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De Smet-Bouchez : le pacte des présidents

Ils n’étaient pas nés lorsque le pacte d’Egmont a échoué. L’un était trop jeune pour se souvenir des Diables rouges à l’Euro 80, l’autre à Mexico 86. Il n’empêche que François De Smet et Georges-Louis Bouchez sont déjà présidents de parti. Pour le second, au moment de cet entretien, il porte même la lourde tâche d’informateur royal. Dans un lobby d’hôtel à l’atmosphère digne de « Mad Men », ils évoquent l’irrationalité en politique, la réorganisation des partis, les réformes de l’État, nos ancêtres cueilleurs de gui et les 200 ans de la Belgique, ce pays qu’ils aiment tant. Avec des frites et de la mayo pour accompagner, bien sûr.

Ils sont arri­vés en solo. D’abord François De Smet, un peu en avance, ensuite Georges-Louis Bouchez, un peu en retard ; pro­ba­ble­ment à cause des res­pon­sa­bi­li­tés d’informateur royal qu’il endosse déjà lors de notre ren­contre. Le per­son­nel poli­tique habi­tuel, de Charles Michel à Bart De Wever, n’aurait jamais son­gé à sor­tir ain­si, sans chauf­feur, sans conseiller, sans atta­ché de presse. Voilà com­ment se pré­sente la nou­velle géné­ra­tion de pré­si­dents de par­ti : nue.

Rien ne pré­sa­geait qu’un jour, François De Smet don­ne­rait le change, en inter­view, à un diri­geant du MR — a for­tio­ri âgé de 33 ans. Au com­men­ce­ment, l’actuel patron de Défi était conseiller poli­tique auprès d’un ministre MR, Hervé Hasquin, et le MR était en car­tel avec Défi, nom­mé FDF à l’époque. C’était au début des années 2000. Entre-temps, le pop phi­lo­sophe, auteur d’un récent essai consa­cré aux lois du mar­ché amou­reux, a diri­gé Myria, l’institution fédé­rale char­gée d’analyser les migra­tions et de défendre les droits des étran­gers. De quoi dépla­cer légè­re­ment son cur­seur poli­tique ? À le croire, c’est le MR qui a bou­gé, pas lui. En 2018, François De Smet rejoint les rangs de Défi sur invi­ta­tion de son pré­sident immé­mo­rial, Olivier Maingain. Avant de suc­cé­der à ce der­nier douze mois plus tard, à 42 ans. Fusée lunaire.

Les deux hommes prennent place dans les fau­teuils en cuir doré, relui­sant, du bar de l’hôtel Van Der Valk de Nivelles-Sud, en sur­plomb d’un large rond-point. Il a beau faire ven­teux, les pales des éoliennes voi­sines tournent moins vite autour de leur moyeu que les voi­tures autour du rond-point, pres­sées de filer vers Mons ou Bruxelles. C’est dans ce paque­bot moderne, déra­ci­né, que Joëlle Milquet et Elio Di Rupo avaient l’habitude de s’entretenir dis­crè­te­ment, eu égard à la posi­tion stra­té­gique du point de chute, à mi-che­min entre la ville de l’ancienne pré­si­dente du CDH et celle de l’ancien pré­sident du PS. Les têtes ont chan­gé. Le Bruxellois, c’est désor­mais François De Smet ; le Montois, c’est Georges-Louis Bouchez. La fièvre du rem­pla­ce­ment des chefs de par­ti a conta­mi­né le PS, Ecolo, le CDH et le CD&V, outre nos deux néo­phytes du jour. Au moment où la Belgique connaît des ver­tiges exis­ten­tiels sans pré­cé­dent, une nou­velle vague de déci­deurs entre avec fra­cas dans l’arène. Est-il trop tard pour extraire le pays du sable dans lequel il s’est enfon­cé jusqu’au cou, scru­tin après scru­tin, réforme de l’État après réforme de l’État ? La Belgique mérite-t-elle seule­ment d’être sauvée ?

