Un moment de grâce. Une explosion stellaire. Au printemps 2021, Ann Lawrence Durviaux et Nathalie Maillet se croisent au milieu des voitures de course, s’enamourent, ne se lâchent plus. La professeure de droit et l’ex-pilote de compétition devenue directrice de Spa-Francorchamps ont tout en commun ou presque. Des femmes de poigne qui se sont imposées dans des milieux d’hommes. Le soir du 14 août 2021, quand tout n’était que joie, elles sont abattues, à Gouvy, par un homme qui refusait qu’elles se désirent.
Il le gardait toujours en poche. Il le sortait parfois, un peu crânement, guettait la réaction dans l’œil de son interlocuteur ; la crainte, le rejet, la fascination, ce que la proximité avec l’interdit pouvait généralement susciter, cette conscience bien nette et terrible que le cours des choses se fracture facilement, qu’il est à la portée de toute personne armée de désunir le temps, de créer un avant, un après, sans que l’un et l’autre puissent jamais se confondre à nouveau.
Il s’était procuré le pistolet après le home invasion de février 2018, dans la maison de Gouvy. Nathalie Maillet dirigeait le circuit de Spa-Francorchamps depuis 2016. Elle gagnait bien sa vie. Un journal avait jugé pertinent de le signifier et l’information n’avait pas échappé à un malfrat liégeois notoire, connu pour plusieurs attaques de fourgon à l’explosif. Avec deux collègues, le gangster s’était introduit dans la demeure, les avait violemment bousculés, Nathalie et lui, les contraignant à rester au sol, une demi-heure, le temps d’abandonner tout espoir de trouver des liasses, puis avait déguerpi, bredouille, muni de quelques badges d’accès au circuit bien vite désactivés par le service informatique de Francorchamps.
Nathalie avait suivi une thérapie pour surmonter le stress post-traumatique lié à cette agression. Et l’avait surmonté. Elle était de celles qui refusent à toute incommodité le privilège de prendre ses marques. Un désagrément : on ruait dedans, frontalement. On allait de l’avant. Son mari avait choisi une autre option qui, depuis lors, alourdissait sa poche.
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« Je ne me suis jamais posé la question, dans ma vie, de ce qui m’était interdit ou autorisé parce que j’étais une femme. Oui, de fait, je suis une femme. Mais je pense que ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est ce que je porte comme valeurs et comme projets. »
Elle sourit. Sa tête ponctue son propos de quelques mouvements nets. Sans doute repense-t-elle, en répondant à son interlocuteur, à l’engueulade d’enfer qu’elle a servie à l’un de ses collègues, plusieurs semaines auparavant, quand ce dernier lui a naïvement suggéré de « peut-être jouer un peu plus sur son profil de femme lesbienne ». Ça avait bardé. Puis on était passé à autre chose. On en avait rigolé. Qu’on la comprenne bien : elle assume sa sexualité, l’a toujours assumée, peut l’évoquer devant n’importe qui au détour de n’importe quelle conversation. Et bien sûr que le combat pour la cause des femmes est sous-jacent au sien. Comment pourrait-il en être autrement ? Pas question pour autant d’en faire un argument de campagne. Sa différence doit susciter l’indifférence, son projet pour l’institution emporter l’engouement collectif.
On coupe la caméra. On monte une vidéo propre, lumineuse, on y ajoute un fond sonore engageant. Elle vérifie le moindre détail. Elle a un œil sur tout. Ça lui va, ça claque. Elle poste le produit final sur YouTube.
