« Je ne lis que mes propres interviews corrigées par mes collaborateurs »

Le journal de printemps

Dans les bureaux désertés de Wilfried, le chanteur de Sharko a assisté au retour des beaux jours en solitaire. Il a tout de même punaisé quelques moments forts dans son carnet de notes, comme sa rencontre avec un restaurateur italien, la victoire de Philippe Gilbert à Paris-Roubaix, l’histoire de cette ancienne végane devenue disséqueuse de grenouilles ou celle de sa grand-mère, l’institutrice d’Anne-Marie Lizin.

Mars

Un vendredi

Cher jour­nal. Aujourd’hui, réunion de rédac­tion, je suis tout seul au bureau. Le pla­teau est désert ! Mes congé­nères sont en vadrouille, tous en repor­tage avec le train gra­tuit. Il est vrai que la cam­pagne poli­tique vire­volte et tous suivent de près, loca­le­ment ou plus lar­ge­ment, la course écer­ve­lée des man­da­taires en goguette, la fleur au fusil, à l’foufelle, en quête de pres­tige, de poste, de recon­nais­sance ou d’exposition.

Un lundi

Toujours seul sur le pla­teau, j’erre dans le bureau de François Brabant et Quentin Jardon, les fon­da­teurs de Wilfried. François et Quentin, que je nomme plus volon­tiers les « frères Taloche » de la coquille, les « M et Bappé » de la faute de frapppe, les « Shirley et Dino » de l’absence de relec­ture, ont un magni­fique bureau qui sur­plombe Anderlectttttttt, orné de bri­coles et babioles récol­tées de par leurs mul­tiples voyages dans les hautes sphères de la poli­tique belge depuis tou­jours. Mais. Je suis colère. D’humeur cha­fouine. Me dis pas que c’est pas vrai. Si. À la lec­ture du der­nier Wilfrite et ce pré­sent jour­nal ché­ri par mes lec­teurs de tous bords, j’ai consta­té avec EFFROI que Shirley et Dino avaient lais­sé com­mettre DEEUX affreuses coquilles dans mon tetxcte, per­met­tant à mes fans d’imaginer que j’écris copain comme cochon. La coquille n’est-elle pas la preuve de leur désin­vol­ture me concer­nant ? Qu’ils s’en foutent com­plè­te­ment de ce que j’écris ? Laissent-ils des coquilles dans les autres textes des autres ? J’en sais rien, je ne lis que les miens. J’envisage donc, pour le pro­chain numé­ro, de dis­til­ler — exj­près — des coquilles faites à la main et de bon cœur.

Un jeudi

Toujours seul. Il n’y a pas un rat à la rédac­tion. Je m’ennuie assu­ré­ment. Myriam Leroy est bien pas­sée en coup de vent, mais à part elle et une pho­to­graphe venue récu­pé­rer des rou­leaux 400 ASA, le pla­teau  res­semble à la salle de tra­vail d’une inter­com­mu­nale. Je prends mes quar­tiers chez Shirley ou Dino, dans leur majes­tueux bureau à frou frou et, fri­vole, je prends es appels sur la ligne directe de la direc­tion. Certains man­da­taires ou ministres sor­tants appellent pour sug­gé­rer une inter­view « EXCLUSIVE avec la couv si c’est pos­sible ». Trois appels de ce genre en une heure : je rac­croche au nez sys­té­ma­ti­que­ment. À l’appel sui­vant, cepen­dant, bien que las­sé, à la récur­rente « Pourrais-je par­ler à M. Brabant ? C’est de la part du ministre Untel », j’ai répon­du, gour­mand : « C’est lui-même ! » pour bara­goui­ner sur l’état misé­reux des musi­ciens belges bla-bla, et que « nous avons, au sein de la rédac­tion, la chance d’avoir comme plume David Bartholomé dont le public raf­fole des chro­niques tel­le­ment drôles ». Ce à quoi le ministre a répon­du : « Ah, je ne connais ni ce mon­sieur ni sa chro­nique, je ne lis que mes propres inter­views cor­ri­gées par mes collaborateurs. »

Un lundi

Paris. Champs-Élysées. Moribonds ces Champs, un peu rava­gés quand même, on va dire. Des maga­sins détruits, des vitrines écla­tées, des kiosques qui offrent des ves­tiges d’incendie… C’est bal­lot. Où vais-je ache­ter mes cos­tumes Hugo Boss, maintenant ?