Au bar, nous sommes seuls. « Ça res­semble à Shining », fait remar­quer François De Smet. Zinc presque aus­si long que la pièce, sièges en velours au comp­toir. Des enceintes dif­fusent une musique de cir­cons­tance, à quelques jours de Noël : Let It Snow de Dean Martin, Rockin’ Around The Christmas Tree de Brenda Lee. Affamé, Georges-Louis Bouchez com­mande une assiette de frites, en insis­tant sur l’importance de les accom­pa­gner de mayon­naise. François De Smet fait tour­noyer l’eau dans son verre à whis­ky, l’air sou­cieux. Pour peu, on dirait que cet ama­teur de poker s’apprête à miser gros. À ses côtés ges­ti­cule un autre joueur décla­ré, mais de Stratego poli­tique, lui. Georges-Louis Bouchez avait confié, dans le pre­mier numé­ro de Wilfried en juin 2017, alors simple conseiller com­mu­nal à Mons : « Moi, si je suis pré­sident de par­ti, je n’entre pas dans une majo­ri­té si je n’ai pas la cer­ti­tude d’avoir en main d’importants leviers poli­tiques ». Le voi­là au poste, désor­mais, après un bras de fer fra­tri­cide avec son aîné Denis Ducarme. La par­tie périlleuse dans laquelle le roi Philippe l’a enga­gé, en binôme avec son homo­logue du CD&V Joachim Coens, l’incite sans doute à tem­pé­rer ses exi­gences d’alors. Pour tout com­men­taire au sujet de cette mis­sion aride, il s’en tien­dra à ceci : « C’est chaud ».

Le ser­veur fait irrup­tion avec une assiette de frites et une copieuse dose de mayo. La dis­cus­sion peut com­men­cer. Les deux pré­si­dents dévi­sagent les deux jour­na­listes, l’air de dire : allez‑y, envoyez la sauce.

— Suivant le der­nier baro­mètre Le Soir-RTL publié le 13 décembre 2019, le Vlaams Belang recueille 27,3 % des inten­tions de vote en Flandre, la N‑VA 22,1 %. En d’autres termes, un élec­teur fla­mand sur deux serait prêt à don­ner sa voix à un par­ti sépa­ra­tiste. Signe que la Belgique, c’est foutu ?
GEORGES-LOUIS BOUCHEZ. Pas du tout. Le vote Belang est beau­coup plus proche de la réac­tion du vote PTB : c’est un vote contes­ta­taire, tota­le­ment décon­nec­té du pro­gramme du par­ti. On observe des trans­ferts élec­to­raux entre la N‑VA et le Belang, pour­tant leurs pro­grammes socio-éco­no­miques sont dia­mé­tra­le­ment oppo­sés. Celui du Belang, c’est un peu comme celui du FN en France, ou du Parti com­mu­niste des années 1980. Il faut arrê­ter de dire que la Flandre est à droite et la Wallonie à gauche… Il y a des mou­ve­ments contes­ta­taires, avec une his­toire poli­tique plus à gauche au sud et plus à droite au nord, et ça se mani­feste par des par­tis popu­listes plu­tôt de gauche ou plu­tôt de droite, mais ça relève exac­te­ment du même méca­nisme. En Flandre, aujourd’hui, le par­ti le plus à droite, sur le plan socio-éco­no­mique, c’est l’Open VLD. Il est à moins de 10 %.

— Il s’agirait juste d’une faillite des par­tis tra­di­tion­nels, alors ?
GLB. Oui, et depuis le temps qu’on le dit… Mais cer­tains n’en ont tou­jours pas conscience. Les négo­cia­tions fédé­rales actuelles ne font que ren­for­cer les par­tis popu­listes. Plus fon­da­men­tal encore, c’est la perte de confiance des classes moyennes dans l’avenir, le pro­grès. Parfois à rai­son, mais le plus sou­vent à tort : on n’a jamais aus­si bien vécu dans l’histoire de l’humanité.

