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La longue vie d’Edith Stellner, rescapée d’Auschwitz

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Elle est l’une des dernières rescapées d’Auschwitz encore vivantes en Belgique. Edith Stellner, 98 ans, née en Hongrie, ouvre pour « Wilfried » l’album d’une existence qui s’étale sur deux siècles, traverse bien des frontières, bascule de l’insouciance à la nuit, se heurte à l’humanité dans ses réalités les plus extrêmes. Une vie qui reprend, une vie qui continue.

Qu’ont vu ces yeux qui sont comme des billes de lumière, entre le gris et le bleu ? Qu’ont-ils vu que per­sonne ne vou­drait voir ? Qu’ont-ils vu que nous nous empres­sons d’oublier ? Et qu’ont-ils per­cé de l’espèce humaine ?
Ce sont des yeux anciens, qui ont tra­ver­sé bien des pays et bien des nuits. Autour d’eux prend forme un visage, celui d’Edith Stellner, née le 20 juin 1924. On la ren­contre pour la pre­mière fois un matin du mois de mars, à la mai­son de repos israé­lite Heureux Séjour, dans le quar­tier bruxel­lois de Ma Campagne. On s’assied dans le réfec­toire, autour d’une table ronde. L’ouïe a bais­sé, mais la vue reste bonne. Chaque jour, Edith Stellner se plonge dans le jour­nal et les nou­velles du monde. Les lunettes ne servent que pour la lec­ture – le reste du temps, elles pendent à la cor­de­lette pas­sée autour du cou, avec ses reflets brillants, pana­ché de jade, cobalt et indigo.
On est accueilli par un sou­rire mali­cieux un rien énig­ma­tique, un regard qui scrute, où l’on devine une per­son­na­li­té, un carac­tère. Edith Stellner est une femme de trempe. Sa vie est un très long iti­né­raire par-delà les secousses de deux siècles, et beau­coup de fron­tières : Hongrie, Allemagne, Pologne, Tchécoslovaquie, Israël, Belgique… Ce fleuve véné­rable a frô­lé des limites, humain-inhu­main, dicible-indi­cible. Son cours a fran­chi des rideaux de fer, des lignes de démarcation.

 

Edith Stellner est une femme de trempe. Sa vie est un très long iti­né­raire par-delà les secousses de deux siècles, et beau­coup de fron­tières : Hongrie, Allemagne, Pologne, Tchécoslovaquie, Israël, Belgique… Ce fleuve véné­rable a frô­lé des limites, humain-inhu­main, dicible-indi­cible. Son cours a fran­chi des rideaux de fer, des lignes de démarcation.