Dans deux semaines, Ann Lawrence Durviaux rabattra le caquet de ses détracteurs. Elle compte bien aller chercher le rectorat de l’université de Liège, ambition qu’en deux siècles aucune femme n’a encore portée. Elle a plié son projet en juillet à une vitesse hallucinante, après que les élections de mai sont parties en vrille. C’est du solide. Un programme de rupture. Un coup de pied au train d’une institution qu’elle estime embourbée dans des pratiques d’un autre temps, à la gouvernance trop centralisée, au modèle de promotion des individus profondément inégalitaire. Un lieu de production du savoir qui n’a jamais porté à sa tête que des hommes en fin de carrière, la soixantaine, d’anciens vice-recteurs, d’anciens doyens ; ceux chez qui elle n’hésite jamais à aller pousser une gueulante quand elle l’estime légitime, en dépit de la bienséance académique, bien ancrée dans l’institution, qui n’interdit certainement pas qu’on tacle ses congénères pourvu qu’on le fasse par derrière.
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Sueur. Nathalie pilonne sec. Prend la chicane à allure modérée, pas le choix, le double virage en S corseté dompte les pilotes les plus intrépides. Nouveau coup de frein dans l’épingle de la Source, juste derrière la ligne droite qui franchit le point de départ du circuit. Puis c’est l’envolée. Les chevaux des grandes plaines. Les tripes en apesanteur. Un milligramme d’adrénaline en roue libre dans l’organisme. La gomme de son roadster à propulsion chauffe l’asphalte du Raidillon, une courbe ascendante parmi les plus illustres au monde, la montagne, quarante mètres de dénivelé imprévisibles qui font passer l’anatomie de Stavelot à Malmedy, une empoignade musclée avec l’instinct de survie, le final boss du lâcher-prise. La vitesse atteint son paroxysme dans la montée du Kemmel, au cœur de la verdure, avant que tout descende. Retour vers Malmedy. Double gauche du Pouhon, Fagnes, Campus, le royaume des courbes pentues qu’elle caresse à fond de balle, à peine le temps de jeter un œil à l’Eau Rouge, affluent de l’Amblève de part et d’autre duquel se touchèrent à l’époque deux empires, que la chicane se profile à nouveau.
« C’est qui le mec qui m’a fait l’extérieur dans le Raidillon ? » s’enquiert François Duval, pilote de rallye professionnel, équipier chez Citroën, l’année précédente, du champion du monde Sébastien Loeb. « Le mec ? C’est Nathalie Maillet, mon vieux ! » Ce week-end humide d’avril 2006, le circuit de Spa-Francorchamps accueille la première confrontation de la Roadster Cup, une série courue à découvert, le casque au vent, dans une cousine sous stéroïdes, cent septante-deux chevaux, sept cents kilos de mécanique, de la célèbre VW Fun Cup.
Le bolide de Nathalie a rejoint les quartiers de son écurie. Dans l’habitacle, la pilote pleure de rage. Elle vient de rentrer une manche d’enfer, bien installée dans le trio de tête d’une course finalement gâchée, dans les derniers kilomètres, par un pépin mécanique. Elle est hors d’elle. Elle a toujours été comme ça. Une gladiatrice. Électrisée par la compétition. Elle a joué, dans son adolescence, à un haut niveau de tennis — de football aussi, allant jusqu’à se faire présélectionner en équipe de France féminine. Une enfilade de raquettes ont vu leur existence écourtée, valsant à chaque fois que Nathalie identifiait une injustice sur le court. C’était pareil en dehors des terrains. Un matin de ses quatorze ans, devant un hôtel, elle chauffait la voiture pour son père, marchand de bestiaux, tandis qu’il terminait son café. Un type avait déboulé et tenté de s’emparer du véhicule. Le paternel avait surpris la scène par la fenêtre et accouru à toute vitesse. Il avait découvert, ébahi, sa fille occupée à infliger une correction au malfrat. Elle n’était pas épaisse. Pas spécialement musclée. Elle compensait avec les nerfs. Puis les voitures, dans la famille, étaient chose sacrée.
Elle ne sort pas de son roadster. Franz la laisse décanter. Il connaît le processus : d’ici une heure, ça ira déjà mieux. La perspective du prochain challenge éclipsera la déception enfantée par le précédent.
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