— Comment expli­quer cette per­cep­tion selon vous erronée ?
GLB. Ce que je vais dire n’est pas popu­laire, car beau­coup de gens conti­nuent de souf­frir dans notre socié­té, mais je crois que c’est à cause du syn­drome de l’enfant gâté. On sup­porte de plus en plus dif­fi­ci­le­ment les contra­rié­tés. Tout obs­tacle est per­çu comme une crise, une atteinte. Deuxième aspect : le carac­tère ration­nel dis­pa­raît au pro­fit du carac­tère émo­tion­nel, ce qui entrave le bon fonc­tion­ne­ment de nos démo­cra­ties libé­rales. On a mis la prio­ri­té sur le mar­ke­ting, le sen­ti­ment du moment… Lorsque les Diables rouges se qua­li­fient pour la demi-finale de la Coupe du monde, les gens disent que tout est for­mi­dable, que c’est un pays génial ; une semaine après, devant leur feuille d’impôts, les mêmes disent que c’est un sale pays de voleurs. C’est ça, l’émotionnel.

FRANÇOIS DE SMET. Je m’exprimerai autre­ment, mais je rejoins une par­tie des constats de Georges-Louis. D’abord, le suc­cès du Vlaams Belang, et dans une moindre mesure de la N‑VA, mais aus­si de l’extrême gauche, peut avoir l’air d’un hold-up. Je ne pense pas que la plu­part des gens qui votent Vlaams Belang et même N‑VA aient un pro­jet pro­fon­dé­ment sépa­ra­tiste. Une par­tie oui, bien sûr. Mais lorsqu’on se rend en Flandre, les jeunes évoquent ces petites vidéos où l’on explique que votre grand-mère ne pour­ra pas pro­fi­ter d’une chambre dans un home parce qu’il faut finan­cer le train de vie d’un migrant. Ce genre de rac­cour­ci-là… D’autre part, ça fait sep­tante ans qu’on vit dans une démo­cra­tie libé­rale, de façon inin­ter­rom­pue. Peut être qu’une par­tie des gens sont ten­tés par des votes extré­mistes et radi­caux, car la démo­cra­tie actuelle ne leur offre pas assez de pos­si­bi­li­tés pour s’accomplir, s’émanciper. Le citoyen n’a pas juste envie de ne pas être pauvre, il a aus­si envie de se réaliser.

— Mais affir­mer que la Wallonie n’est pas vis­sée à gauche et la Flandre à droite, ça ne revien­drait pas à nier l’évidence ?
FDS. Pardon, mais je suis assez d’accord avec Georges-Louis. La poli­tique, c’est un mélange de rai­son et d’émotion. J’essaie de me repré­sen­ter ce que je fai­sais quand j’étais élec­teur — ce que je suis tou­jours, par ailleurs, puisque les élus res­tent des citoyens, même si on peut voter pour soi-même…
GLB. (La bouche pleine de frites.) Ah, tu fais ça, toi ?
FDS. Toi pas ?
GLB. Je suis géné­reux. C’est mon côté humaniste…
FDS. Je vote aus­si pour les autres de ma liste… Mais donc, on peut vou­loir élire quelqu’un dont on ne par­tage pas tout à fait les points de vue, mais dont la per­son­na­li­té nous ins­pire. C’est là que se situe la part d’émotion. Sauf que l’essor des nou­velles tech­no­lo­gies a bou­le­ver­sé nos manières de pen­ser et de faire de la poli­tique. Je ne sais pas dans quelle mesure les par­tis rai­son­nables, démo­cra­tiques, vont encore pou­voir faire pas­ser un mes­sage nuan­cé, un peu com­plexe, ou un peu impo­pu­laire, dans cette socié­té où il suf­fit d’une petite vidéo ou d’un tweet bien sen­ti pour t’expliquer que le monde est simple et que si tout va mal, c’est la faute des autres. En fait, pour moi, il existe deux types de par­tis : ceux qui suivent l’opinion et ceux qui ont encore l’ambition de la faire.

 

— C’est une pos­ture que Bart De Wever a sou­vent défen­due. Il pré­ten­dait s’inscrire dans une logique de l’offre, pas de la demande.
FDS.
Je ne me recon­nais pas dans l’offre de Bart De Wever, mais je par­tage le constat.
GLB. C’est même plus que ça. De Wever dit des choses tota­le­ment impo­pu­laires. La moi­tié de son pro­gramme, c’est ce dont les gens ne veulent pas. Pourtant, ils votent pour lui. On peut dire ce qu’on veut à pro­pos de Bart De Wever, mais sur le plan de la réus­site poli­tique, c’est le plus gros phé­no­mène belge des der­nières années. Parce qu’il a une ligne — dont je ne par­tage pas tous les points — beau­coup plus claire et affir­mée, dépour­vue des mots creux qu’on aligne les uns après les autres. Même quand tu n’es pas d’accord avec son idée, il uti­lise une expres­sion pré­cise qu’il jus­ti­fie, par­fois avec de mau­vais ou de faux argu­ments, mais tu peux entrer dans un dia­logue. Ça change des élus qui vous disent : « La situa­tion est com­pli­quée, mais nous trou­ve­rons un com­pro­mis dans l’intérêt de cha­cun ». C’est ce que j’aime chez De Wever.
FDS. Et avec qui la N‑VA a‑t-elle un point com­mun, sur cet aspect d’impopularité ? C’est le mou­ve­ment Ecolo, en tout cas celui de jadis. On éla­bore un pro­gramme auquel on essaie de faire adhé­rer un maxi­mum de gens. Il y a un sto­ry­tel­ling, une machine qui se met en place… Du coup, lorsqu’Ecolo finit par avoir du suc­cès, une cor­res­pon­dance entre l’offre et la demande semble appa­raître. C’est impos­sible de faire de l’écologie mieux qu’Ecolo, aujourd’hui. On doit tous déve­lop­per notre propre offre éco­lo­gique, mais on ne peut pas direc­te­ment les concur­ren­cer sur ce thème-là. Je pense que l’avenir est aux par­tis qui ne suivent pas les peurs, les tripes de l’opinion publique, ou de ce qu’on croit être l’opinion publique. Aux par­tis qui osent avoir un pro­gramme impo­pu­laire ou avant-gar­diste et qui cherchent à ins­pi­rer l’opinion, non à la suivre.

— Bart De Wever a par­fois évo­qué une fron­tière cultu­relle qui tra­ver­se­rait toute l’Europe. Il la défi­nit ain­si : au nord, ce sont les man­geurs de beurre, au sud, les man­geurs d’huile. Selon le pré­sident de la N‑VA, un pays a de la chance lorsque cette fron­tière passe à l’extérieur de son ter­ri­toire, et de la mal­chance lorsqu’elle passe à l’intérieur. Cette ligne de démar­ca­tion se calque à ses yeux sur les deux types d’attitude qu’il observe, l’une au nord et l’autre au sud, vis-à-vis de la dette et des dépenses publiques, par exemple.
FDS. Ça, c’est le mépris de De Wever envers le sud. Il se trompe.
GLB. Ce n’est pas du mépris que d’affirmer qu’il existe des dif­fé­rences… Dès que la N‑VA dit un truc, les gens lèvent les bras au ciel ! Les fran­co­phones vont devoir arrê­ter de jouer aux vierges effa­rou­chées chaque fois que la N‑VA s’exprime. En Wallonie, si tu es de gauche, tu peux tout dire, ça passe crème. Je vais don­ner un exemple : Nollet (Jean-Marc Nollet, pré­sident d’Ecolo). Quelques jours avant ma dési­gna­tion comme infor­ma­teur royal, Nollet a décla­ré sur la RTBF qu’il ne com­pren­drait pas que le roi nomme De Wever. Ça, ça s’appelle for­cer la main du roi et ça ne se fait pas, dans notre pays. Mais comme c’est Nollet, pas de pro­blème. Ça m’est deve­nu insup­por­table, parce que c’est vrai­ment irrationnel.
FDS. Ce que je vou­lais dire par rap­port à la pré­ten­due « chance » ou « mal­chance » d’être né en Flandre ou en Wallonie…
GLB. Ce n’est pas ce que De Wever dit. Il dit que cette fron­tière cultu­relle n’aide pas à gérer un pays. La mal­chance, c’est de ne pas pou­voir se mettre d’accord sur un objec­tif d’endettement, par exemple. C’est ça, la fron­tière entre les pays du beurre et les pays de l’huile. De Wever consi­dère qu’on a une atti­tude sudiste, à l’italienne et à la grecque, et lui aime­rait une poli­tique éco­no­mique à l’allemande. Il a le droit de dire que c’est une mal­chance, quoi !
FDS. Sauf que les pays du nord ont déjà été gou­ver­nés à gauche, les pays du sud à droite. Dire que cultu­rel­le­ment, il y a un rap­port si dif­fé­rent à la dette, me semble être un raccourci.

— Le nord contre le sud, la Flandre contre la Wallonie… Ces anta­go­nismes semblent vali­der les théo­ries de la phi­lo­sophe belge post-mar­xiste Chantal Mouffe. Selon elle, pour réus­sir en poli­tique, il faut construire une oppo­si­tion bloc contre bloc, un récit de type « eux contre nous ». Ecolo a récem­ment défi­ni son propre duel nar­ra­tif : les bar­bares contre les éco­lo­gistes. Le vôtre, François De Smet, consiste à oppo­ser les pro­gres­sistes aux nationalistes.
FDS. Chantal Mouf e a consa­cré sa thèse à Carl Schmitt, un pen­seur alle­mand par ailleurs pas tout à fait recom­man­dable (car membre du par­ti nazi dans les années 1930), grand théo­ri­cien de la dif­fé­ren­cia­tion entre l’ami et l’ennemi en poli­tique. Il disait en effet qu’il faut pou­voir se choi­sir un enne­mi. Quand Georges-Louis construit une oppo­si­tion tout à fait inté­res­sante avec Elio Di Rupo à Mons, ça les valo­rise tous les deux. Se dési­gner un adver­saire fera tou­jours par­tie de la nar­ra­tion poli­tique, et quelque part c’est indis­pen­sable : com­ment vou­lez-vous pro­po­ser un pro­jet, si vous ne pou­vez pas mon­trer qu’il est dif­fé­rent des autres — tout en res­pec­tant les per­sonnes ? Mais je crois qu’on doit se méfier des caté­go­ri­sa­tions morales. Le mot bar­bare uti­li­sé par Ecolo, c’est too much, c’est à côté de la plaque. Et ça ne va pas dans le sens de la ratio­na­li­sa­tion que nous sommes au moins deux, je crois, à vou­loir porter.

— Revenons à cette idée de fron­tière. On aurait de la  « mal­chance » de vivre dans un pays où coexistent deux men­ta­li­tés poli­tiques différentes ?
GLB.
Oui, mais je crois que la dif­fé­rence de men­ta­li­té se situe plu­tôt dans la classe poli­tique, pas dans la popu­la­tion. Demain, en Wallonie, on peut pro­po­ser le pro­gramme socio-éco­no­mique de la N‑VA et atteindre 20 ou 30 % des voix. J’en suis tota­le­ment cer­tain. Je ne dis pas que je veux prendre tout ce dis­cours, parce qu’il y a des élé­ments qui ne me conviennent pas. Mais je pense qu’on peut gagner les élec­tions en Wallonie en consi­dé­rant qu’on doit s’attaquer aux défi­cits bud­gé­taires beau­coup plus qu’on ne le fait aujourd’hui.

— Le suc­cès de la N‑VA n’est-il pas dû, jus­te­ment, à la mise en récit de son anta­go­nisme avec les Wallonie ?
GLB. Non, l’opposition avec les Wallons, ça compte pour moins de 10 %… Ça, c’était l’époque tra­di­tion­nelle de la N‑VA. Ce par­ti a per­cé le pla­fond natio­na­liste le jour où il a pré­sen­té un dis­cours socio-éco­no­mique et sécu­ri­taire construit, quand il a pris tous les attri­buts des grands mou­ve­ments de la droite conser­va­trice euro­péenne. Nous, ça nous a cho­qués parce qu’on n’avait pas l’habitude. Pour la pre­mière fois en Flandre, et c’est ça la grande sur­prise et le grand drame de l’Open VLD, a émer­gé un vrai par­ti de droite conser­va­trice, où s’est logée une majeure par­tie de l’électorat VLD.

— En Wallonie, on a connu le Parti popu­laire de l’avocat Mischaël Modrikamen, qui avait repris peu ou prou la pos­ture de la N‑VA sur les ques­tions migra­toires, sécu­ri­taires et socio-éco­no­miques. En dix ans d’existence, il n’a jamais atteint les 5%.
GLB. Oui, mais la grande dif­fé­rence, c’est la per­son­na­li­té du lea­der. Bart De Wever, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, c’est une machine poli­tique. Avec le res­pect que je dois aux per­sonnes, Modrikamen… enfin voi­là. D’ailleurs, grâce à quoi De Wever est-il deve­nu si popu­laire ? Le show télé De Slimste Mens. Rappelez-vous, c’était l’époque De Wever big size. Il était sym­pa aux yeux des gens, il disait des choses très dures mais avec une telle bon­ho­mie que ça ne parais­sait pas violent ni agressif.

— Le bourg­mestre d’Anvers recon­nais­sait tou­te­fois ceci : « Nous, les Flamands, nous sommes les plus latins des peuples ger­ma­niques. Vous, les Wallons, vous êtes les plus ger­ma­niques des peuples latins. Parfois, on a le meilleur des deux mondes, par­fois le pire. » Vous, à titre per­son­nel, vous vous sen­tez plu­tôt ger­ma­nique ou plu­tôt latin ?
GLB. Un jour, j’ai eu cette dis­cus­sion avec Charles Michel, avec qui mon ami­tié ne fait pas de mys­tère. Je suis en train de lui confier quelque chose, il me répond : « Tu ne dois pas me le dire, je le sais ». Et je rétorque : « Mais moi je suis latin, j’ai besoin de te le dire, donc je te le dis ». Lui, c’est quelqu’un d’un peu plus ger­ma­nique. Il est plus pois­son froid.
FDS. Pour ma part, comme Bruxellois, j’espère prendre le meilleur des deux mondes. J’aime ça, dans notre pays, le mélange entre une men­ta­li­té par­fois plus ger­ma­nique et ration­nelle, et un côté latin, plus spon­ta­né. Je crois que les Bruxellois ont un peu les deux, sans vou­loir être chauvin.

— Au cours des années 2000, vos deux par­tis sont peut-être ceux qui se sont le plus farou­che­ment oppo­sés à la scis­sion de l’arrondissement élec­to­ral de Bruxelles-Hal-Vilvorde (BHV), en menant une gué­rilla d’enfer pour l’éviter. Finalement, les Belges fran­co­phones l’ont quand même ava­lée, la scis­sion. Quand on voit le poi­son que ce sujet a consti­tué, et à quel point il a ser­vi de com­bus­tible aux par­tis natio­na­listes fla­mands… N’y a‑t-il pas un énorme mea culpa à faire dans le chef des par­tis fran­co­phones ? Si on avait scin­dé BHV dès 2005 ou 2007, la Belgique ne serait peut-être pas dans un tel bour­bier à l’heure où l’on se parle.
GLB. Personne n’en soufre, d’ailleurs. L’arrondissement, il est scin­dé. Et après ? Ça va même mieux en matière de justice !

— C’est pour­tant votre propre par­ti qui disait : « Pas de scis­sion sans élar­gis­se­ment de Bruxelles ! Le jour où on scinde BHV, c’est la fin de la Belgique ! »
GLB. Je suis tout à fait d’accord. