dant deux mois, dans les par­cours mon­ta­gnards les plus frac­tu­rés. Et à y prendre du plai­sir. Dernier homme debout, en 2019, sur les cau­che­mar­desques mara­thons de Barkley, Karel Sabbe a sur­tout décro­ché, en octobre 2020, le titre offi­cieux de cham­pion du monde d’ultra-trail par éli­mi­na­tion — autre­ment dit : l’homme le plus endu­rant de la pla­nète — en explo­sant le record de la Backyard Ultra avec 502 kilo­mètres réa­li­sés en 75 heures. 

En ce same­di enso­leillé de mars, Karel Sabbe, un mètre quatre-vingt-cinq, sep­tante-deux kilos, jamais contraire lorsqu’il s’agit de rele­ver un défi d’ampleur, s’apprête à s’engager dans un duel à mort. En face de lui, la crème de la crème de la rédac­tion d’Eddy. Un mètre quatre-vingt-six, nonante-deux kilos les jours de jeûne, jog­geur zélé depuis trois semaines. Moi, en l’occurrence. L’affrontement se dérou­le­ra juste à côté, dans les dunes et pol­ders du Zwin, réserve natu­relle de 222 hec­tares, à trois minutes de la fron­tière néer­lan­daise à vol de mouette.

À la « Barkley », dans les forêts humides du Tennessee, le fan­tasque « Lazarus Lake » embrase une ciga­rette pour signi­fier le début de sa course mythique. La nôtre s’amorce, depuis la plage, quand Tim enfonce le déclen­cheur de son Fujifilm X‑T3. Un cuis­tax erre solo sur le bout de digue que nous emprun­tons pour rejoindre le Zwin. Karel Sabbe semble se cal­quer sans dif­fi­cul­té majeure sur le violent 9 km/h que j’imprime d’emblée, his­toire d’afficher mes ambi­tions. Nous péné­trons dans l’espace Natura 2000 lézar­dé par les marais salants et les vasières. Je pho­to­gra­phie men­ta­le­ment ce drôle d’oiseau blanc, sorte de cygne au bec char­bon­neux per­ché sur des échasses tout aus­si char­bon­neuses. La nature consti­tue une source d’enthousiasme infi­nie pour mon adver­saire. L’idylle a com­men­cé l’été pré­cé­dant l’entrée de Karel à l’université. Fauché, dési­reux de s’offrir des vacances avec ses potes, l’adolescent concré­tise un conseil souf­flé par sa mère : la ran­don­née, ça te rem­plit deux semaines à moindres frais. La bande ava­le­ra des bornes en Corse, sur les sen­tiers escar­pés du GR20. « Ça a été une révé­la­tion. Tu as juste ton sac à dos, pas de télé­phone, rien. Tout est hyper basique. Tu marches, tu observes la nature, tu cherches un spot pour dor­mir. Tu sors du flux pour te frot­ter au calme de la mon­tagne. J’ai tel­le­ment aimé ça. Je n’ai plus jamais arrê­té d’aller à la mon­tagne, depuis. » 

« Je ne fais pas spé­cia­le­ment d’exercices de médi­ta­tion. C’est juste que quand tu cours assez long­temps, auto­ma­ti­que­ment, ça se pro­duit. Tu es calme, tu touches à une forme de plé­ni­tude. Tu ne fais qu’un avec la nature. Tu te recon­nectes avec ton ins­tinct pri­maire. Tu sens que tu fais ce qu’un homme est cen­sé faire en tant qu’humain. »

— Karel Sabbe

 

Les années qui suivent, Karel étu­die la den­tis­te­rie à Leuven. Randonne dès qu’il en a l’occasion. S’enfile des quilles avec ses col­lègues estu­dian­tins. Purge les mau­vaises toxines des len­de­mains de veille à coups de jog­gings. À dix minutes au trot du cam­pus, il y a un bois. Et cou­rir sur les sen­tiers, ça le botte bien plus que de s’attaquer le dos sur le bitume cita­din. « Je pen­sais juste cou­rir. Je ne savais pas qu’on appe­lait ça le trail. J’ai décou­vert plus tard qu’il y avait toute une com­mu­nau­té autour de la dis­ci­pline. » Après ses études, en quête d’aventure, le den­tiste se lance un défi d’envergure : il par­ti­cipe à l’édition 2015 de la Coast to Coast, une tra­ver­sée en trail (36 km), en kayak (67 km) et à vélo (140 km) de l’île du Sud, en Nouvelle-Zélande. Pour s’entraîner, il teste un pre­mier mara­thon trail, juste pour voir, et claque un top 10 sans avoir l’air d’y tou­cher. Il enchaîne sur le Houffatrail, où il finit cin­quième, pépouze. À la Coast to Coast, Karel gam­bade joyeu­se­ment le long de la Deception River, grimpe les rochers du Goat pass comme une chèvre des mon­tagnes. Il finit dans le bas de la pre­mière moi­tié du tableau, frei­né dans son épo­pée par les tron­çons en kayak et à vélo. Resté sur l’île en vacances, il s’essaye, deux semaines plus tard, à cou­rir une ran­don­née en mon­tagne de 70 kilo­mètres. Sur une jour­née. Quand il se réveille le len­de­main, les gam­bettes sont éton­nam­ment fraîches. « Je me suis dit : OK, peut-être que je suis vrai­ment bon en course, et spé­cia­le­ment sur les longues dis­tances. J’y vais plus len­te­ment que d’autres, mais le len­de­main, je suis frais et capable d’y retour­ner. Ça tom­bait bien : je rêvais de ran­don­ner sur le PCT (Pacific Crest Trail), aux États-Unis. Plutôt que de le faire en mar­chant, ce qui aurait néces­si­té de nom­breux mois que je ne pou­vais pas libé­rer, j’ai déci­dé d’y aller en courant. »

