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Forza Flandria

Le fantôme aux dix visages
Enquête

Nom de code : Forza Flandria. Mais qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse, celle que procure le combat inlassable pour l’autonomie de la Flandre. Depuis un siècle, les manœuvres se succèdent, parfois au grand jour, souvent secrètes. Avec le même objectif : constituer un large regroupement politique en vue d’accélérer la marche de la Flandre vers son destin. Des tentatives aux résultats mitigés. Mais certains y songent de nouveau, alors que l’hypothèse d’une alliance entre N-VA et Vlaams Belang est discutée pour 2024. En vue : le dernier épisode d’un chassé-croisé vertigineux dont le point de départ et d’aboutissement est presque toujours Anvers.

C’est un spectre qui revient sans cesse han­ter. Un siècle que cela dure. Beaucoup l’attendent, autant le craignent. D’autres s’en moquent. L’a‑t-on déjà vu ? Oui, de ci de là, sous des formes éva­sives, fluc­tuantes. Toujours insai­sis­sables. Dix fois au moins, ses sec­ta­teurs ont cru en déce­ler la forme abou­tie, concrète, apte à modi­fier à jamais le pano­ra­ma des forces et des idées en Flandre. Impressions à chaque fois trom­peuses. Mais alors que se pro­file le grand com­bat de 2024, avec des fac­tions natio­na­listes pos­tées sur deux rives, sépa­rées seule­ment par un cor­don, l’idée s’invite de nou­veau dans les esprits.

Ses sono­ri­tés sont un leurre. Forza Flandria : on dirait le sud. Pourquoi pas un stade napo­li­tain aux fumi­gènes écar­lates ? Ou quelque palais flo­ren­tin ? Erreur. Ses ori­gines sont à cher­cher entre l’Yser et l’Escaut. Italien de cui­sine, auront d’ailleurs remar­qué les phi­lo­logues : la tra­duc­tion cor­recte serait Fiandre. Flandria res­sor­ti­rait plu­tôt du latin tardif.

Première occur­rence de l’expression ? Avril 1994, dans la confi­den­tielle revue Nucleus. L’éditorialiste Paul Belien com­mente la vic­toire élec­to­rale, en Italie, du busi­ness­man Silvio Berlusconi et de son par­ti Forza Italia. Il remarque que si Berlusconi est en mesure de prendre le pou­voir, c’est du fait de son alliance avec Umberto Bossi et Gianfranco Fini. Le pre­mier dirige les indé­pen­dan­tistes lom­bards et véni­tiens coa­li­sés au sein de la Lega Nord, le second est à la tête des ex-fas­cistes repeints en néo­li­bé­raux d’Alleanza nazio­nale. « Le ticket gagnant des élec­tions ita­liennes s’appelle Berlusconi, Fini et Bossi. Conservateur, libé­ral et natio­na­liste », syn­thé­tise Paul Belien. Hélas, regrette-t-il, pareil ticket n’existe pas en Flandre. « L’exemple de Berlusconi prouve que seule une large coa­li­tion conser­va­trice-libé­rale peut créer le glis­se­ment de ter­rain élec­to­ral qui bri­se­ra une fois pour toutes la social-démo­cra­tie. En Flandre aus­si, il n’y a qu’une seule coa­li­tion sus­cep­tible d’en finir avec l’ancien régime : une alliance du VLD, du Vlaams Blok et du monde catho­lique conservateur. »

L’article de Nucleus n’a guère de suite. L’idée per­cole néan­moins. Avant de res­sur­gir en 2007, défen­due notam­ment par Bruno Valkeniers. Fidèle au pedi­gree fami­lial (son oncle Jef Valkeniers a été dépu­té Volksunie), cet homme d’affaires a mili­té dans ses jeunes années au KVHV, le cercle des étu­diants fla­min­gants et catho­liques. Un temps affi­lié au Vlaams Blok, il s’est éloi­gné de la poli­tique pour se concen­trer sur ses fonc­tions mana­gé­riales dans des socié­tés actives au port d’Anvers. Il se ver­rait bien en Berlusconi à la fla­mande. En 2008, il est élu pré­sident du Vlaams Belang, le nou­veau nom du Vlaams Blok condam­né pour racisme en 2000. Valkeniers veut désen­cer­cler son par­ti, lui ouvrir les portes du pou­voir. Il réac­tive l’ancien fan­tasme : un regrou­pe­ment de toutes les forces anti­belges et anti-gauche. 

Ses manœuvres res­te­ront à l’état gazeux. Forza Flandria n’est qu’un fan­tôme. « Mettez deux par­tis fla­mands ensemble, vous avez trois dis­putes, quatre exclu­sions, cinq dis­si­dences. Le nar­cis­sisme des petites dif­fé­rences, c’est un peu la pro­blé­ma­tique de Forza Flandria », se désole aujourd’hui le dépu­té natio­na­liste Jean-Marie Dedecker, qui fut par­tie pre­nante de ces tractations. 