Un autre lundi

Au cœur de la Seconde Guerre mon­diale, ma grand-mère aurait fui l’envahisseur nazi pour Moulins, dans le sud de la France, où elle trou­va refuge. Elle ne nous en dévoi­la jamais rien, mais il me fut confié un jour, par hasard, qu’elle se serait dis­tin­guée par des actes de bra­voure et de résis­tance. Sans plus de pré­ci­sions. Fut-il ques­tion d’indications divul­guées ou de cachette orga­ni­sée ? Eut-elle rai­son de dis­pa­raître tant ses gestes jus­ti­fièrent une insé­cu­ri­té légi­time ? Ou eut-elle des angoisses dis­pro­por­tion­nées devant une menace inexis­tante ? De retour dans son vil­lage de Solières, à la Libération, elle y devint direc­trice et ins­ti­tu­trice pour une école à la classe unique. Dans celle-ci, une petite fille au fort tem­pé­ra­ment, à l’ample carac­tère. Cette der­nière aidait aux devoirs des plus petits et fai­sait réci­ter les plus grands. Il s’agissait d’Anne-Marie Lizin. Toujours seul à la rédac­tion aujourd’hui, j’ai des­si­né la célèbre man­da­taire hutoise au feutre, en très grand, sur le mur du bureau des fon­da­teurs de Wilfried avec les mots : « Et si on fai­sait un por­trait d’Anne-Marie Lizin ? » (J’ai col­lé une coquille — d’escargot — en guise de signature.)

Un vendredi soir

J’ai du mal à me dire que j’existe.

Un dimanche

Nice. Hier. Concert. Rencontre avec un res­tau­ra­teur ita­lien en fin de soi­rée. Souriant, il s’est pen­ché vers moi :« Tu es d’où, toi, avec ton accent, pre­go ? » « De Bruxelles ! » ai-je chan­ton­né. Son expres­sion a chan­gé d’un coup ; son père et son oncle étaient au stade du Heysel le 29 mai 1985 lors de la funeste finale de foot­ball de la Coupe des cham­pions, m’indique-t-il, « en tri­bune Z ». Notre res­tau­ra­teur, je le lis sur son visage, contient encore une dou­leur vive, après toutes ces années. Je n’ose m’aventurer à lui en deman­der plus. Était-il avec eux ? Regardait-il la télé­vi­sion ? Quel âge avait-il ? Il évoque subrep­ti­ce­ment l’organisation hasar­deuse avant, l’inertie pen­dant, l’indescriptible confu­sion après. Des plaques rouges se des­sinent sur son cou à l’évocation de ce sou­ve­nir. Il ne parle pas du tout du match ingrat et affreux qui s’est dérou­lé mal­gré tout, avec ce penal­ty dis­gra­cieux (offert aux Turinois ? pour pan­ser les plaies?) sui­vi du tour d’honneur sur­réa­liste, dif­fi­cile à regar­der sur YouTube. Je ne savais qu’ajouter. Il y avait pour­tant tel­le­ment à dire sur l’envergure de l’incongrue bel­gi­tude dans la négo­cia­tion de ce drame, ou la ges­tion de ce lieu, depuis lors ou depuis tou­jours. Comment lui confier qu’un tra­vail de mémoire sem­blait ne jamais avoir vu le jour ? Comment lui dire, à cet orphe­lin, que ce stade serait, dans un futur proche, vrai­sem­bla­ble­ment détruit ou réno­vé et, sans iro­nie, renom­mé « Golden Generation Arena » ?

Avril

Un dimanche

Philippe Gilbert qui gagne Paris-Roubaix, c’est tel­le­ment beau ! Me donne envie de cou­vrir mon living de pavés.

Un dimanche soir

Permets-moi, cher jour­nal, cette anec­dote : sur le pla­teau de La Tribune, l’émission de la RTBF sur le foot­ball, un fan était venu d’Ardenne dans l’espoir de réa­li­ser un sel­fie avec le chro­ni­queur et ancien foot­bal­leur inter­na­tio­nal bouillon­nais Philippe Albert. Après l’émission, le fan qui avait fait montre de patience jusque-là, a d’abord ten­té de dis­crets « Philippe ! Philippe ! » pour ensuite mar­quer des « Philippe, Philiiippe ! S’il te plaît ! » plus en voix, pour finir par un malai­sant : « Ouh-ouh ! Philippe GILBERT ! » Tout ce che­min pour un lap­sus. Il n’a pas, à ma connais­sance, obte­nu de selfie.

