Histoire d’une cover #16

« C'est un moment charnière que nous vivons là maintenant. Peut-être le genre de moment dont les historiens diront dans cinquante ans : ça s'est joué durant ces quatre, cinq années-là. » Voilà l’enjeu qui anime la rédaction les derniers jours du bouclage du numéro estival de Wilfried, Nos années féministes.

Comment expri­mer l’effervescence des mobi­li­sa­tions fémi­nistes sans tom­ber dans la cari­ca­ture, le bel­li­ciste, l’insipide ou le déjà-vu ?

Une chose est cer­taine : il faut faire entendre un maxi­mum de voix. Des voix de femmes, de toute évi­dence. Un numé­ro sur le fémi­nisme pen­sé exclu­si­ve­ment par un trio de mecs (aka François Brabant, rédac chef, Quentin Jardon, rédac chef adjoint et Pieter Willems, direc­teur artis­tique) ce serait un peu iro­nique, non ?

Le conseil édi­to­rial Wilfried#16 est convo­qué ; une quin­zaine de jour­na­listes et de pho­to­graphes échangent et argu­mentent dans le but d’arriver à une cover juste, per­cu­tante et, sur­tout, authen­ti­que­ment « wilfriedienne ».

Chacun arrive avec ses convic­tions, ses réfé­rences, ses expériences.

Cacophonie ? Plutôt symphonie.

Le débat res­pire des divergences.

Première ques­tion de taille pour le choix de la Une : pho­to­gra­phie ou illustration ?

On com­mence par recher­cher sur les banques d’images de plu­sieurs agences des pho­tos de mobi­li­sa­tions, de mani­fes­ta­tions, d’événements féministes.

Beaucoup de pho­tos fortes, mais aus­si un sen­ti­ment de déjà-vu par rap­port aux pho­tos de manifs déjà parues dans les médias. Aucune ne se démarque vrai­ment. « Je sais pas… J’ai du mal à ima­gi­ner l’une de ces pho­tos en cover pour illus­trer notre numé­ro fémi­niste. Comme l’impression que tous les news­mags l’ont déjà fait », syn­thé­tise Quentin Jardon. On sol­li­cite alors quelques pho­to­graphes avec qui Wilfried col­la­bore régu­liè­re­ment afin d’explorer leurs archives en quête d’une pho­to originale.

Plusieurs images pro­po­sées par Sarah Lowie, jeune pho­to­graphe bruxel­loise, captent notre atten­tion. La force des pho­tos de Sarah, c’est qu’elles dressent brillam­ment le por­trait d’une géné­ra­tion. Mais une pho­to aux cou­leurs un peu « dark » sera-t-elle bien visible en librairie ?

« Et pour­quoi pas une illus­tra­tion ? », avance-t-on dans l’assemblée. Ceci aurait le mérite d’être cohé­rent, plu­sieurs articles du numé­ro étant illus­trés par des artistes, pour cer­taines mili­tantes. Et glo­ba­le­ment, l’illustration est deve­nue ces der­nières années un moyen pri­vi­lé­gié pour expri­mer les ques­tions fémi­nistes et de genre. Nombreuses sont les illus­tra­trices qui ont appor­té un nou­veau souffle au mouvement.

Victoire du crayon. Une jour­na­liste syn­thé­tise : « Je plaide pour le recours à une illus­tra­trice. Evidemment, il s’agira pour elle de frap­per fort, d’avoir une idée coup de poing. » 

Mais la par­tie est loin d’être finie. Il reste encore à s’accorder sur l’illustration adé­quate. On passe en revue des dizaines de port­fo­lios, des comptes Instagram à tire-lari­got. Autant cher­cher une aiguille dans une botte de foin. Parmi les illus­tra­trices qui retiennent le plus notre atten­tion, citons une Espagnole (Adara Sanchez), des Belges (Eleni Debo, Giselle Dekel).

« Je plaide pour le recours à une illus­tra­trice. Evidemment, il s’agira pour elle de frap­per fort, d’avoir une idée coup de poing. »

Les mails fusent de plus belle pour dépar­ta­ger le top 5 des illus­tra­tions rete­nues. Le temps presse autant que les échanges sont exquis : tan­tôt enflam­més, tan­tôt pra­ti­co-pra­tiques, tan­tôt déso­pi­lants. Chacun colore les conci­lia­bules de son sel, son his­toire, sa malice. Cela se confirme : il n’y a pas un fémi­nisme, mais des fémi­nismes. Ci-des­sous quelques extraits de nos discussions.

Le ver­dict tombe fina­le­ment en faveur de la der­nière cou­ver­ture, celle de l’illustratrice espa­gnole Adara Sanchez.

L’image divise. Marianne ou Bowie. Flippante ou intri­gante. Antigone antique ou Adèle Haenel moderne. Ténébreuse ou rayon­nante. Les uns liront dans ses pru­nelles l’espoir, la déter­mi­na­tion ou encore le désir. A moins que ce ne soit de la crainte, de la colère ? L’interprétation est com­plexe, mou­vante. Comme le gron­de­ment fémi­niste… Voilà sans doute l’argument qui fait pen­cher la balance.

Reste main­te­nant à régler les der­niers détails typo­gra­phiques. Notamment : la cou­leur du numéro.

Violet : la cou­leur du fémi­nisme ? Et si le ren­du sur papier était trop terne ?… Et puis, la conno­ta­tion mili­tante de cette cou­leur est-elle pertinente ?

Rose ? Trop cli­ché peut-être ? Certaines membres du conseil édi­to­rial s’agacent de l’éternelle asso­cia­tion du rose et de l’univers gir­ly.

Puis, Pieter pro­pose le fluo pan­tone. Vitaminé, tonique comme une manif. C’est le coup de cœur. D’ailleurs, vous saviez qu’il brillait dans le noir ? Testez si vous en dou­tez. Même dans la nuit, le der­nier Wilfried resplendit.

Bon à tirer. La cou­ver­ture défi­ni­tive telle que vous la connais­sez est prête.

Cette cou­ver­ture au visage mys­té­rieux aura été le résul­tat d’un accou­che­ment long et mou­ve­men­té. De toutes les cou­ver­tures enfan­tées par notre équipe (on a comp­té, ça donne 16 numé­ros, 2 hors-série, 2 Eddy, 3 Wilfried NL), c’est celle-ci qui aura le plus ani­mé les dis­cus­sions. Des échanges construc­tifs, nour­ris, bien­veillants, brillam­ment argu­men­tés. Au fond, l’illustration même de ce que désigne le concept à la mode d’intelligence col­lec­tive : « la somme des intel­li­gences indi­vi­duelles des membres d’une équipe plus leur relation ».

Et vous ? Quelle cou­ver­ture auriez-vous choisie ?