1936 – La concentration restée lettre morte

Notion floue, au conte­nu variable, Forza Flandria se carac­té­rise néan­moins par deux constantes : une poro­si­té entre la droite et l’extrême droite ; un pro­jet d’alliance trans­par­ti­sane dans une pers­pec­tive natio­na­liste, ou au mini­mum auto­no­miste. L’idée exis­tait avant même que le vocable n’apparaisse, comme le note l’historien fla­mand Olivier Boehme. « Forza Flandria, c’est une expres­sion bâtarde, une construc­tion arti­fi­cielle, mais c’est une idée aux racines très anciennes. Ses ori­gines remontent à l’entre-deux-guerres. » Après l’armistice de 1918, naît l’idée d’une vlaamsche concen­tra­tie, comme on l’orthographie à l’époque : une concen­tra­tion des forces pro­fla­mandes. Mais qui inclure ? Les fla­min­gants sont dis­sé­mi­nés entre socia­listes, libé­raux et sociaux-chré­tiens, aux idéo­lo­gies anta­go­nistes. « C’est un rêve qui va sur­tout vivre à droite. Et il peut se résu­mer comme suit : on serait quand même plus forts si on se met­tait tous ensemble. » 

L’accord de coopé­ra­tion entre le Katholieke Vlaamsche Volkspartij et le Vlaamsch Nationaal Verbond est un tour­nant. Le texte est signé le 8 décembre 1936 par Gaston Eyskens au nom du KVV, par Hendrik Borginon et Hendrik Elias pour le VNV. Il reven­dique un « sta­tut de droit public pour la com­mu­nau­té fla­mande ». Rétrospectivement, on s’étonne de trou­ver le nom d’Eyskens, par trois fois Premier ministre entre 1949 et 1973, asso­cié au VNV sépa­ra­tiste, aux nom­breux élé­ments pro­na­zis. « Gaston Eyskens écri­ra dans ses Mémoires qu’avec cet accord, il espé­rait inté­grer l’aile modé­rée du VNV dans le sys­tème démo­cra­tique. Ça s’est avé­ré illu­soire. Et ça pré­fi­gu­rait en un sens le débat actuel sur le cor­don sani­taire », observe Olivier Boehme. L’épisode annonce aus­si les futures diver­gences internes au Vlaams Blok : par ce mou­ve­ment vers le centre, l’aile modé­rée du VNV espère se rendre « fré­quen­table » et exer­cer le pou­voir, contre l’avis des sec­teurs les plus extrêmes du par­ti. Mais l’accord de 1936 ne sera jamais appli­qué. « Pourquoi ? Parce que le VNV était trop fas­ciste aus­si bien pour l’Église que pour le Mouvement ouvrier chré­tien. Ce sont les évêques et les syn­di­ca­listes qui ont ensemble fait cha­vi­rer l’accord. »

1966 – Naissance du nationalisme économique

C’est une césure dont on ne mesu­re­ra l’importance que bien plus tard. En 1966, le PIB par habi­tant de la Flandre dépasse pour la pre­mière fois celui de la Wallonie. Au nord du pays, une idée germe dans les milieux entre­pre­neu­riaux : la Flandre doit fixer ses propres prio­ri­tés, sans se lais­ser ralen­tir par les fran­co­phones. Vaast Leysen est l’homme clé de ce monde-là. Il a étu­dié au Sint-Lievenscollege, une école anver­soise connue pour la tona­li­té natio­na­liste de son ensei­gne­ment. Elle a été créée par Lieven Gevaert, patron d’un labo­ra­toire pho­to qui devien­dra la socié­té Agfa-Gevaert et pre­mier pré­sident du Vlaams Economisch Verbond (VEV), prin­ci­pale orga­ni­sa­tion patro­nale fla­mande. Vaast Leysen, lui aus­si, sera pré­sident du VEV, matrice de l’actuel Voka. Et il est der­rière le Financieel-Economische Tijd (actuel De Tijd), le jour­nal fon­dé en 1968 à l’initiative du VEV. 

C’est une décen­nie où la Flandre, forte de sa nou­velle pros­pé­ri­té, s’autonomise sur tous les plans : éco­no­mique, média­tique, poli­tique. En 1968, le CVP-PSC se scinde en deux par­tis dis­tincts. Chacun sa route. Trois ans plus tôt, un jeune avo­cat d’affaires que l’on dési­gne­ra bien­tôt comme le « Kennedy fla­mand » a été élu pour la pre­mière fois dépu­té : Hugo Schiltz. Il porte les cou­leurs de la Volksunie, le par­ti natio­na­liste fla­mand créé en 1955, qui couvre un large spectre, du centre gauche à l’extrême droite. 

Directeur de la banque anver­soise Van Breda, emblème de la Flandre qui gagne, Vaast Leysen se tient à l’écart de la poli­tique par­ti­sane. De sen­si­bi­li­té fla­min­gante, il orga­nise dans les années 1970 plu­sieurs ren­contres secrètes qui ont pour but de rap­pro­cher le CVP et la Volksunie. Il entre­tient des contacts sui­vis avec les chré­tiens-démo­crates Léo Tindemans et Wilfried Martens. Mais ses manœuvres n’aboutiront pas.

« Ce que Leysen a sous-esti­mé, c’est la ran­cœur qui existe entre les catho­liques fla­min­gants, comme Wilfried Martens, et les natio­na­listes purs et durs », ana­lyse Rik Van Cauwelaert, ancien rédac­teur en chef du maga­zine Knack. Cette hos­ti­li­té sécu­laire, mille fois recuite, conti­nue­rait d’ailleurs de pro­duire ses effets. « On le voit aujourd’hui encore quand Bart De Wever parle du CD&V. L’animosité est pal­pable. Il a encore dit récem­ment que c’est un par­ti qui devait dis­pa­raître. C’est une vieille que­relle qui date de la Première Guerre mon­diale. Le fait que cer­tains fla­min­gants ont col­la­bo­ré avec l’occupant alle­mand, ça a enve­ni­mé les rela­tions dans le Mouvement fla­mand. En retour, les natio­na­listes ont com­men­cé à dire que les catho­liques comme Frans Van Cauwelaert étaient des “mini­ma­listes”, adeptes des petits pas. » Divergences de méthode et de style. Accointances sur l’objectif : construire l’autonomie fla­mande la plus large pos­sible. Frans Van Cauwelaert lui-même ne lan­ça-t-il pas une for­mule qui a fait flo­rès ? Met België als het kan, zon­der België als het moet. Avec la Belgique si pos­sible, sans la Belgique s’il le faut. 