Un lundi

Il est des périodes où je prends conscience de ma las­si­tude. Fatigué. Vieux. Usé. Je dis alors oui à tout, pour­vu qu’on me foute la paix. Aux admi­nis­tra­tions, à la com­mune, à la mutuelle, à la poste, à l’hôpital, aux ser­vices publics divers, il m’arrive par­fois ceci : L’employé(e) der­rière son guichet-bureau-comptoir :
« Votre nom, prénom ? »
Moi : « Bartholomé. David. »
Elle/Lui :« Bertolhomme ? C’est bien ça ? »
Moi :« Oui. »
Elle/Lui :« Daniel, vous m’avez dit ? »
Moi :« Oui, tout juste. »

Un mercredi

Dans le bus 71 venant d’Ixelles, cette conver­sa­tion enten­due entre deux jeunes filles : « Trop bien, aujourd’hui, en bio, on a dis­sé­qué une gre­nouille, j’ai kif­fé de ouf ! La découpe, la matière, trop sty­lé, j’ai trop ado­ré ! Je veux deve­nir bou­chère, c’est cer­tain. » L’autre, après un temps et sans enthou­siasme : « Hier, tu m’as dit que t’étais végane. »

Un lundi

Tout le monde est de retour ! Réunion de rédac­tion excep­tion­nelle au bureau. ENFIN ! Des sou­rires, des donuts par­ta­gés, englou­tis. Des piques, des blagues, des remarques acides, des gen­tillesses. Machin et machin se passent des petits mots, truc ne lève pas le nez de son télé­phone, bidule s’énerve tout seul, bidule 2 en fait une pho­to, bidule s’énerve de plus belle, enfin de la vie, et que c’est beau la vie ! Chacun raconte les faits de la cam­pagne telle qu’il l’a sui­vie jusqu’ici. C’est pas­sion­nant tel­le­ment celle-ci semble ne pas vrai­ment décol­ler. Pourquoi ? Quand vient mon tour, je raconte que, oh, moi aus­si j’étais très très occu­pé en vadrouille. Je ne dévoile rien des coquillettes lais­sées mali­cieu­se­ment par cen­taines dans les tiroirs des bureaux de la direction.

Le même lundi

Notre-Dame. Gargouilles. La flèche. Tout feu. Tout flamme.

Le lundi suivant

Je fais des concerts pri­vés à domi­cile depuis plu­sieurs mois. J’accumule des cen­taines de kilo­mètres tous les week-end, Jupille, Uccle, Grand Hallet, Saint-Saulve, Villers-Saint-Ghislain, Frasnes, Nandrin, Thimister, Marchin, Bonnert, Athus, Bouillon, Faulx-les-Tombes, Tournai, Pepinster, j’épuise les routes de Belgique, les plus vilaines comme les plus laides. Ce fai­sant, je constate une chose à laquelle je n’avais jamais prê­té atten­tion aupa­ra­vant, c’est l’investissement et l’énergie des par­ti­cu­liers pour affi­cher, en vue des élec­tions, leur propre pos­ter sur les voi­tures, encar­ter leur jar­din et ain­si expo­ser non sans fier­té leur posi­tion sur les listes. Ces par­ti­cu­liers, loin des pro­fes­sion­nels de la pro­fes­sion, endi­man­chés, au cha­risme sym­pa­thique ou mal à l’aise, « jouent le jeu », ils s’impliquent. D’un œil cynique, j’y vois un leurre mon­té de toutes pièces pour le rêve qu’on leur vend et les concer­ner sour­noi­se­ment. D’un œil enthou­siaste, je com­prends que ça dyna­mise et incite à la res­pon­sa­bi­li­té et à une cer­taine conscience démo­cra­tique. Sont-ils, une fois leur mai­son et leur devan­ture déco­rées, la proie du même ques­tion­ne­ment : « J’ai du mal à me dire que j’existe » ? —

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