Edito : politique sentimentale

Le 5 octobre 1789, huit à dix mille femmes marchent sur Versailles, où réside en majes­té un Louis XVI her­mé­tique à la dou­leur de ses conci­toyens, à la faim qui les tue. C’est l’un des tour­nants de la Révolution fran­çaise. Les heures d’après, à la suite des femmes, des insur­gés en armes prennent la direc­tion du palais royal, bien­tôt imi­tés à leur tour par une foule mul­ti­mil­lé­naire de mili­ciens et de cre­vards. Le len­de­main, Louis XVI est rame­né de force à Paris, d’où il ne repar­ti­ra plus. S’ouvre une nou­velle séquence – l’inexorable déchéance du pou­voir royal.

Bien des années plus tard, Jules Michelet s’interrogera. « Les hommes auraient-ils mar­ché sur Versailles, si les femmes n’eussent pré­cé­dé ? » Dans son Histoire de la révo­lu­tion fran­çaise, somme his­to­ri­co-lit­té­raire qui sus­ci­te­ra l’admiration de Flaubert, Barthes et Yourcenar, jusqu’aux contem­po­rains Michon et Bergounioux, l’auteur mul­ti­plie les pas­sages où il met en scène avec insis­tance la radia­tion fémi­nine dans le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. « Les femmes furent à l’avant-garde de notre Révolution. Il ne faut pas s’en éton­ner ; elles souf­fraient davantage. »

C’est bien là pour Michelet le ter­reau qui nour­rit tout bond en avant poli­tique : la souf­france. La souf­france aiguise les âmes, la souf­france pousse à l’action. Or la souf­france, en 1789 pas plus qu’en 2019, n’est équi­ta­ble­ment répar­tie. « Les grandes misères sont féroces, elles frappent plu­tôt les faibles ; elles mal­traitent les enfants, les femmes bien plus que les hommes. »

L’histoire a rete­nu Robespierre, Danton, Saint-Just, Desmoulins et Babeuf. Si ceux-là jouèrent un rôle pré­pon­dé­rant, ils ne furent tou­te­fois que les visages por­tés haut à la faveur d’un sou­lè­ve­ment mû par d’innombrables cœurs ano­nymes. Soulèvement aux res­sorts fémi­nins, retient Michelet. « Le plus sou­vent, les intré­pides qui se jettent en avant sont des femmes d’un grand cœur, qui souffrent peu pour elles-mêmes, beau­coup pour les autres ; la pitié, inerte, pas­sive chez les hommes, plus rési­gnés aux maux d’autrui, est chez les femmes un sen­ti­ment très actif, très violent, qui devient par­fois héroïque et les pousse impé­rieu­se­ment aux actes les plus hardis. »

À la veille du déci­sif 5 octobre 1789, les places de Paris étaient jon­chées de misé­reux affa­més. « Ce spec­tacle dou­lou­reux bri­sait les cœurs et per­sonne n’y fai­sait rien ; cha­cun se ren­fer­mait en déplo­rant la dure­té des temps. » Jusqu’à ce qu’une femme, dont on ne sait pas le nom, mais bien l’âge, 36 ans, se dresse contre l’intolérable. Elle exhorte la foule, sug­gère de gagner Versailles. Un convoi de femmes se forme. Parmi celles-ci, Madeleine Chabry, 17 ans, bou­que­tière, « jolie et spi­ri­tuelle ». Dans le brou­ha­ha, on ne sait trop com­ment, « les femmes la mirent à leur tête ». Elle devint leur oratrice.

L’apparition de porte-paroles, en période d’intense contes­ta­tion sociale, est affaire de mys­té­rieuse fer­men­ta­tion. Quand en sep­tembre 2018, l’écolière sué­doise Greta Thunberg, 15 ans, refuse de se rendre aux cours pen­dant trois semaines, s’assied devant le par­le­ment seule avec sa pan­carte « grève sco­laire pour le cli­mat », nul n’imagine encore qu’elle est la pion­nière d’une immense révolte qui couve. Son adresse aux diplo­mates de la Cop 24, en décembre, réa­lise vite des dizaines de mil­liers de vues sur les réseaux sociaux. À Anvers, une autre ado­les­cente, Anuna De Wever, regarde la vidéo pen­dant les vacances de Noël. Le lun­di de la ren­trée, elle remue son école, aimante ses cama­rades. Des mil­liers d’écoliers fla­mands brossent les jeu­dis sui­vants pour mani­fes­ter leur hos­ti­li­té à l’apathie cli­ma­tique du gou­ver­ne­ment fédé­ral. Le mou­ve­ment s’étend côté fran­co­phone, avec à sa tête la Bruxelloise Youna Marette et la Namuroise Adélaïde Charlier. Il se pro­page jusque dans les villes les plus excen­trées, où il atteint des dimen­sions jamais vues. Le ven­dre­di 1er mars, à l’instigation de Violette Noullet, 16 ans, 1 200 jeunes des­cendent dans les rues de Comines-Warneton, com­mune fron­ta­lière de 18 000 habi­tants, à l’extrême ouest du pays.

Pour la pre­mière fois dans l’histoire poli­tique de Belgique, un mou­ve­ment social d’envergure est conduit par des lea­ders aux pré­noms fémi­nins. On y ver­ra d’abord un effet de #Metoo et de ses suites, secousse trans­gé­né­ra­tion­nelle qui a assis la confiance des ado­les­centes, et qui a sans doute accru la vigi­lance de nom­breux adultes (ensei­gnants notam­ment), désor­mais plus atten­tifs à ce qu’un cli­mat délé­tère n’étouffe et n’isole la voix des filles. On rap­pel­le­ra ensuite que la cause éco­lo­giste est depuis tou­jours un espace où pré­do­minent les héri­tières d’Antigone. C’est une femme, Fanny Martin, qui a fon­dé en France en 1845 la Société pro­tec­trice des ani­maux (SPA). Aux États-Unis, les socié­tés Audubon pour la pro­tec­tion de la nature ont presque toutes été créées par des femmes. Plus récem­ment, le direc­teur de la chaîne de res­tau­rants végé­ta­riens Greenway indi­quait que les femmes repré­sen­taient entre 65 et 70 % de sa clientèle.

Sans bruit, les femmes se sont constam­ment ins­crites à la pointe de ce mou­ve­ment mul­ti­forme, dont les grèves du jeu­di consti­tuent l’ultime et spec­ta­cu­laire érup­tion. Doit-on y voir un lien avec un domaine du com­bat poli­tique qui ne refoule pas les sen­ti­ments ? Pas d’écologie sans refus de la cruau­té, sans altruisme, sans sou­ci des faibles (non humains inclus); disons-le, sans sen­si­bi­li­té. Doit-on aus­si y voir un trait carac­té­ris­tique des embar­dées révo­lu­tion­naires ? La méta­mor­phose de socié­té récla­mée aujourd’hui par les gré­vistes du jeu­di n’est pas moins radi­cale que celle vou­lue par Robespierre à la fin du XVIIIe siècle. Rouvrons Michelet. « Les femmes règnent, en 1791, par le sen­ti­ment, par la pas­sion, par la supé­rio­ri­té, il faut le dire, de leur ini­tia­tive. Jamais, ni avant ni après, elles n’eurent tant d’influence. (…) En 1791, le sen­ti­ment domine, et par consé­quent la femme. »

La ques­tion la plus déli­cate, en fin de compte, se for­mu­le­rait comme suit : une révo­lu­tion peut-elle encore adve­nir dans le contexte de nos démo­cra­ties ? La démo­cra­tie, c’est sa force, per­met des chan­ge­ments pro­fonds par des voies non vio­lentes. Qu’on songe au che­min par­cou­ru depuis le milieu du XIXe siècle. L’enseignement gra­tuit et obli­ga­toire, le suf­frage uni­ver­sel, la sécu­ri­té sociale, la semaine de cinq jours et la jour­née de huit heures. Le bilan est pro­di­gieux – révo­lu­tion­naire, ose­rait-on dire – mais il fut cruel­le­ment lent à atteindre : un siècle.

Si la démo­cra­tie pré­sente une fai­blesse, c’est bien ce pas-à-pas. Tout chan­ge­ment, sous son régime, prend du temps. Du temps que nous n’avons plus guère, à en croire les cli­ma­to­logues. Renoncer aux moda­li­tés fami­lières de la démo­cra­tie ou à l’indispensable révo­lu­tion éco­lo­gique, ce pour­rait être l’étouffant dilemme de la décen­nie à venir—

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