1991 – Verhofstadt contre la « maladie belge »

C’est « la pre­mière ten­ta­tive sérieuse » de consti­tuer un ras­sem­ble­ment de type Forza Flandria, à en croire Eric Van de Casteele, pro­fes­seur à la haute-école Artevelde (Gand) et auteur d’une bio­gra­phie d’Hugo Schiltz à paraître. Les trac­ta­tions s’étalent sur plu­sieurs mois. À la manœuvre : Guy Verhofstadt, jeune et frin­gant pré­sident du PVV, le par­ti libé­ral néer­lan­do­phone. Dans l’opposition, il se pro­file comme un Flamand intrai­table et dénonce dans son Burgermanifest (Manifeste citoyen) la « mala­die belge ». « Son plan, détaille Eric Van de Casteele, c’était d’amalgamer au PVV les franges droites du CVP, de la Volksunie et éven­tuel­le­ment cer­tains élus Vlaams Blok jugés com­pa­tibles, comme Gerolf Annemans. Le but était de bri­ser le lea­der­ship du CVP. »

Un cer­tain Paul Belien, jour­na­liste à la Gazet van Antwerpen, chro­ni­queur de Nucleus et mari d’Alexandra Colen, future dépu­tée Vlaams Blok, joue en cou­lisses un rôle actif. Le 20 février 1991, il reçoit la visite du pro­fes­seur gan­tois Boudewijn Bouckaert, conseiller poli­tique de Verhofstadt. Celui-ci met Belien au par­fum de l’opération d’élargissement que mitonne son patron, et lui dit être à la recherche de catho­liques conser­va­teurs prêts à se joindre à l’aventure. Cinq mois plus tard, Paul Belien signe un article pro­vo­ca­teur dans Nucleus. Extrait : « Les conser­va­teurs en Flandre sont divi­sés entre le CVP, le PVV, la Volksunie et le Vlaams Blok. On trouve dans cha­cune de ces for­ma­tions des per­sonnes qui se sen­ti­raient par­fai­te­ment à l’aise au sein de la CDU alle­mande ou des Tories bri­tan­niques. Bien que les conser­va­teurs soient majo­ri­taires en Flandre, ils ne sont jamais en mesure de tra­duire poli­ti­que­ment leur supré­ma­tie. » Pour que celle-ci advienne, il fau­drait « une sorte de CDU fla­mande », estime Paul Belien. 

Verhofstadt lui-même a confié à Paul Belien et quelques proches ce qu’il avait en tête : « un par­ti cap­tant 30 à 35 % des voix, en phase avec le volk­saard, défen­seur du libre mar­ché et capable de faire contre­poids à Spitaels ». Paul Belien est si inter­lo­qué qu’il le men­tionne dans son car­net : « Ça fait deux fois que j’entends Verhofstadt par­ler de volk­saard. » Phraséologie aux accents natio­na­listes… Belien consigne au jour le jour l’évolution des trac­ta­tions. « Verhofstadt m’a deman­dé si Gerolf Annemans ne serait pas dis­po­sé à s’ajouter à la liste des trans­fuges pos­sibles », écrit-il dans ses notes. La requête sur­prend à un moment où le cor­don sani­taire existe déjà. En 1989, les repré­sen­tants des quatre prin­ci­paux par­tis fla­mands (CVP, PVV, Agalev, Volksunie) ont signé un enga­ge­ment à ne jamais s’allier avec l’extrême droite.

Sur la sug­ges­tion de Verhofstadt, un groupe de réflexion est for­mé sous la pré­si­dence de Lode Claes. Il s’installe dans la biblio­thèque de la Fondation uni­ver­si­taire, rue d’Egmont à Bruxelles, le 1er octobre 1991. D’où son nom : le 1‑Oktobergroep. Lode Claes en théo­rise le socle comme un tri­angle : « Nous défen­dons le libre mar­ché sur un plan socio-éco­no­mique ; les valeurs occi­den­tales sur un plan phi­lo­so­phique ; l’intérêt fla­mand sur un plan communautaire. »

Personnage au par­cours tor­tueux que ce Lode Claes. Condamné en 1944 à quinze ans de pri­son pour faits de col­la­bo­ra­tion pen­dant la guerre, il a notam­ment tra­vaillé en che­ville avec Hendrik Borginon, l’un des lea­ders du VNV. Après le recou­vre­ment de ses droits poli­tiques, Lode Claes devient séna­teur Volksunie. En désac­cord avec Hugo Schiltz, il quitte le par­ti et fonde le Vlaamse Volkspartij (VVP). Celui-ci se pré­sente aux élec­tions de 1978 en car­tel avec le Vlaamse Nationale Partij (VNP), une autre dis­si­dence de la Volksunie. VVP et VNP fusionnent sous une ban­nière nou­velle : le Vlaams Blok. Non élu en 1978, Lode Claes devient direc­teur de l’hebdomadaire Trends, un magis­tère d’influence.

« Lode Claes évo­luait dans le même monde qu’Hugo Schiltz, la couche supé­rieure de la popu­la­tion anver­soise, très culti­vée, situe Rik Van Cauwelaert. Après la guerre, il a tra­vaillé pour la banque Lambert. La direc­tion le prend à bord pour les contacts qu’il a dans le monde entre­pre­neu­rial fla­mand. C’est notam­ment grâce à Lode Claes que les De Nolf ont pu construire la firme Roularta, édi­trice de Knack et de Trends, grâce à des emprunts via la banque Lambert. Lode Claes est res­té un ami de la famille De Nolf jusqu’à la fin de ses jours. Et ce qu’il a fait pour Roularta, il l’a fait aus­si pour un tas d’autres petites entre­prises fla­mandes. Parallèlement, il demeu­rait un sym­pa­thi­sant des idées d’ordre nou­veau… En matière d’économie, c’ était un libé­ral comme Verhofstadt. C’est assez logique que ce der­nier ait pen­sé à lui au moment d’étendre le PVV. »

Guy Verhofstadt, qui a d’abord avan­cé en solo, finit par avi­ser de ses démarches le bureau du PVV, qu’il réunit dans un res­tau­rant de Woluwe-Saint-Lambert. Il dis­tri­bue aux convives un docu­ment confi­den­tiel, où les stra­té­gies d’élargissement sont clas­sées en trois volets : socia­listes, natio­na­listes fla­mands et catho­liques conser­va­teurs. « Certains membres du bureau de par­ti sont hor­ri­fiés lorsqu’ils voient figu­rer dans le docu­ment le nom de Gerolf Annemans, dépu­té du Vlaams Blok », révé­le­ront plus tard Olivier Mouton et Boudewijn Vanpeteghem, auteurs de Numero uno, une bio­gra­phie de Verhofstadt parue en 2003. 

Les ten­ta­tives d’approche du PVV vis-à-vis de la Volksunie patinent. Dès le 28 mars 1991, des délé­ga­tions des deux par­tis se sont réunies au res­tau­rant De Bouverie à Gavere. Premier round sans len­de­main. Les natio­na­listes fla­mands ne sont pas prêts à se dis­soudre dans un conglo­mé­rat mal défi­ni. Le trau­ma­tisme du « dimanche noir » change la donne. Aux élec­tions du 24 novembre 1991, la Volksunie passe sous les 10 %, devan­cée par les frères enne­mis du Vlaams Blok. Jaak Gabriëls, pré­sident du par­ti natio­na­liste, est sous le choc. Le 3 jan­vier 1992, il ren­contre Verhofstadt et se dit prêt à bou­ger. Quand l’objet du ren­dez-vous est dévoi­lé, la Volksunie s’entredéchire. Constatant qu’il n’est pas sui­vi, Jaak Gabriëls quitte la pré­si­dence. En août 1992, il rejoint le PVV, emme­nant avec lui d’autres per­son­na­li­tés natio­na­listes, comme André Geens et Bart Somers, et un peu plus tard Jef Valkeniers et Hugo Coveliers.

Le grand show s’étale du 12 au 15 novembre 1992 à Anvers. Lors de ce congrès fon­da­teur, le sigle PVV est aban­don­né pour lais­ser place au VLD, dont les ini­tiales signi­fient « fla­mand, libé­ral et démo­crate ». Mais le bagout de Verhofstadt masque mal un échec : hor­mis quelques trans­fuges iso­lés, il n’a réus­si à ral­lier ni la Volksunie, ni la frange droite du CVP. Quant à Lode Claes, il choi­sit fina­le­ment de ne pas adhé­rer au VLD. Peut-être pour ne pas y retrou­ver ces natio­na­listes modé­rés, type Gabriëls, à qui il a tour­né le dos en quit­tant la Volksunie pour le Vlaams Blok en 1978… S’il reste au bal­con, Lode Claes n’en sou­tient pas moins l’opération. Et dans le maga­zine Trends, dont il pré­side tou­jours le comi­té de rédac­tion, l’éditorial salue « une époque nou­velle qui com­mence », pas moins.

Pour le reste, plus de trente ans après les faits, il reste dif­fi­cile de savoir ce qui s’est tra­mé en cou­lisses. « Le gros pois­son que Verhofstadt vou­lait, c’était Hugo Schiltz, relate Rik Van Cauwelaert. Il savait que si Schiltz venait, le reste allait suivre. Hugo Schiltz lui-même a hési­té. Je me sou­viens qu’au congrès fon­da­teur du VLD, la rumeur cou­rait : Schiltz va venir… Schiltz n’est pas venu. » Les rai­sons de cette absence ? « Schiltz ne vou­lait pas quit­ter son par­ti et il voyait qu’une grande par­tie de ses troupes n’étaient pas dis­po­sées à s’arrimer au VLD, avance Eric Van de Casteele. Il envi­sa­geait éven­tuel­le­ment d’intégrer la Volksunie dans un ensemble plus large, mais à condi­tion que ce soit une col­la­bo­ra­tion entre par­tis et non une col­lec­tion d’individus. »

Quant à Gerolf Annemans, après avoir été jour­na­liste (notam­ment pour Trends) et chef de groupe du Vlaams Blok à la Chambre, il pour­suit aujourd’hui sa car­rière au Parlement euro­péen, tout comme Verhofstadt. « À l’époque, comme beau­coup de natio­na­listes, je me retrou­vais assez bien dans son ana­lyse, com­mente-t-il. Un jour, il m’a télé­pho­né, mais pour moi, sa pro­po­si­tion était incon­ce­vable. Je venais d’engranger une vic­toire écla­tante avec le Vlaams Blok en 1991, je n’avais aucune rai­son de chan­ger de crémerie. » 

1999 – Front élargi autour des cinq résolutions

Moment déci­sif. Le 3 mars 1999, le par­le­ment fla­mand vote cinq réso­lu­tions qui sont autant d’exigences en vue d’une réforme de l’État maxi­ma­liste. Avec le recul, deux élé­ments frappent. Primo : la radi­ca­li­té du cahier reven­di­ca­tif, qui inclut l’autonomie fis­cale pour la Flandre, la scis­sion des soins de san­té, une kyrielle de trans­ferts de com­pé­tences… Secundo : la très large majo­ri­té avec laquelle les cinq réso­lu­tions sont approu­vées. La Volksunie, mais aus­si le CVP et le VLD, votent comme un seul homme l’intégralité du menu. Les dépu­tés du SP.A en votent quatre sur cinq, s’abstenant seule­ment sur la scis­sion des soins de san­té. Cette der­nière réso­lu­tion (inti­tu­lée « des blocs de com­pé­tences homo­gènes ») reçoit 70 voix sur 106. Les quatre autres sont sou­te­nues par 92 à 98 voix. Les éco­lo­gistes d’Agalev s’abstiennent mais ne votent pas contre. Et le Vlaams Blok ? Après avoir annon­cé dans un pre­mier temps qu’il sou­tien­drait les réso­lu­tions, il quitte l’hémicycle au moment du vote : manière de dire qu’il faut en finir avec la Belgique, et non l’aménager. Ce fai­sant, comme le note le jour­na­liste Mark Deweerdt dans De Tijd, les élus d’extrême droite rendent un grand ser­vice à leurs col­lègues : « Pas de par­fum xéno­phobe sur ce large consen­sus. Les Wallons ne pour­ront pas pous­ser les autres par­tis fla­mands dans le mau­dit petit coin sépa­ra­tiste du Blok. » Frappant aus­si : le Premier ministre Jean-Luc Dehaene (CVP) a fait savoir qu’il désap­prou­vait le prin­cipe de ces réso­lu­tions, ce qui n’a pas suf­fi à cal­mer les ardeurs du par­le­ment flamand.

Quelques jours à peine avant le vote, pour­tant, l’incertitude demeu­rait totale. Le degré d’assentiment aux cinq réso­lu­tions fai­sait l’objet de toutes les conjonc­tures. Le ministre-pré­sident Luc Van den Brande (CVP) et le pré­sident du par­le­ment Johan Sauwens (Volksunie) ont célé­bré l’issue des débats comme une apothéose.

Côté fran­co­phone, mais aus­si par­mi les élus fla­mands qui siègent au niveau fédé­ral, ce vote est vécu comme une défla­gra­tion. Si les réformes de l’État de 2001 et 2011 concré­ti­se­ront par la suite une par­tie des cinq réso­lu­tions, de nom­breux points n’ont jamais été mis en œuvre. Ce qui montre com­bien était dense la liste des doléances votée en 1999. Et à quel point la demande fla­mande d’autonomie reste, pour une bonne part, inassouvie. 

2004 – Un cartel pour le confédéralisme

L’avocat anver­sois Fons Borginon devient en jan­vier 2001 le pré­sident de la Volksunie. Son grand-père, Hendrik Borginon, mobi­li­sé sur le front de l’Yser en 1914 – 1918, fai­sait cir­cu­ler des feuillets clan­des­tins par­mi les sol­dats fla­mands ; il signa en 1936, au nom du VNV, l’un des signa­taires de l’accord de coopé­ra­tion avec les catho­liques du KVV. Fons pro­longe la lignée. Et d’une cer­taine manière, il l’achève. En sep­tembre 2001, la Volksunie épui­sée par les que­relles intes­tines s’autodissout. Fons Borginon éteint l’interrupteur, puis s’en va rejoindre le VLD, où il retrouve cer­tains de ses anciens cama­rades natio­na­listes (Gabriëls, Somers, Coveliers…). Le reste de la Volksunie essaime aux quatre vents, ses élus trou­vant asile qui au SP.A, qui au CD&V, qui chez Groen. 

Une mino­ri­té de membres, les plus intran­si­geants, se regroupe au sein de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N‑VA). Article 1 des sta­tuts : l’indépendance de la Flandre. Premier test élec­to­ral en 2003, échec cui­sant : Geert Bourgeois est l’unique dépu­té élu. Réalistes, les diri­geants de la N‑VA négo­cient un ados­se­ment au CD&V, nou­veau sigle du CVP, avec un V qui ne signi­fie plus volks (popu­laire) mais Vlaams (fla­mand), tout un pro­gramme. Ce que Vaast Leysen n’avait pu réa­li­ser trois décen­nies plus tôt se maté­ria­lise : voi­là les chré­tiens-démo­crates et les natio­na­listes réunis au sein du Vlaams car­tel, le car­tel fla­mand. Objectif décla­ré, assu­mé : faire bas­cu­ler la Belgique dans le conservatisme.

2005 – La dernière tentative d’Hugo Schiltz

Personnage com­plexe. Hugo Schiltz était un authen­tique sépa­ra­tiste, favo­rable par prin­cipe à l’indépendance de la Flandre. Mais c’était aus­si un homme de dia­logue, qui sou­tien­dra plu­sieurs accords avec les par­tis fran­co­phones : le pacte d’Egmont en 1979, à la grande fureur de Lode Claes et de Karel Dillen qui s’en iront fon­der le Vlaams Blok ; la troi­sième réforme de l’État en 1988, à la grande fureur de Jan Jambon, qui quit­te­ra alors la Volksunie et ne revien­dra en poli­tique qu’après la créa­tion de la N‑VA ; les accords du Lambermont en 2001, à la grande fureur de Bart De Wever et de quelques radi­caux qui mène­ront à l’implosion de la Volksunie. 

Complexe… Hugo Schiltz, lea­der his­to­rique de la Volksunie, fus­ti­geait le carac­tère « tota­li­taire » du natio­na­lisme façon N‑VA. Et ce même Hugo Schiltz, dans les der­nières années de sa vie, reprit contact avec un Gerolf Annemans pour­tant bien plus radi­cal que De Wever et Jambon en vue de… De quoi au juste ? Eric Van de Casteele livre ses hypo­thèses : « Schiltz lui-même n’a jamais été par­ti­san de Forza Flandria, mais en 2003, 2004, 2005, il enra­geait devant le refus des fran­co­phones d’engager une nou­velle réforme de l’État. De là par­tait son ana­lyse. Il voyait que, côté néer­lan­do­phone, aucune force n’était aus­si puis­sante que le PS, et donc en mesure de for­cer le PS à négo­cier une réforme de l’État. Schiltz consta­tait que 25 % des Flamands votaient Vlaams Belang et qu’on ne pou­vait rien en faire. C’étaient des voix per­dues pour mettre la pres­sion sur le PS. Ça le frus­trait énor­mé­ment, et à par­tir de cette frus­tra­tion, il cher­chait un moyen d’agir. » 

L’avocat d’affaires Paul Doevenspeck va jouer les go-bet­ween. Ancien asso­cié d’Hugo Schiltz au sein de leur cabi­net anver­sois, il s’est rap­pro­ché du Vlaams Belang. Il pro­pose à Schiltz d’inviter Gerolf Annemans dans sa vil­la, pour un repas à trois. « On a par­lé du cor­don sani­taire, se sou­vient Annemans. Hugo Schiltz était un intel­lec­tuel. Il refu­sait l’idée d’affaiblir la Flandre avec ce cor­don. Il cher­chait un moyen d’en finir mais ne savait pas com­ment s’y prendre. » Quand la ren­contre s’ébruitera, bien plus tard, d’aucuns s’interrogeront sur l’interprétation à lui don­ner. Annemans lui-même en rela­ti­vise la por­tée : « Schiltz ne repré­sen­tait que lui. Il n’était même plus élu. Ce n’étaient pas des négo­cia­tions struc­tu­relles. Moi, j’avais tout de même pré­ve­nu le bureau de par­ti et j’étais man­da­té pour mener cette dis­cus­sion, mais ça n’allait pas plus loin. »

« Ce n’était qu’une conver­sa­tion libre, sans enga­ge­ment, insiste Eric Van de Casteele. Hugo Schiltz vou­lait peut-être explo­rer une piste, véri­fier si cer­tains modé­rés au Belang étaient dis­po­sés à bou­ger, voir si un cer­tain poids poli­tique pou­vait être uti­li­sable. Mais c’était une illu­sion, et Schiltz en était conscient. Tout comme aujourd’hui cer­tains se demandent si Tom Van Grieken ou Barbara Pas pour­raient rompre avec Filip Dewinter ou Dries Van Langenhove, les figures les plus extrêmes du par­ti. Mais cette rup­ture n’arrivera pas ! Cela me semble inen­vi­sa­geable, sur­tout dans un sys­tème élec­to­ral proportionnel. » 

2007 – Chacun dans son château fort

Évènement inédit : aux élec­tions régio­nales de 2004, le Vlaams Belang devient le pre­mier par­ti au par­le­ment fla­mand, avec 32 sièges, sur­pas­sant le CD&V (29) et le VLD (25). La N‑VA, par la grâce du car­tel conclu avec les chré­tiens-démo­crates, a obte­nu six députés. 

L’extrême droite est à son zénith, mais un glis­se­ment s’annonce. Les nou­velles stars de la cause fla­mande s’appellent Jean-Marie Dedecker et Bart De Wever. Le pre­mier, avec une Lijst Dedecker (LDD) à sa gloire, dirige à la fin des années 2000 une petite armée : cinq dépu­tés fédé­raux, huit dépu­tés fla­mands. L’ascension de Bart De Wever est conco­mi­tante. La N‑VA atteint bien­tôt des som­mets jamais vus : 28 % des voix fla­mandes en 2010, 32 % en 2014. Le CD&V, ancien par­te­naire de car­tel, mord la pous­sière. En paral­lèle, le Vlaams Belang ne cesse de décliner.

La tra­jec­toire de Jean-Marie Dedecker est à elle seule un conden­sé des oscil­la­tions fla­mandes. Celui-ci a gran­di dans un vlaamse nest, comme on dit dans les milieux natio­na­listes. Un nid fla­mand. Son frère a été éche­vin Volksunie à Middelkerke. Au moment d’entrer en poli­tique, en 1999, l’ancien judo­ka choi­sit le VLD, séduit par le Burgermanifest de Verhofstadt. Sept ans plus tard, en rup­ture de ban chez les libé­raux, il négo­cie son trans­fert à la N‑VA, mais l’aile gauche du CD&V, alors en car­tel avec les natio­na­listes, bloque son arri­vée. Dedecker n’a plus d’autre issue que le cava­lier seul.

Pour la pre­mière fois depuis le « dimanche noir » de 1991, le Vlaams Belang est sur la défen­sive. Son pré­sident, Bruno Valkeniers, abat la carte de Forza Flandria. Le scé­na­rio : asso­cier la N‑VA, la LDD et le Vlaams Belang, sous une forme à déter­mi­ner. L’argument mar­ke­ting est rodé, mais ni De Wever ni Dedecker n’y prêtent atten­tion. Convaincus de se trou­ver dans une phase ascen­dante, ils n’ont aucun inté­rêt à tendre la main à un Vlaams Belang qu’ils croient mori­bond. « En quelque sorte, je dois rela­ti­vi­ser l’importance de Forza Flandria, indique Gerolf Annemans. Quand on en par­lait, c’était plu­tôt un spie­le­rei, comme on dit en alle­mand. Un arti­fice, un gad­get. On savait que ça n’avait aucune chose de se réa­li­ser. Chaque par­ti était dans son châ­teau fort, inca­pable d’en sor­tir. Mais comme spie­le­rei, c’était très productif. »

De fait, l’expression Forza Flandria est reprise en chœur par les médias fla­mands. L’hypothèse agite les cénacles natio­na­listes. Boudewijn Bouckaert, à la barre du think tank libé­ral Nova Civitas, semble avoir fait de sa réa­li­sa­tion le pro­jet d’une vie. C’est déjà lui qui avait ini­tié la ren­contre entre Guy Verhofstadt et Paul Belien en 1991. Élu dépu­té LDD en 2009, il mul­ti­plie les démarches pour agré­ger ce qu’il appelle les trois partis‑V (pour Vlaanderen), en oppo­si­tion aux partis‑B (par­ti­sans de la Belgique). 

De l’eau a depuis cou­lé sous les ponts de l’Escaut. Après une tra­ver­sée du désert, Jean-Marie Dedecker est rede­ve­nu dépu­té fédé­ral en 2019, élu sur une liste N‑VA. Un grand dra­peau fla­mand, avec un lion aux griffes noires, s’étend sur les murs de son bureau à la Chambre. Le teint hâlé par le soleil des Canaries, il jette un regard dépi­té sur Forza Flandria, la bau­druche dégon­flée : « J’ai moi-même par­ti­ci­pé à des ren­contres, des clubs mais ça res­tait tou­jours trop théo­rique, trop intel­lec­tuel… Le cor­don sani­taire a aus­si contri­bué à tuer cette idée. Je suis à 100 % contre le cor­don. Ça exclut la supré­ma­tie flamande. »

2019 – Sept semaines de négociations

Sept semaines d’une séquence qui eût été impen­sable sous la décen­nie pré­cé­dente. Arrivés aux pre­mière et deuxième places des élec­tions régio­nales, la N‑VA (24 %) et le Belang (18 %) négo­cient tout l’été 2019 la for­ma­tion du gou­ver­ne­ment fla­mand. Peu importe au fond les arrière-pen­sées de Bart De Wever, le simple fait d’associer l’extrême droite à des pour­par­lers aus­si offi­ciels tient de l’inouï. Les acti­vistes de la cause fla­mande, eux, exultent. Certains d’entre eux, qui ont pas­sé une vie de mili­tant dans la mar­gi­na­li­té et l’opprobre, entre­voient enfin l’occasion de faire payer leur arro­gance aux trado’s, comme on dit dans les cercles natio­na­listes. Dans une tri­bune publiée par Knack en juin 2019, Chris Janssens, l’un des trois négo­cia­teurs man­da­tés par le VB, en appelle au prin­cipe uni­taire du samen uit, samen thuis (ensemble dehors, ensemble dedans) : « Se sou­ve­nant de l’idée de Forza Flandria, la N‑VA et le Vlaams Belang devraient main­te­nant adres­ser, épaule contre épaule, un ulti­ma­tum à l’Open VLD et au CD&V. »

Bien sûr, ces sept semaines de négo­cia­tions n’étaient qu’un très long tour pré­li­mi­naire. En bout de course, la N‑VA fini­ra bien par s’allier aux chré­tiens-démo­crates et aux libé­raux, lais­sant crou­pir le Belang dans l’opposition pour une légis­la­ture sup­plé­men­taire. Mais une bar­rière men­tale a cédé. 

Le cor­don sani­taire est sous pres­sion comme jamais il ne l’a été depuis son ins­tau­ra­tion en 1989. En attestent la mul­ti­pli­ca­tion des cas tan­gents à l’échelle locale. Bart Laeremans est l’un d’eux. Lui aus­si a « le pedi­gree », selon l’expression consa­crée. Son grand-père fut séna­teur Volksunie avant de migrer au Vlaams Blok. Son père a été vice-pré­sident de la Volksunie ; son frère, dépu­té Vlaams Belang. Bart Laeremans lui-même a été par­le­men­taire VB de 1995 à 2014. En juin 2022, à la faveur d’un chan­ge­ment de majo­ri­té, il devient bourg­mestre de Grimbergen, dans une coa­li­tion avec la N‑VA et le CD&V. Un mini-Forza Flandria aux portes de Bruxelles ? « C’est le pre­mier bourg­mestre d’extrême droite de ce pays depuis 1945 », s’insurge l’opposition. Bart Laeremans rétorque qu’il n’est plus membre du Belang, que sa liste est pure­ment locale. « Je reste par­ti­san d’une Flandre indé­pen­dante. Mais je me suis dis­tan­cié de mon ancien par­ti parce que je ne vou­lais plus être asso­cié aux pro­vo­ca­tions à répé­ti­tion de cer­tains. Je serai le bourg­mestre de tous les habi­tants de Grimbergen sans dis­cri­mi­na­tion. Je rejette le racisme. »

« L’exemple de Grimbergen pour­rait en ins­pi­rer d’autres », aver­tit Jean-Marie Dedecker. Dans de nom­breuses loca­li­tés du pour­tour anver­sois, à Boom, à Wilrijk, à Lier… les bourg­mestres N‑VA seraient très ten­tés de pré­sen­ter en 2024 des listes locales abri­tant en leur sein des Belangers.

2024 – La bataille anversoise

Retour, encore et tou­jours, à Anvers, nœud de toutes les intrigues et de tous les dilemmes natio­na­listes. Troisième étage d’un immeuble en bor­dure de ring. Assis der­rière son bureau au bois véné­rable, une canette de Coca sur le sous-main en cuir cra­que­lé, Hugo Coveliers n’a guère chan­gé depuis l’époque où Verhofstadt l’avait dési­gné comme le can­di­dat des libé­raux pour le mayo­rat d’Anvers. Costume et gilet, lunettes rondes, et ce bouc carac­té­ris­tique qui lui mange tout le men­ton, et lui donne un air mi-inquié­tant mi-comique. Encore un par­cours typique : dépu­té Volksunie, trans­fert au VLD, che­ville ouvrière du think tank Nova Civitas, fon­da­tion du micro-par­ti Vlott, et un der­nier man­dat au Sénat au sein du groupe Vlaams Belang. Malgré les zig­zags, une cohé­rence totale : la cause fla­mande du pre­mier au der­nier jour.

Autant dire que Coveliers connaît par cœur la façon de pen­ser natio­na­liste, dans ses mul­tiples tona­li­tés. Alors il déroule l’équation. « Pourquoi la N‑VA ne veut-elle pas s’allier au Belang ? Parce que De Wever veut conqué­rir le pou­voir fédé­ral en 2024, pour pro­vo­quer une réforme de l’État ou bien enga­ger des réformes éco­no­miques. Et ça implique de se rendre accep­table par les fran­co­phones. Il sait natu­rel­le­ment que s’il forme un gou­ver­ne­ment fla­mand avec le Belang, ça le met hors jeu aux yeux du PS. »

Le pro­blème, c’est que 2024 ne s’arrêtera pas en mai. Cinq mois à peine après le scru­tin régio­nal et fédé­ral, sui­vront en octobre les élec­tions com­mu­nales. En lice pour un troi­sième man­dat de bourg­mestre, Bart De Wever joue­ra gros. A for­tio­ri si les scores de la N‑VA ne sont pas miro­bo­lants en mai. La perte du mayo­rat d’Anvers pren­drait alors des airs de catas­trophe. Or, cal­cule Coveliers, « ima­gi­nons que le Belang fasse 25 % en mai, ça veut dire qu’il sera au moins à 30 ou 35 % à Anvers, où ses scores sont tou­jours supé­rieurs ». Comment De Wever pour­ra-t-il jus­ti­fier à un tiers des élec­teurs anver­sois qu’il leur tourne le dos, alors qu’il convoi­te­ra leurs voix cinq mois plus tard ? « Posons qu’en mai 2024, on a le Vlaams Belang en tête et la N‑VA juste un peu plus petite, qu’à eux deux ils aient une majo­ri­té de sièges au par­le­ment fla­mand, et que Bart choi­sisse mal­gré tout de gou­ver­ner avec le CD&V ou Vooruit. S’il fait ça, il sera sanc­tion­né au niveau local, et il peut oublier le mayo­rat à Anvers. C’est un dilemme qui est dif­fi­ci­le­ment soluble. »

L’échappatoire paraît déjà toute tra­cée. Bart De Wever pour­rait gar­der le plus long­temps pos­sible toutes les options ouvertes, quitte à lais­ser pour­rir les négo­cia­tions gou­ver­ne­men­tales jusqu’à l’automne. Un choix, cepen­dant, devra bien être posé, tôt ou tard. Au risque de déclen­cher une crise pro­fonde à la N‑VA, comme celles qui avaient ébran­lé la Volksunie en 1979, 1988 et 2001 ? « La grande vic­toire de Bart De Wever la décen­nie pas­sée, c’est qu’il a presque vidé le Vlaams Belang », ana­lyse Olivier Boehme. En 2014, l’extrême droite était redes­cen­due à un niveau riqui­qui : moins de 6 % des voix. « Naturellement, c’est une vic­toire à court terme, mais une dette à long terme. Ces élec­teurs venus du Belang ont des attentes… Cela mène à des ten­sions internes à la N‑VA. Certains pensent que, pour conti­nuer à engran­ger les vic­toires, il faut satis­faire ces élec­teurs dans leurs attentes par rap­port à l’immigration. D’autres estiment que non, sous peine de res­sem­bler au Vlaams Belang. » Qu’en pense Bart De Wever lui-même ? « Il est his­to­rien. Il sait qu’un accord avec le Belang signi­fie­ra la fin de sa cré­di­bi­li­té poli­tique. » Ses der­nières décla­ra­tions jettent pour­tant le trouble. Sciemment ? Dans une inter­view au Tijd, le pré­sident de la N‑VA a indi­qué qu’une situa­tion de blo­cage ins­ti­tu­tion­nel était inévi­table, et que la Belgique vivrait en 2024 ou 2029 son « moment Weimar », allu­sion cryp­tée à la répu­blique de Weimar en place en Allemagne de 1918 à 1933, régime instable auquel le coup d’État des nazis met­tra fin. « Ce n’est pas seule­ment une com­pa­rai­son insen­sée sur le plan his­to­rique… Une telle for­mule, dans la bouche de Bart De Wever, est per­for­ma­tive. Il appelle clai­re­ment au chaos en 2024. Pour réa­li­ser le confé­dé­ra­lisme coûte que coûte. On voit une sorte de panique chez lui… Ses expres­sions étranges tra­hissent le fait qu’il n’est pas immu­ni­sé contre la ten­ta­tion de l’aventure. Mais je ne suis pas dans sa tête, naturellement. »

Pour s’extirper de sa posi­tion déli­cate, Bart De Wever a répé­té à plu­sieurs reprises sa solu­tion : chan­ger de mode de scru­tin, en pas­sant du sys­tème pro­por­tion­nel au sys­tème majo­ri­taire. Tiens, tiens, une vieille idée. Très à la mode au début des années 1990, quand des émi­nences grises phos­pho­raient sur l’émergence d’un grand par­ti libé­ral-conser­va­teur fla­mand. « Bart De Wever a pour modèle la coa­li­tion alle­mande CDU-CSU, remarque Eric Van de Casteele. Et un sys­tème majo­ri­taire favo­ri­se­rait l’émergence d’un grand bloc de ce genre. » Dans ce sché­ma, les frac­tions les plus extré­mistes du Belang seraient réduites à la mar­gi­na­li­té, tan­dis que les autres devraient bon gré, mal gré ren­trer dans le rang. Le CD&V et l’Open VLD, ou du moins leurs ailes droites, n’auraient eux non plus d’autre choix que de se fondre dans le nou­vel ensemble, dont Bart De Wever serait bien sûr le lea­der incontesté.

Éternel réap­pa­ri­tion du fan­tôme. Qui, pour l’heure, res­semble plu­tôt à une pirouette. Un spie­le­rei, dirait-on outre-Rhin.