À la source, il y a Pecs. Zoltan Stellner, le père d’Edith, gère un ate­lier de répa­ra­tion de pneus, le seul dans cette ville moyenne au sud-ouest de la Hongrie. Il souffre d’un lourd han­di­cap phy­sique, marche en boi­tant fort, porte une pro­thèse en cuir, s’aide d’une canne. Avec son épouse, Janka Blum, ils ont don­né nais­sance à trois enfants : Edith l’aînée, sa sœur Eva, et Janos, le frère cadet. On parle hon­grois à la mai­son. Sauf excep­tion, les juifs de Hongrie ne parlent pas yid­dish. Zoltan et Janka pra­tiquent aus­si l’allemand, comme presque tout le monde à Pecs. « Ma ville natale était entou­rée de vil­lages souabes, aux habi­tants ger­ma­no­phones », res­ti­tue Edith Stellner. À gros traits, elle brosse le tableau d’une enfance somme toute ordi­naire, l’école pri­maire juive fré­quen­tée jusqu’à 10 ans, l’apprentissage des prières en hébreu, puis l’école com­mu­nale jusqu’à 14 ans, le pia­no venu d’Angleterre, les par­ti­tions des grands com­po­si­teurs, et les quatre ans de pen­sion­nat dans un ins­ti­tut juif pour jeunes filles à Budapest. Uniforme bleu marine de rigueur. Apprentissage élé­men­taire : savoir se tenir, man­ger selon les règles, ser­vir et des­ser­vir, leçons d’allemand et de fran­çais, cours d’écriture gothique.
Pecs compte alors envi­ron 4.000 juifs. Si on pra­tique très peu la reli­gion dans la famille Stellner, on célèbre tout de même le shab­bat. L’atelier pater­nel garde portes closes lors des grandes fêtes juives. Edith adhère à un mou­ve­ment de jeu­nesse sio­niste. « On ven­dait des timbres à l’effigie de Herzl au pro­fit de la Palestine. On par­lait beau­coup de poli­tique, sur­tout de l’Angleterre qui s’opposait à la fon­da­tion d’un État juif en Israël. »
Edith gran­dit dans une Europe où l’antisémitisme pro­gresse par­tout. Elle a qua­torze ans quand l’Autriche, pays voi­sin de la Hongrie, est annexée par l’Allemagne nazie. Dans un monde à la ren­verse, l’album de famille ne ren­voie que des éclats d’insouciance. « En 1942, ma grand-mère mater­nelle a invi­té tous ses enfants et petits-enfants pour une grande fête de famille. On ne savait pas que c’était la der­nière fois où nous serions tous réunis. » On regarde l’une après l’autre les pho­tos noirs et blanc de ces années-là. Une image datée de 1940 : Edith dans l’éclat de ses seize ans pose de trois quarts, les yeux plis­sés, éblouis par le soleil, le sou­rire entier. Une autre de 1943 : Janos et Eva en maillot de bain, l’air jouette dans un décor cam­pa­gnard, avec un tran­sat en arrière-plan. Il y a encore ce cli­ché non daté où l’on voit les deux sœurs en robe d’été, et le frère à peine ado­les­cent, tous trois assis dans les herbes hautes, sur une col­line à l’aplomb de Pecs.
Le régime hon­grois de l’amiral Miklos Horthy, allié de l’Allemagne, pro­mulgue plu­sieurs lois anti­sé­mites. Mais il refuse de dépor­ter la popu­la­tion juive, mal­gré les appels répé­tés de Berlin. Tout comme il refuse, à plu­sieurs reprises, d’imposer le port de l’étoile jaune. La per­sé­cu­tion des juifs, néan­moins, se fait de plus en plus oppres­sante. Les étu­diants juifs sont ren­voyés de l’université. Les res­tric­tions d’accès à l’emploi ne cessent de se dur­cir. Zoltan Stellner tente comme il peut de don­ner du tra­vail à ses core­li­gion­naires que l’arsenal des dis­cri­mi­na­tions a mis au chô­mage. « À la fin, il y avait treize employés juifs dans l’atelier », se sou­vient Edith. Près de 100 000 juifs sont aus­si enrô­lés dans le Service du tra­vail, conçu pour mettre au pas les mino­ri­tés et les oppo­sants au régime. Beaucoup d’entre eux sont envoyés sur le front de l’Est, affec­tés à des tâches haras­santes de sou­tien à l’armée alle­mande. « En 1943, les six frères de ma mère ont été envoyés au tra­vail obli­ga­toire. On ne savait pas dans quel pays ils étaient. On ima­gi­nait qu’ils allaient écrire, reve­nir, mais on n’a plus eu aucune nou­velle, jamais une lettre. »

 

 

La rela­tive auto­no­mie du régime hon­grois vis-à-vis d’Hitler prend fin au prin­temps 1944. Le 19 mars, l’armée alle­mande enva­hit le pays. « C’était un dimanche. Il fai­sait très beau. Mes parents pas­saient ce week-end dans un hôtel sur les hau­teurs de la ville, juste eux deux. » Dès le 20, une nou­velle salve de per­sé­cu­tions frappent la popu­la­tion juive. « Tous nos appa­reils élec­triques ont été confis­qués. On a dû remettre la radio Siemens, le tourne-disque, les appa­reils pho­to, nos trois bicy­clettes, même le fer à repas­ser. » Le 21 au matin, deux mili­taires alle­mands attendent Zlotan Stellner à son arri­vée à l’atelier. « Dorénavant, vous ne tra­vaille­rez plus pour les Hongrois, seule­ment pour la Wehrmacht », lui signi­fient-ils. Le plus gra­dé des deux indique que le jeune sol­dat à ses côtés sur­veille­ra l’atelier. Il devra être logé, nour­ri, matin et soir.

 

Dans l’appartement fami­lial, le sol­dat occupe la chambre de Janos. Les parents, ter­ro­ri­sés, obligent Edith et Eva à res­ter cachées dans leur chambre et à ne jamais en sor­tir quand l’Allemand est là. Une échelle est posée contre la fenêtre, pour qu’elles puissent fuir en cas d’urgence. Les soi­rées passent. Seppi, le jeune sol­dat, joue aux échecs avec Janos dans la salle à man­ger. Une alerte au bom­bar­de­ment reten­tit. Tous les habi­tants de l’immeuble se réfu­gient dans l’abri anti­aé­rien. Seppi découvre l’existence d’Edith et Eva. « Madame Stellner, vous ne m’aviez pas dit que vous aviez deux filles. Pourquoi les cachez-vous ? » « Nous avions peur », répond Janka. Au fil des semaines, la pré­sence de Seppi au sein de la famille devient rou­ti­nière. « Il était très atta­ché à nous. Il nous appe­lait frau Eva, frau Edith. Il a dit à ma mère : madame Stellner, vous vous occu­pez de moi comme d’un fils. »
Pendant ce temps, Adolf Eichmann est en Hongrie pour super­vi­ser la dépor­ta­tion des juifs jusque dans ses der­niers détails logis­tiques. Le 4 mai, les 4000 juifs de Pecs sont dépla­cés dans les immeubles déca­tis du quar­tier de la gare, com­mué en ghet­to, et entou­ré de bar­be­lés. Les anciens loca­taires sont relo­gés dans les mai­sons lais­sées vides par leurs habi­tants juifs. Les cinq membres de la famille Stellner doivent se ser­rer dans une seule chambre. « Il y avait en bas un jar­din avec une sta­tue de la vierge Marie. Avant nous, le loge­ment était occu­pé par une vieille dame très catho­lique, elle m’a ordon­né de mettre chaque jour des fleurs fraîches dans le vase au pied de la sta­tue. Il était inter­dit aux non-juifs d’entrer dans le ghet­to, mais cette femme s’approchait tous les jours pour véri­fier qu’on avait bien mis des fleurs. »

Le 6 juin, les Alliés débarquent en Normandie. Terrible chro­no­lo­gie : c’est au moment où appa­raît l’inéluctabilité de la défaite nazie que le sort des juifs hon­grois bas­cule. Edith fête son ving­tième anni­ver­saire dans le ghet­to. Zoltan est le seul homme auto­ri­sé à quit­ter le sec­teur chaque matin : son ate­lier de répa­ra­tion est utile aux Allemands. Le soir, il rap­porte, dis­si­mu­lées dans sa pro­thèse, quelques vic­tuailles que lui ont don­nées Seppi ou le concierge.
Le 3 juillet, les gar­diens somment les habi­tants du ghet­to de faire leur balu­chon. On les parque dans l’écurie d’une caserne – un box par famille, avec de la paille usa­gée. Les mêmes scènes se repro­duisent aux quatre coins de la Hongrie.
À Pecs, la réclu­sion à la caserne dure une semaine. Les cap­tifs ne reçoivent qu’un repas par jour. Ils sont affa­més déjà quand on leur ordonne d’aller à pied jusqu’à la gare, où on les entasse dans des wagons. Edith s’agrippe à ses parents, à Eva, 18 ans, à Janos, 16 ans. « Ma mère avait ache­té un seau en alu­mi­nium. Les autres dans le wagon ne l’avaient pas fait car ils ne se dou­taient pas qu’il n’y aurait pas de toi­lettes dans le train. »

 

Ils sont affa­més déjà quand on leur ordonne d’aller à pied jusqu’à la gare, où on les entasse dans des wagons. Edith s’agrippe à ses parents, à Eva, 18 ans, à Janos, 16 ans. « Ma mère avait ache­té un seau en alu­mi­nium. Les autres dans le wagon ne l’avaient pas fait car ils ne se dou­taient pas qu’il n’y aurait pas de toi­lettes dans le train. »

 

Le convoi roule vers le Nord avec une len­teur affreuse. Les nuits sont gla­ciales. Il règne en jour­née une cha­leur écra­sante. « Les femmes se débar­ras­saient de leur com­bi­nai­son devant les hommes. On n’avait plus de pudeur. Mon père res­tait tas­sé dans un coin, assis à côté de ma mère sur leur balu­chon. Avec ma sœur et mon frère, on avait une place pour trois. Deux res­taient debout, on se relayait. » Les gen­darmes hon­grois assurent la garde du convoi. Au pas­sage de la fron­tière nord, ils sont rele­vés par des sol­dats alle­mands. Sur le tra­jet, Edith entre­voit un pan­neau : Katowice. Le train repart, d’une abo­mi­nable len­teur. « Il y avait une femme avec une fille de 13 ans et des jumeaux de 10 ans. Elle a com­men­cé à crier : “Ma fille ne res­pire plus !” Des hommes se sont levés, ils l’ont mise devant la lucarne, mais la fille était déjà morte. Chacun a mis un mou­choir en tis­su sur le corps de la petite. »
Au bout de trois jours, quatre nuits, le train arrive à Auschwitz. Les Allemands n’ouvrent les wagons qu’à la tom­bée du soir. « Mon père est res­té dans le wagon, car on ne pou­vait plus le bou­ger. C’était ter­mi­né. Je sais ce qu’on a fait avec lui, mais je ne veux pas raconter. »

Janos est sépa­ré de sa mère et de ses sœurs. Des pro­jec­teurs sont bra­qués sur les jambes des dépor­tés. Les geô­liers ne regardent pas les visages, seule­ment la démarche des enfants, des femmes et des hommes. La sélec­tion envoie la plu­part direc­te­ment à la chambre à gaz, seule­ment une mino­ri­té pénètre dans le camp.
Janka, Eva, Judith, par­mi des cen­taines d’autres femmes, toutes juives hon­groises, sont pous­sées vers un gui­chet. « On a été for­cées de se mettre tout à fait nues. On a dû don­ner nos vête­ments, on pou­vait seule­ment gar­der les chaus­sures dans la main. On nous a ton­dues par­tout. Ma sœur et moi avons pleu­ré. Ma mère a dit : “Ça repousse !” Les sol­dats nous regar­daient. Vous n’imaginez pas ces cen­taines de femmes nues. C’était ter­rible. Après, on nous a jeté un vête­ment et on nous a mises dehors, dans la nuit. On avait froid à la tête, froid aux pieds. »
Janka serre ses filles contre elle. « Restez des petits sol­dats gris pen­dant tout le temps qu’on sera ici, leur dit-elle. Qu’on ne vous remarque pas ! N’acceptez jamais un tra­vail qui vous met au-des­sus des autres. Faites ça, et je vous pro­mets de vous rame­ner à la maison. »

 

Janka serre ses filles contre elle. « Restez des petits sol­dats gris pen­dant tout le temps qu’on sera ici, leur dit-elle. Qu’on ne vous remarque pas ! N’acceptez jamais un tra­vail qui vous met au-des­sus des autres. Faites ça, et je vous pro­mets de vous rame­ner à la maison. » 

 

Edith, Eva et Janka sont enfer­mées dans des bara­que­ments inache­vés, sans toit. Elles dorment sur la terre. Quand il pleut, c’est un égout à ciel ouvert. La dépor­ta­tion des juifs hon­grois est à ce point mas­sive qu’elle prend de court la logis­tique du Reich. « En cin­quante jours, 147 convois ont dépor­té 440 000 Juifs hon­grois : 394 000 d’entre eux ont été aus­si­tôt assas­si­nés », écrit l’historien Georges Bensoussan. Ce der­nier indique qu’Auschwitz-Birkenau devient en 1944 « l’épicentre de la des­truc­tion des Juifs d’Europe », « la forme der­nière d’un pro­ces­sus d’assassinat qui pro­cé­da long­temps par tâtonnements ».
Tous les après-midis, un camion pénètre dans le camp et verse de l’eau dans un bas­sin en ciment. Les femmes s’y agglu­tinent par mil­liers. Beaucoup n’arrivent jamais à l’eau fraîche. « Il n’y avait pas de toi­lettes, juste une planche avec des trous, et un seau en des­sous. Quand le seau était plein, on pou­vait aller à la latrine, et après, trem­per sa main dans l’eau de javel. C’était le seul moyen de se laver un peu », avait témoi­gné Edith Stellner en 2012, dans un entre­tien fil­mé. Avec un air de défi, elle avait ensuite fixé la camé­ra : « Vous en vou­lez encore ? »
Edith, Eva et Janka res­tent six semaines à Auschwitz. À la mi-août, avec des cen­taines d’autres femmes, elles sont remises dans des wagons. Transfert long de plus de cin­quante heures. Débarquement au camp de Ravensbrück, au nord de Berlin. Dans les baraques, la lar­geur des cases est cali­brée : sep­tante cen­ti­mètres. Deux ou trois femmes s’y serrent – le taux d’occupation fluc­tue au gré des arri­vées et des départs. « Il y avait deux toi­lettes par baraque, et de l’eau qu’on pou­vait prendre avec un grand verre à bière. Après les six semaines à Auschwitz, ça m’a sem­blé incroyable. »
Un soir, des san­glots se font entendre dans l’obscurité. « Comment t’appelles-tu ? » demande Janka. « Judith », répond la voix. « Elle était peut-être à dix mètres de nous. Ma mère a répon­du : “Si tu veux, je serai ta maman, jusqu’à ce que tu retrouves la tienne.” Alors la jeune fille s’est rap­pro­chée à tâtons dans le noir, gui­dée par la voix de ma mère. Elles se sont embras­sées. » Judith a 15 ans, elle est petite-fille de rab­bin. Elle sera désor­mais la troi­sième fille de Janka.
Septembre 1944 : trans­fert vers Buchenwald, puis Neustadt-bei-Coburg, où les baraques jouxtent une usine Siemens. Les déte­nues sont affec­tées à la pro­duc­tion de câbles télé­pho­niques. La tâche semble d’une com­plexi­té inouïe. « Le temps qu’on apprenne, on sera déjà toutes libres », dit Edith à ses codé­te­nues. Douze heures de tra­vail quo­ti­diennes, dimanche excep­té. Une semaine de jour, une semaine de nuit, en alternance.
Les cadences l’épuisent. Des écla­bous­sures de gou­dron lui laissent des brû­lures à la jambe. Comment a‑t-elle endu­ré tout ça ? « J’avais ma mère. Avec une mère, tout est plus facile. »
Dans la baraque, Janka est prise de pitié pour une jeune femme seule qui, depuis sa case au troi­sième étage, regarde tou­jours vers le bas. « Veux-tu être ma fille ? » lui demande Janka, ain­si qu’elle avait deman­dé à Judith. « Oui. » Elle a 17 ans, elle est slo­vaque, parle un peu hon­grois. Elle aus­si s’appelle Eva. Elles seront quatre sœurs, désormais.
Une autre femme attire l’attention. « Elle était tou­jours plus grosse, tan­dis que nous étions tou­jours plus maigres. On n’avait com­pris qu’elle atten­dait un bébé. En décembre 1944, elle a démé­na­gé dans une petite chambre près de la doc­to­resse du camp. Le 24 au soir, elle a accou­ché. Une autre femme a accou­ché début février. L’une avait un fils, l’autre une fille. Quand le plus jeune des deux bébés avait trois semaines, on les a mis dans une luge, et les deux femmes sont par­ties avec une gar­dienne. On n’en a plus enten­du parler. »
Dans l’antichambre de la toi­lette, une fenêtre étroite laisse entre­voir un camp de pri­son­niers fran­çais, sépa­ré par une palis­sade de trois mètres de haut. « Un jour, l’un d’eux a ins­crit à la craie : “Qui parle fran­çais ?” J’ai écrit : “Moi, Edith”. Eux, le dimanche, pou­vaient sor­tir au vil­lage. “Qu’est-ce qu’il vous manque ?” a‑t-il deman­dé. J’ai écrit les mots “peigne” et “brosse à dents”. Plus tard, j’ai trou­vé un petit paquet mar­qué de mon prénom. »
Le pri­son­nier s’appelle Marcel, il est marié, ori­gi­naire de Rouen. Malgré le dan­ger, Edith et lui par­viennent à s’échanger de courtes lettres. « Il nous par­lait de l’avancée des Alliés. Mais je ne connais­sais pas bien la géo­gra­phie de l’ouest de l’Europe… Et lui-même ne savait pas grand-chose. »

*

On retrouve Edith Stellner deux semaines après notre pre­mière ren­contre. Une broche lilas retient les deux pans de son chan­dail bleu ciel. On s’assied à la même table ronde du réfec­toire, près de la fenêtre qui donne sur le beau jar­din. Un employé du home accroche au mur de grandes lettres plas­ti­fiées mul­ti­co­lores : « Pessah 5782 ». C’est bien­tôt la Pâque juive. Aux valves, le menu de fête s’affiche déjà : assiette de seder, gefilt fish, bouillon et knei­dele, côtes d’agneau au thym, fagot de hari­cots verts, chi­cons brai­sés, pommes rös­tis, salade de fruits.
Edith Stellner reprend son his­toire à l’hiver 1944 – 1945. Aucune emphase, pas de tré­mo­los tra­giques, ni de grandes leçons sur la condi­tion humaine. Juste ce tem­pé­ra­ment fort qui affleure, une déter­mi­na­tion d’airain, une fer­me­té per­cep­tible, et un zeste de méfiance.

C’est le 27 jan­vier 1945 que l’avant-garde sovié­tique entre dans Auschwitz, presque par hasard. En mars, les pre­miers blin­dés de l’US Army passent le Rhin à Remagen. L’effondrement du nazisme se pré­cise, et pour­tant, l’administration concen­tra­tion­naire conti­nue de fonc­tion­ner avec un sys­té­ma­tisme effa­rant. Elle ordonne des trans­ports par train, elle pro­jette d’immenses cohortes de dépor­tés dans des marches infer­nales, au fur et à mesure que la Wehrmacht recule sous la pres­sion enne­mie. Le 6 avril, le petit camp de Neustadt-bei-Coburg est éva­cué. Ses 400 déte­nues, toutes juives, reçoivent l’ordre de mar­cher par rang de cinq, enca­drées par trois SS et quelques gar­diennes. La colonne pro­gresse len­te­ment en direc­tion du Sud, vers la Bavière.
Le 11 avril, l’armée amé­ri­caine libère Buchenwald. Les Britanniques entrent dans Bergen-Belsen le 15 avril – Anne Frank y est morte le mois pré­cé­dent. Le 22, l’Armée rouge libère Sachsenhausen, et le 29, les Américains pénètrent à Dachau.
Il est des sec­teurs où les armées alliées pro­gressent à la vitesse de l’éclair, d’autres où le front stagne. Des offi­ciers alle­mands jusqu’au-boutistes poussent leurs uni­tés à un der­nier déchaî­ne­ment de vio­lence. D’autres anti­cipent la capi­tu­la­tion et cherchent à mettre leurs hommes à l’abri. Le sort des dépor­tés juifs, presque par­tout, sus­cite l’embarras et la cruau­té. Environ 700 000 femmes, hommes et enfants sont pré­ci­pi­tés dans des errances sans fin, et sou­vent sans but réel, en Allemagne et en Pologne. Entre 250 000 à 300 000 d’entre eux péris­sent dans les marches de la mort.
La colonne des 400 femmes par­ties de Neustadt-bei-Coburg avance dans un Reich qui se dis­loque. Elles n’ont pour ravi­taille­ment que ce qu’elles par­viennent à déter­rer dans les champs, des bet­te­raves et des pommes de terre crues. Ses gar­diens savent-ils où ils vont ? « Un jour, il pleu­vait énor­mé­ment, nous étions res­tées à l’arrière toutes les cinq, se sou­vient Edith Stellner. Ma mère a trou­vé dans les bois un trou d’obus. Elle s’est cou­chée dedans et a dit : “Les enfants, conti­nuez à mar­cher, moi, je ne peux plus”. Judith, qui venait d’une famille très reli­gieuse, a répon­du que Dieu lui disait que nous devions conti­nuer à mar­cher, que bien­tôt nous aurions à man­ger. Quelques minutes après, on a enten­du un coup de sif­flet, deux sol­dats sont arri­vés. Ils ont rele­vé ma mère. Ils nous ont dit qu’à dix minutes de marche, il y avait une grange où on pour­rait boire de la soupe. »
La colonne ne compte plus que 300 femmes envi­ron – beau­coup ont trou­vé au fil des jours le moyen de s’évader. Les SS décrètent une pause de quelques heures, avec auto­ri­sa­tion de s’éloigner pour cher­cher de la nour­ri­ture dans les vil­lages avoi­si­nants. Un vieux couple bava­rois, dont le fils unique est mort sur le front russe, ouvre sa porte à Edith et Eva. « Restez chez nous ! » disent-ils. « On savait que les Américains n’étaient pas loin, témoi­gne­ra plus tard Edith Stellner. Mais on leur a dit qu’on était cinq. Ils n’avaient pas de quoi nous nour­rir. Alors on est retour­né auprès des autres. »
Le 5 mai, deux gar­diennes signi­fient aux déte­nues que tout est fini : « Nous vous quit­tons. Allez où vous vou­lez, vous êtes libres. »
Un pay­san aide Janka, Edith, Eva et leurs deux sœurs adop­tives, Judith et Eva, à atteindre la fron­tière tchèque, de nuit, à tra­vers les mon­tagnes. « Pour nous, c’était ter­rible… Avec les Allemands, nous avions dû mar­cher trente kilo­mètres chaque jour. Nous étions à bout de force… » Après la fron­tière, les cinq femmes sont recueillies dans une ferme où se trouvent déjà des dépor­tés russes, héber­gés dans la grange. Elles y res­tent une semaine, dorment dans la cui­sine, avec une cou­ver­ture pour cinq.
« Un same­di après-midi, on était en train de laver les fenêtres quand on a vu arri­ver des sol­dats, leurs fusils diri­gés vers nous. On a eu si peur… Ils ont dit qu’ils étaient Américains, ils ont deman­dé s’il y avait des Allemands cachés dans la mai­son, on a répon­du que non, que nous étions juives. Ils m’ont deman­dé de les accom­pa­gner au vil­lage, croyant que je pour­rais ser­vir de tra­duc­trice, mais je ne par­lais ni anglais, ni tchèque, ni slo­vaque. J’ai com­pris quand même que je devais expli­quer aux habi­tants que c’était main­te­nant la liber­té, qu’il ne fal­lait plus avoir peur. »
Un autre che­min com­mence, celui du long retour vers le pays natal. « Encore aujourd’hui, je pense que c’est inima­gi­nable que nous soyons res­tées toutes les cinq, sans perdre une membre de notre groupe. »
À Domazlice, les cinq femmes sont logées dans la chambre d’un direc­teur d’école avec six autres jeunes filles hon­groises. Des dépor­tés russes ont été ins­tal­lés dans d’autres pièces de l’établissement. « Parmi les 400 femmes juives qui avaient mar­ché depuis Neustadt-bei-Coburg, cer­taines s’étaient déta­chées de nous et avaient pas­sé la nuit dans une prai­rie. À Domazlice, on a appris qu’elles avaient été vio­lées par des sol­dats russes libé­rés des camps. » Edith et les siennes se bar­ri­cadent dans la chambre en pla­çant des meubles der­rière la porte, ne vont à la toi­lette que par groupe de trois. « Nous avions tel­le­ment peur, une peur inimaginable. »
S’ensuit une odys­sée de trente jours, à pied encore, et par voies fer­rées. Des mil­liers de réfu­giés de toutes les natio­na­li­tés se bous­culent dans les halls de gare. Pilsen. Prague. Brünn. Bratislava, où Eva, la sœur adop­tive slo­vaque, fait ses adieux et repart vers sa ville d’origine, avec l’espoir d’y retrou­ver des proches qui ont sur­vé­cu. Puis c’est Budapest, la tra­ver­sée du Danube sur un pon­ton. « Sans arrêt, on ren­con­trait des gens qui nous deman­daient : ”Vous n’avez pas vu untel, une­telle à Auschwitz ?” Tout le monde cher­chait tout le monde. »
Dans une cour où doivent s’inscrire les per­sonnes libé­rées des camps, elles engagent la conver­sa­tion avec un jeune homme marié à une femme de Pesc. « Il avait connu Janos. Et alors il a com­men­cé à racon­ter en détail com­ment mon frère a ter­mi­né sa vie… En détail… C’était à Bergen-Belsen en février 1945, dans la neige… »

 

« Au fil du temps, j’aperçois que ma vie se divise en deux, avant mes vingt ans, au milieu de ma famille, parents, sœur et frère, grand-mère, oncles, tantes, cou­sins et cou­sines. En une année ce cercle s’est rétré­ci au mini­mum : mère, sœur et moi. »

Edith, Eva, Janka et Judith arrivent à Pesc à bord d’un camion, un same­di minuit. Le véhi­cule les dépose au pied de leur immeuble. Elles sonnent. Derrière la porte, la concierge n’ouvre pas : « Stellner ? Non. Toute la famille a été éli­mi­née. » Janka insiste. « Alors la concierge nous a recon­nues et nous a embras­sées. Elle et son mari sont sor­tis de leur chambre et ont lais­sé leur lit encore chaud pour que nous dor­mions toutes les quatre. Judith, ma sœur adop­tive, est res­tée avec nous, car elle n’avait nulle part où aller. Le matin, à sept heures, on est mon­té à l’étage de notre appar­te­ment. Un jeune homme en cale­çon a ouvert, il nous a dit de reve­nir à quatre heures de l’après-midi, le temps qu’il débar­rasse ses affaires. »
Début 1946, convain­cue que leur exis­tence en Hongrie n’est plus pos­sible, Edith, Eva et Janka contactent le mou­ve­ment sio­niste auquel elles appar­te­naient avant-guerre. Elles ne veulent plus être enfer­mées dans leur sta­tut d’éternelle mino­ri­té. Elles partent pour l’Allemagne, d’où elles espèrent pou­voir gagner la Palestine.
Tentative infruc­tueuse. Edith reste en Allemagne. Elle y ren­contre Henyek, un Juif polo­nais res­ca­pé des camps. Ils se marient en 1947. Au mois de mars 1949, le couple part pour Israël, mais n’y reste guère. Edith et Henyek migrent en Belgique. Un fils et une fille naissent de leur amour.
Janka et Eva sont retour­nées en Hongrie, désor­mais com­mu­niste. Un rideau de fer les sépare d’Edith. Elles ne se voient pas pen­dant douze ans. Les demandes de visa sont refu­sées. Ce n’est qu’à l’été 1958 qu’Edith peut s’y rendre accom­pa­gnée de ses deux enfants.
En Hongrie, Eva a retrou­vé les deux femmes qui avaient accou­ché au camp de Neustadt-bei-Coburg à l’hiver 1944 – 1945. Elle apprend que le pre­mier bébé n’a sur­vé­cu que quelques semaines, et que le second est mort en août 1945.
De l’autre Eva, la sœur adop­tive slo­vaque, elles n’ont plus jamais rien su.
Edith Stellner écrit au bourg­mestre de la ville d’Ulm, en Bavière, pour lui dire qu’elle est à la recherche d’un sol­dat qui fut sta­tion­né à Pecs en 1944. Sans suc­cès. « Malheureusement, je ne connais­sais pas son nom de famille, juste Seppi, le dimi­nu­tif de Josef. »
Treize ans après la fin de la guerre, elle se décide aus­si à envoyer une lettre à Marcel, le pri­son­nier fran­çais de Rouen. Celui-ci répond, avoue sa sur­prise. Il avait enten­du dire que le groupe des 400 femmes juives avait été emme­né dans les bois, où toutes avaient été exé­cu­tées. « Je vou­drais vous revoir », écrit-il dans un cour­rier sui­vant. En 1960, il vient en Belgique pour une visite d’une semaine.

Janka et Eva sont aujourd’hui enter­rées au cime­tière juif de Pecs. De nom­breuses tombes sont mar­quées d’une date à peine pos­té­rieure à mai 1945. Pour beau­coup de sur­vi­vants, la libé­ra­tion n’aura été qu’éphémère, le retour à la vie impossible.
Comment vivre après tout ? Et com­ment par­ler ? Chacun aura pla­cé le cur­seur à sa façon entre le silence abso­lu et la parole totale. « Beaucoup de parents n’ont pas racon­té à leurs enfants ce qui s’est pas­sé. Moi, j’ai racon­té. Mon mari a pas­sé quatre ans en camp de concen­tra­tion. Nous avons beau­coup par­lé de tout ça. Nous sommes res­tés en vie. »
Mais si l’on parle, encore faut-il que d’autres entendent. Au jour­nal Le Monde, l’écrivaine juive d’origine hon­groise Edith Bruck a racon­té ses conver­sa­tions avec son ami Primo Levi. « Il me disait : “Tu te rends compte, ils nient déjà. Avec nous encore en vie.” Il m’assurait qu’après notre mort les mys­ti­fi­ca­teurs, les nou­veaux haïs­seurs, les néga­tion­nistes, se mul­ti­plie­raient. Comme il avait raison ! »
Avec les années, les témoins se raré­fient. Combien sont-elles encore, en Belgique, les per­sonnes qui ont connu Auschwitz ?
Edith Stellner s’excuserait presque : « C’est un peu enfan­tin, ce que je vous ai racon­té, mais moi, je ne suis pas allée beau­coup à l’école. »
Dans son déam­bu­la­teur, elle conserve plu­sieurs fardes, des liasses de papiers, des notes manus­crites, d’autres dac­ty­lo­gra­phiés. Au fil des ans, elle a consi­gné ses sou­ve­nirs, trou­vant dans l’écriture le moyen d’exprimer cer­taines choses qu’elle n’a jamais su racon­ter ora­le­ment. Sur une feuille datée d’octobre 2009, on lit cet extrait : « Si je fai­sais deux listes de mes chers proches, l’une, des dis­pa­rus, devrait être ter­ri­ble­ment longue, l’autre, la liste des sur­vi­vants, serait ter­ri­ble­ment courte. Au fil du temps, j’aperçois que ma vie se divise en deux, avant mes vingt ans, au milieu de ma famille, parents, sœur et frère, grand-mère, oncles, tantes, cou­sins et cou­sines. En une année ce cercle s’est rétré­ci au mini­mum : mère, sœur et moi. »
Dans une autre note, rédi­gée en novembre 2000, Edith Stellner constate ce para­doxe insou­te­nable : « Le débar­que­ment des Alliés s’est dérou­lé en juin 1944. À ce moment, nous, juifs hon­grois, mon­tions dans les wagons à des­ti­na­tion d’Auschwitz. »
Ce 20 juin 2022, elle a fêté ses 98 ans.

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Note : une par­tie des cita­tions entre guille­mets sont extraites d’un entre­tien vidéo réa­li­sé en mai 2012.
Source : Georges Bensoussan, Atlas de la Shoah, Autrement, 2014.

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Edith Stellner est décé­dée le 19 février 2023 dans sa nonante-neu­vième année.