 

Pétard. Au kilo­mètre quatre, les sen­tiers confor­tables du Zwin font place à une vilaine por­tion de sable meuble. Le mec essaye de m’avoir au car­dio. Bien joué. Je feins d’en n’avoir cure, lui glisse mes ques­tions en me rete­nant de hale­ter. « C’est tout le temps comme ça, au Marathon des Sables ?

Non, seule­ment sur un quart du par­cours, je dirais. Le reste du temps, le sable est plus dur.

Easy, quoi. Remémore-moi la distance ?

— Un mara­thon par jour les trois pre­miers jours. Un double mara­thon le qua­trième. Repos le cin­quième jour et un der­nier mara­thon le sixième.

— Petit joueur, le jour de repos. »

« Je me suis dit : OK, peut-être que je suis vrai­ment bon en course, et spé­cia­le­ment sur les longues dis­tances. J’y vais plus len­te­ment que d’autres, mais le len­de­main, je suis frais et capable d’y retour­ner. Ça tom­bait bien : je rêvais de ran­don­ner sur le PCT (Pacific Crest Trail), aux États-Unis. Plutôt que de le faire en mar­chant, ce qui aurait néces­si­té de nom­breux mois que je ne pou­vais pas libé­rer, j’ai déci­dé d’y aller en courant. »

 

Il me rap­pelle que le Marathon des Sables de 2016 — une course en auto­suf­fi­sance ali­men­taire qui se déroule chaque année, en avril, au Maroc — où il finit trente-sep­tième sur mille deux cent cin­quante, ne repré­sen­tait qu’une mise en bouche en vue de l’aventure de bar­jot qui l’attendait deux mois plus tard. « C’était un peu par­ti­cu­lier d’expliquer aux gens, quand ils me deman­daient com­bien de temps je m’étais entraî­né pour le Marathon des Sables, que cette course consti­tuait, en fait, mon entraî­ne­ment. » Il faut dire que le tra­cé du Pacific Crest Trail, mythique sen­tier de ran­don­née de 4 240 kilo­mètres tra­ver­sant, par les crêtes, la côte ouest des États-Unis, depuis la fron­tière mexi­caine jusqu’à celle du Canada, offre son lot de plaines déser­tiques — plus de mille kilo­mètres. À son retour de Nouvelle-Zélande, Karel s’était ren­sei­gné sur le Net. L’ultratraileur en explo­sion découvre le concept de FKT, abré­via­tion de fas­test known time. Le but consiste à par­cou­rir de longs sen­tiers de ran­don­née le plus rapi­de­ment pos­sible. Sur le PCT, le record est déte­nu depuis 2014 par un Américain, Joe « Stringbean » McConaughy, fort d’un chro­no de 53 jours, 6 heures et 37 minutes. Karel a fait ses cal­culs : à rai­son d’un double mara­thon par jour, il peut détrô­ner « Stringbean ». Autour de lui, les gens le prennent pour un fou. Beaucoup jugent l’entreprise stu­pide, irréa­li­sable pour quelqu’un d’aussi inex­pé­ri­men­té. Pas Joren Biebuyck, dit « Sloppy Joe ». Son kiné­si­thé­ra­peute de beau-frère, cama­rade de vadrouille devant l’éternel, ama­teur de sau­cisses de cam­pagne cuites à la branche d’arbre sur le feu, signe même pour l’accompagner dans l’aventure. 

En juin 2016, le binôme débarque à la fron­tière mexi­caine. Pendant que Karel trot­tine, Joe assure la jonc­tion entre les dif­fé­rents spots de bivouac. Le sen­tier, dif­fi­ci­le­ment acces­sible, ser­pente par­mi les régions les plus recu­lées de Californie et de l’Oregon, obli­geant Joe à com­bi­ner voi­ture et marche de plu­sieurs kilo­mètres pour rejoindre Karel aux lieux de ren­dez-vous. Le beauf pré­pare les cam­pe­ments, les tam­bouilles, les boîtes à tar­tines, dor­lote les pieds meur­tris de son cham­pion, l’inonde de good vibes, lui botte les fesses à l’occasion. Car Karel va prendre cher. Très cher. Il déroule, comme pré­vu, ses quatre-vingt-deux kilo­mètres quo­ti­diens. Quatorze heures par jour sur les sen­tiers. En Californie, le soleil tabasse sévè­re­ment. La sur­chauffe guette en per­ma­nence. Les mous­tiques de l’Oregon s’en donnent à cœur joie pour lui pour­rir la vie. Les crampes blan­chissent les nuits. « Je ne dor­mais que cinq heures. Les cloques, la dou­leur… Je pre­nais conscience de ma naï­ve­té. Je regar­dais devant moi et je me disais : encore trente jours, c’est impos­sible. Chaque fibre dans mes muscles me disait, arrête ça, on est cuit. On ne veut plus conti­nuer. Mes pieds étaient dans un état hor­rible. » Abandonner ? No fucking way. Trop de frais enga­gés. Trop d’effervescence, au pays, pour l’exploit en cours d’accomplissement. Et puis il y a Joe. Et puis il y a la mon­tagne. Quand le moral végète dans les chaus­settes, un canyon de gra­nite ver­ti­gi­neux de la Sierre Nevada, un ours noir de la réserve inté­grale Sky Lakes, un cou­cher de soleil sur les pics escar­pés des North Cascades, et tout est par­don­né. Des frag­ments de vie d’une inten­si­té peu com­mune. Comme lors de cette nuit durant laquelle Joe ne par­vient pas à rejoindre Karel sur le sen­tier. Les deux hommes doivent se résoudre à dépla­cer leur lieu de ren­dez-vous cin­quante kilo­mètres plus loin. Lessivé par sa jour­née, iso­lé en alti­tude, Karel reprend la route de nuit. Joe fait de même en direc­tion de son ami depuis le nou­veau lieu de cam­pe­ment. Quand il évoque ce sou­ve­nir, l’esprit de Karel est loin de Knokke : « Vers 9 h du matin, on s’est retrou­vés. On avait mar­ché toute la nuit. Ça avait été tel­le­ment dur pour moi. Savoir qu’il s’était défon­cé pour me rejoindre, c’était tel­le­ment spé­cial. Quand on est tom­bés dans les bras l’un de l’autre… C’est l’un des moments les plus intenses que j’ai pu vivre. J’ai réa­li­sé qu’en accom­plis­sant quelque chose d’unique, tu obte­nais des moments uniques. Que ce sont les dif­fi­cul­tés sur­mon­tées qui te per­mettent de vivre ça. À cette époque, je n’arrivais pas à accep­ter les phases de ter­rible dif­fi­cul­té, j’en avais peur. C’est après m’être remis du PCT que j’ai réa­li­sé à quel point elles avaient induit un chan­ge­ment majeur dans ma vie. » Malgré la dou­leur, Karel s’en tient scru­pu­leu­se­ment à son agen­da. Le same­di 13 août, il atteint la fron­tière cana­dienne, 52 jours, 8 heures et 25 minutes après avoir enta­mé son périple. Vingt-deux heures plus tôt que Joe « Stringbean » McConaughy. Un nou­veau patro­nyme se fau­file dans le Guinness Book.

 

Au kilo­mètre sept, on sort de la réserve natu­relle pour atter­rir sur la Zwinlaan. La voi­tu­rette de golf s’en est allée pour de nou­velles aven­tures. Karel déballe une barre éner­gé­tique, pré­tend ne pas avoir eu le temps de dîner. J’y vois un évident pre­mier signe de défaillance. Tout se passe comme pré­vu. Sur la plage, Tim nous fait de grands signes. Cinq minutes de pause s’imposent, his­toire de prendre ses cli­chés. J’ai soif. J’en boi­rais de l’eau de mer. Sautillements de boxeur, his­toire d’intimider l’adversaire, mon­trer qu’on est tou­jours dans le game, et nous voi­là repar­tis vers le Zwin. Je zieute la paire de gourdes enfon­cées dans les bre­telles du sac à dos de l’ultratraileur. Un gars drô­le­ment pré­voyant, ce Karel. Qui apprend de ses erreurs. Qui sait tirer des ensei­gne­ments de ses expé­riences, plus généralement. 

Lorsqu’il fran­chit la fron­tière cana­dienne, le 13 août 2016, Karel rompt ins­tan­ta­né­ment avec la course à pied. Basta. Le corps est meur­tri. Il lui faut six mois pour s’en remettre. Puis la vigueur res­sur­git. Une idée com­mence à cha­touiller l’athlète. Il existe un deuxième sen­tier de ran­don­née mythique aux États-Unis, sur l’autre flanc du conti­nent. « Un peu » plus court, mais plus pen­tu. Plus pres­ti­gieux, aus­si. L’Appalachian Trail. Scott Jurek, légende de l’ultra-endurance, s’y est dou­lou­reu­se­ment frot­té, en 2015, por­tant le record de sa tra­ver­sée à 46 jours, 8 heures et 10 minutes. 3 510 kilo­mètres, sur la chaîne de mon­tagnes des Appalaches, depuis le mont Springer, dans les forêts de Géorgie, jusqu’au som­met du mont Katahdin, dans le Maine. Un périple à ce point édi­fiant que l’Américain en fera un bou­quin, North. À pro­pos de cette expé­rience, qu’il finit dans un état de semi-conscience, heur­tant vio­lem­ment ses limites phy­sio­lo­giques, l’homme écrit : « J’étais plei­ne­ment dans la dou­leur. J’avais l’impression de perdre mon propre corps. » Karel se chauffe. Joe est par­tant, comme tou­jours. Le 18 juillet 2018, Karel s’élance sur le sen­tier. Depuis le PCT, le para­digme a chan­gé. Les gaillards sont mieux orga­ni­sés, connaissent leurs forces et leurs fai­blesses. Karel choi­sit d’accélérer dès le pre­mier jour la cadence pour se ména­ger des nuits plus consé­quentes. « Sportivement, c’était plus com­pli­qué que le PCT. J’ai cou­ru plus vite, grim­pé plus vite. Mais men­ta­le­ment, c’était beau­coup plus simple. J’avais plus d’expérience. Surtout : je n’avais aucune dou­leur. » Il essaye de m’impressionner, c’est sûr. Et ça fonc­tionne. Je l’interromps à hau­teur de ces fou­tus sables meubles, ne prends plus la peine de me rete­nir de hale­ter : « Aucune dou­leur ? Comment c’est possible ?

— Je pre­nais soin de moi. Je soi­gnais mes pieds. J’utilisais plu­sieurs paires de chaus­settes par jour, je cou­pais mes ongles, je les trai­tais, je les lavais tous les jours…

— Comme les dents.

— Ah ah. 

— Tu laves tes pieds et tu rentres trois mille bornes d’Appalachian Trail sans douleur ?

— Rien d’inconfortable. J’aime bien les défis phy­siques. Je n’aime pas avoir mal. Même si, avec le temps, j’ai appris à accep­ter la dou­leur, à ne pas lui lais­ser prendre toute la place. »

Sur ce che­min de ran­don­née, Karel vit plei­ne­ment son immer­sion mon­ta­gnarde. Contrairement au PCT où la dou­leur, les échéances, les craintes, l’objectif du record acca­pa­raient son esprit, l’homme appré­cie l’instant. Il court. Et quand il court, le pas­sé et le futur s’évaporent. Son être est comme un récep­tacle pour la beau­té de son envi­ron­ne­ment, le chant des oiseaux, le son de ses pas, les odeurs de la nature. Ses sens se décuplent, il peut repé­rer, au nez, un ani­mal ou un être humain à plu­sieurs dizaines de mètres. Je ne suis pas un pro de la dis­ci­pline, mais j’ai déjà écou­té des pod­casts de Christophe André, l’un des pre­miers psy­cho­té­ra­peutes fran­çais à avoir intro­duit l’usage de la médi­ta­tion dans ses séances, assis en lotus sur un zafu. Ce que Karel Sabbe m’explique me fait furieu­se­ment pen­ser à de la médi­ta­tion. Il n’a pour­tant jamais spé­cia­le­ment tra­vaillé la chose. « C’est juste que quand tu cours assez long­temps, auto­ma­ti­que­ment, ça se pro­duit. Tu es calme, tu touches à une forme de plé­ni­tude. Tu ne fais qu’un avec la nature. Tu te recon­nectes avec ton ins­tinct pri­maire. Tu sens que tu fais ce qu’un homme est cen­sé faire en tant qu’humain. »

Wow. Je ne sais pas s’il s’agit du soleil, des kilo­mètres qui s’accumulent, de ma cuite tenace de la veille qui prend pro­gres­si­ve­ment une tour­nure agréable, mais ça me parle, son his­toire. Comme Eddy me paye outra­geu­se­ment pour pré­pa­rer mes repor­tages, j’ai lu Born to Run de Christopher McDougall, livre qui a ren­con­tré un franc suc­cès inter­na­tio­nal il y a une dizaine d’années. L’auteur y déve­loppe la thèse sui­vante : au fil de l’évolution, par néces­si­té de se nour­rir, notre ana­to­mie s’est dotée des prin­ci­pales carac­té­ris­tiques des ani­maux cou­reurs. À com­men­cer par le ten­don d’Achille, ce super élas­tique qui res­ti­tue l’énergie lorsque notre pied per­cute le sol. Et puis il y a notre capa­ci­té à trans­pi­rer par tous les pores de notre peau — contrai­re­ment aux autres mam­mi­fères — pour régu­ler notre tem­pé­ra­ture et évi­ter les coups de chaud. L’état de mon t‑shirt l’atteste pré­sen­te­ment. L’idée, défen­due dans le livre par Daniel Lieberman, paléoan­thro­po­logue à l’université de Harvard, est que les pre­miers repré­sen­tants du genre Homo, piètres sprin­teurs, pro­gres­si­ve­ment remar­quables en endu­rance, auraient pra­ti­qué la chasse à l’épuisement. Selon Lieberman, pen­dant les grandes cha­leurs de midi, ces loin­tains ancêtres tra­quaient leurs proies sur de longues dis­tances pour les ame­ner dans un état d’hyperthermie et de fatigue intenses. Il ne res­tait plus qu’à leur taper un caillou sur la tête, lorsqu’ils s’effondraient, et tout le monde pas­sait à table. Courir consti­tue­rait une néces­si­té ances­trale gra­vée dans nos gènes. Que nos vies de flem­mards séden­taires ont étouf­fé ces der­niers siècles. L’impression que la course est ins­crite dans son code géné­tique, Karel m’explique l’avoir clai­re­ment sen­tie avant de par­cou­rir le livre de McDougall. « Quand je l’ai lu, je me suis dit : ce gars est dans le bon. J’avais le sen­ti­ment bien éta­bli qu’on est fait pour pra­ti­quer ce genre d’activité. Quand je cours, je sens une recon­nexion avec ce que je suis cen­sé être à l’intérieur de moi. Juste cou­rir, trou­ver de la nour­ri­ture, construire un abri. Des choses très basiques. On a oublié un peu tout ça avec l’émergence du monde moderne. » Ce que les afi­cio­na­dos d’ultra-endurance n’oublieront pas, c’est la jolie décu­lot­tée infli­gée par le Belge à l’Américain sur le sen­tier de l’Appalachian Trail. Avec un total de course de 41 jours, 7 heures et 39 minutes, Karel Sabbe amé­liore le record de Scott Jurek de pile-poil cinq jours.

Un petit quelque chose a peut-être man­qué, durant cette aven­ture. Ce petit quelque chose, Karel l’appelle the wall. Le mur. Un terme bien connu des mara­tho­niens. Ils l’emploient pour dési­gner un phé­no­mène phy­sio­lo­gique, se mani­fes­tant géné­ra­le­ment entre les kilo­mètres 30 et 35, et qui cor­res­pond à l’épuisement des réserves de gly­co­gène. La panne sèche de car­bu­rant mus­cu­laire, somme toute. Pour Karel, le concept porte davan­tage sur son état d’esprit. « Pour moi, le mur, c’est quand tu es vrai­ment, vrai­ment fati­gué, en pleine dou­leur et que, tout à coup, ton entre­prise t’apparaît tota­le­ment insur­mon­table. Tu es sou­dai­ne­ment sûr que tu ne vas pas être capable de le faire. Tout esprit te dit : mec, tu es cra­mé, tes pieds sont bou­sillés, tu te fais injus­te­ment du mal, tu dois t’arrêter main­te­nant. Quand tu regardes ce mur dans le blanc des yeux, que tu passes au tra­vers, les effets sur le long terme sont incroyables. Tu en res­sors plus rési­lient. Tu gagnes des années de vie, en termes d’expérience. Après l’AT j’ai sen­ti que, peut-être, je devais choi­sir un évé­ne­ment où je me cogne­rais à nou­veau au mur.

— Another brick in the wall ?

— Another brick in the wall. » 

 

Au kilo­mètre quatre, les sen­tiers confor­tables du Zwin font place à une vilaine por­tion de sable meuble. Karel Sabbe essaye de m’avoir au car­dio. Bien joué. Je feins d’en n’avoir cure, lui glisse mes ques­tions en me rete­nant de haleter.

La deuxième tour­née de Marathon des Sables ver­sion Zwin m’a enta­mé les gam­bettes. Je com­mence à per­ce­voir les dif­fé­rentes com­po­santes de mon ana­to­mie sous-pel­vienne. Adducteurs, ischios, mol­lets, voûtes plan­taires mani­festent une forme cer­taine de mécon­ten­te­ment. Karel inter­rompt notre course, consulte son GPS. Légère chute de ten­sion. Je pense à cette fou­tue gourde oubliée à l’appartement. Je pense à ce mau­dit tri­plex de stan­ding, réser­vé à la der­nière minute, com­plè­te­ment au-des­sus de mes moyens, où l’on a jugé néces­saire de te pla­cer un ascen­seur per­son­nel pour pas­ser de la cui­sine au salon, mais tota­le­ment super­flu d’équiper de stores occul­tants l’énorme baie vitrée de la chambre. Trois heures de som­meil, en ce qui me concerne, c’est une tra­gé­die humaine. Mon spar­ring-part­ner n’est pas sen­sible à cet argu­ment. Tandis que nous repre­nons notre course, il m’indique du doigt la végé­ta­tion luxu­riante — un bon 80 cen­ti­mètres de hautes herbes, de char­dons des dunes et de bran­chages — qui borde le sen­tier. « C’est tou­jours comme ça, à la Barkley. »

La course des mara­thons de Barkley est pro­ba­ble­ment l’ultra-trail le plus aty­pique et extrême qu’ait enfan­té le genre humain. Elle a été conçue pour ame­ner ses par­ti­ci­pants à la limite du phy­sio­lo­gi­que­ment pos­sible. Elle se déroule dans le somp­tueux parc de Frozen Head, à un peu plus de deux heures et demie à l’est de Nashville, la capi­tale du Tennessee. On doit son exis­tence à Gary « Lazarus Lake » Cantrell. Laz, pour les copains. Un bar­bu rigo­lo qui a comp­té, dans sa jeu­nesse, par­mi les plus illustres ultra­ma­ra­tho­niens du monde. Chaque année, depuis 1986, qua­rante intré­pides — sur un mil­lier de pos­tu­lants — tentent de rele­ver le défi. Seuls quinze y sont par­ve­nus jusqu’à aujourd’hui. Le concept : une boucle d’une bonne tren­taine de kilo­mètres, pour approxi­ma­ti­ve­ment 3 600 mètres de déni­ve­lé — soit deux ascen­sions du mont Ventoux —, à réité­rer cinq fois, par­fois dans un sens, par­fois dans l’autre, en moins de soixante heures. Ah, j’oubliais : la course se déroule en dehors des sen­tiers, sans balise, avec, pour seul maté­riel, une carte, des notes et une bous­sole. Excusez-moi, j’oubliais : il faut trou­ver qua­torze livres bien plan­qués, à chaque tour, et en arra­cher les pages qui portent le numé­ro de dos­sard du cou­reur pour pou­voir conti­nuer l’aventure. Diable, j’oubliais : cette course peut com­men­cer entre minuit et midi, mais on n’en sait rien tant que Laz n’a pas expi­ré dans sa conque — un coquillage uti­li­sé comme ins­tru­ment à vent, à l’image du per­son­nage de Ralph dans Sa Majesté des Mouches. Pour obte­nir sa « lettre de condo­léances », soit sa sélec­tion à la course, il faut par­ve­nir à entrer en contact avec Lazarus Lake et lui envoyer une sorte de court essai sur le thème : « Pourquoi ferais-je un bon can­di­dat pour la Barkley. » Karel par­vient à com­mu­ni­quer avec Lazarus, lui parle du mur, lui raconte ses frasques sur le PCT, ses dif­fi­cul­tés, ses appren­tis­sages. Il lui décrit com­ment cette expé­rience l’a ren­for­cé. À quel point il se sent plus à même de rele­ver les défis quo­ti­diens, de gérer et sur­mon­ter les périodes dif­fi­ciles que la vie finit tou­jours par infliger.

Le matin du same­di 30 mars 2019, à 8 h 17, Joe passe sa tête à l’intérieur de la tente de Karel, plan­tée à quelques dizaines de mètres de la mythique bar­rière fores­tière jaune de Frozen Head, ligne de départ et d’arrivée de la Barkley. Lazarius vient de jouer de la conque, le sup­plice com­men­ce­ra dans l’heure. Karel a dor­mi deux heures, tout au plus. Cette année, Laz a concoc­té une Barkley « com­pres­sée ». Plus courte, plus pen­tue. Karel est confiant. La grim­pette hard­core, c’est son truc. « Je pense que j’ai un talent natu­rel pour ça. Quand je grimpe et que j’arrive à un som­met, deux secondes plus tard, je me sens déjà en forme. Pour d’autres ath­lètes, il faut par­fois vingt minutes pour s’en remettre. » Les semaines pré­cé­dentes, Karel s’est entraî­né comme un dingue. À Gand, à côté du centre de loi­sirs Blaarmeersen, il a déni­ché une petite côte boi­sée, d’une tren­taine de mètres de déni­ve­lé, qu’il enchaîne plus de cent fois par sor­tie. Les auto­ri­tés com­mu­nales l’ont offi­ciel­le­ment rebap­ti­sé le « Karel Sabbeberg ». 9 h 17 : Lazarius Lake tire une bouf­fée sur sa ciga­rette. Les qua­rante-deux par­ti­ci­pants s’élancent. À la fin du pre­mier tour, un tiers des cou­reurs ont déjà jeté l’éponge. La deuxième boucle est plus cor­sée : la nuit, la tem­pé­ra­ture chute de 25 degrés, passe sous zéro. La forêt n’est plus que brume et tor­rents de boue. Karel s’en amuse. « Je me suis dit, okay, c’est bien la Barkley. Les gens n’exagéraient pas, c’est com­plè­te­ment fou, tu ne vois ça nulle part ailleurs. » Les cou­reurs tombent comme des mouches. Parmi eux, des gars comme James Campbell, trois fois fini­sher de la Barkley par le pas­sé. Un peu avant 9 h, le dimanche, Karel entame le troi­sième tour. Seuls cinq autres valeu­reux sol­dats l’imitent. Dans l’après-midi, la pri­va­tion de som­meil com­mence à se faire rude­ment sen­tir. Alors qu’il esca­lade la Stallion Mountain, Karel oublie qu’il est en course, déam­bule, béat, dans la forêt, s’émerveille du pay­sage. Il reprend ses esprits et par­vient à rat­tra­per le Français Guillaume Calmettes, en pleine souf­france. Les deux hommes se minent mutuel­le­ment le moral. Le timing devient ten­du pour assu­rer l’exploit. Les corps com­mencent à lâcher. Here comes the wall again. Quand le Belge boucle le troi­sième des cinq tours, vingt minutes avant la fin du délai d’exclusion — 36 heures —, le mur a gagné la par­tie. Au cam­pe­ment, Joe et Emma — sa femme — récep­tionnent un Karel en forme de zom­bie, démis­sion­naire. Mais tou­jours dans les temps. L’homme avait été caté­go­rique avec son crew : s’il déci­dait d’abandonner, il fal­lait lui bot­ter le train et le ren­voyer dans les bois. À 21 h 16, Greig Hamilton et Karel Sabbe s’élancent in extre­mis dans le qua­trième tour. Dès la pre­mière ascen­sion, le Néo-Zélandais lâche les armes. Karel est le der­nier homme debout de la Barkley 2019. Il accé­lère le rythme, vient à bout de la Chimney Tops, espère for­cer l’exploit. La fatigue est plus lourde que jamais. La nuit pois­seuse. Le cer­veau ne coopère plus. Dans la des­cente de Big Hell, Karel s’égare, ne par­vient pas à trou­ver le second livre. Erre deux heures durant. Se per­suade que sa bous­sole est déma­gné­ti­sée. Comprends que la bataille est finie. Il rebrousse che­min. Dans la des­cente de Chimney Tops, des images déchi­rées, recol­lées, défilent devant son regard. Le pré­sident des États-Unis, la barbe de Lazarus. Des dizaines de visages. C’est aus­si ça, la Barkley. « J’avais déjà vu des choses qui n’étaient pas là. Un arbre peut, par exemple, deve­nir un ani­mal. Je l’accepte. Je sais que ce n’est pas la réa­li­té. Quand tu com­mences à voir des gens, ça devient plus dan­ge­reux. À la Barkley, j’ai par­lé avec un ancien fini­sher. Au cin­quième tour, pen­dant six heures, il s’était pris pour un éboueur. Il ramas­sait de la boue comme si c’étaient des déchets ména­gers. Il y a un autre gars qui enten­dait des gens crier, des gens qui lui par­laient. C’est le genre d’hallucinations que je n’ai pas spé­cia­le­ment envie d’expérimenter. »

« Pendant une course, j’ai déjà vu des choses qui ne sont pas là. Un arbre peut, par exemple, deve­nir un ani­mal. Je l’accepte. Je sais que ce n’est pas vrai­ment la réa­li­té. Quand tu com­mences à voir des gens, là, ça devient plus dan­ge­reux. À la Barkley, j’ai par­lé avec un ancien “fini­sher”. Au cin­quième tour, pen­dant six heures, il s’était pris pour un éboueur. Il ramas­sait de la boue comme si c’était des déchets ména­gers. C’est le genre d’hallucinations que je n’ai pas spé­cia­le­ment envie d’expérimenter. »

— Karel Sabbe

Nous voi­là sor­tis de la réserve. Je pour­rais écrire un roman sur l’état de mes jambes. Karel me pro­pose de pour­suivre sur ce pié­ton­nier de bord de mer dénué de cuis­tax : nous cré­chons tous deux du côté d’Albertstrand, à cinq kilo­mètres de là. J’ai du mal à expli­quer pour­quoi nous tro­quons la course pour la marche. La tran­si­tion s’opère spon­ta­né­ment. Karel s’arrête pour regar­der sa montre et nous repre­nons en mar­chant, voi­là tout. 

Il n’est pas inter­dit de mar­cher, durant la Big Dog’s Backyard Ultra. Personne ne vous empêche de dor­mir non plus. À vrai dire, il n’y a qu’une règle : redé­mar­rer, à chaque heure pile, la même boucle de 4,167 miles (6,706 kilo­mètres). Encore et encore. Jusqu’à être le der­nier à la par­cou­rir. Un autre pro­di­gieux concept sor­ti de l’esprit mali­cieux de Lazarus Lake. Avant octobre 2020, le record était por­té à 68 tours, soit 455 kilo­mètres par­cou­rus en 68 heures. Mais avant octobre 2020, Karel Sabbe n’avait jamais par­ti­ci­pé à la Backyard Ultra. « Ce n’est pas mon type de concept à 100 %. Mais ça m’intéressait de me frot­ter à un chal­lenge pure­ment men­tal. Ce concept de boucle, ne jamais savoir quand ça va finir, ne pas pou­voir comp­ter sur la nature pour me res­sour­cer… J’avais l’impression que je pou­vais sor­tir plus fort de cette expé­rience. » Cette année-ci, situa­tion sani­taire oblige, la course amé­ri­caine est orga­ni­sée à dis­tance. Trois cents concur­rents répar­tis dans vingt et un pays. Karel aborde la com­pé­ti­tion avec son man­tra habi­tuel : do or do not, there is no try. Il sera le der­nier homme debout. Il le sait. 6,7 kilo­mètres en une heure, c’est tou­jours fai­sable. Tout est dans la tête. Il suf­fit de faire le vide. D’apprécier la par­ti­cu­la­ri­té de l’instant. D’accepter la dif­fi­cul­té. D’accueillir le jour. D’enlacer la nuit. C’est la plus grande force que lui ont insuf­flé ses démê­lés avec le mur : une sta­bi­li­té émo­tion­nelle hal­lu­ci­nante. Vous ne sur­pren­drez jamais Karel s’enfiler une can­nette de RedBull pour se don­ner du baume au cœur. « Quand tu bois un exci­tant, tu as une mon­tée, où tu es hyper heu­reux, super moti­vé, puis tu redes­cends. Et là ça devient dur. Moi, les varia­tions sont moins intenses. Si je me sens bien, je ne cours pas plus vite. Si je me sens moins bien, je ne ralen­tis pas spé­cia­le­ment. Je me dis : OK, c’est comme ça pour le moment. » Bien sûr, tout fait mal. Les pieds, les che­villes, les hanches, le dos. À chaque tour, la dou­leur s’intensifie. Peu importe : quatre ans plus tôt, ingé­nu, inex­pé­ri­men­té, naïf, au pied du mur durant des semaines, Karel a relié la fron­tière cana­dienne depuis le sud de la Californie. Rien ne sup­plan­te­ra cette expé­rience ori­gi­nelle. Aucune Barkley, aucune Backyard. « Je pense que si je finis un jour la Barkley, et je la fini­rai, peu importe à quel point ce sera dif­fi­cile, ma course la plus com­pli­quée res­te­ra tou­jours le Pacific Crest Trail. » Après 75 heures de course, soit 502 kilo­mètres, Karel est the last man stan­ding sur la Backyard Ultra 2020. Écrasant le record pré­cé­dent de sept boucles. 

Dans un monde sans pan­dé­mie, Karel ne tape­rait pas la cau­sette, sur la digue, avec un jour­na­liste d’Eddy, à hau­teur des vil­las quatre façades de Knokke-le-Zoute. Dans un monde sans pan­dé­mie, à cet ins­tant pré­cis, Karel dis­po­se­rait d’une ultime heure pour bou­cler le der­nier tour de la Barkley. Bien sûr, son échec fut riche d’enseignements. Il n’empêche : ce qua­trième tour inache­vé lui reste en tra­vers de la gorge. Le cin­quième nour­rit tous ses fan­tasmes. En l’an de grâce 2021, tra­ver­ser l’Atlantique est deve­nu plus ambi­tieux que de finir la course la plus dif­fi­cile au monde. L’homme a dû se rési­gner à res­ter au pays. A appris, depuis Knokke, qu’aucun guer­rier de cette édi­tion light n’avait pu venir à bout de la troi­sième boucle dans les temps. Il se console en regar­dant vers l’été. Si tout se passe bien, il s’élancera sur les sen­tiers de la Via Alpina depuis la Slovénie. Un déni­ve­lé ver­ti­gi­neux. Bien pire que l’Appalachian Trail. 2 500 kilo­mètres à tra­vers les Alpes juliennes, les Dolomites, les Alpes du Lechtal, les Alpes ber­noises, à des­ti­na­tion de Monaco. Retour aux pre­mières amours. On passe devant un bis­trot tou­ris­tique. Lumières éteintes, chaises sur les tables. Je m’interroge sou­dai­ne­ment : « Tu bois des chopes, toi ?

— Oui. 

— Pas de régime particulier ?

— Rien de vrai­ment spé­cial. Il y a des ath­lètes qui ne consomment plus une goutte d’alcool trois mois avant une course. Moi, je vais au bar avec mes potes la semaine qui pré­cède. Ce que j’accomplis, en tant qu’athlète, néces­site tel­le­ment de force men­tale… Je me pré­serve dans ma vie quo­ti­dienne. Et ces moments me renforcent. »

Il réajuste son sac à dos, me lance un regard taquin. « J’ai froid. On recom­mence à courir ? »

Et merde.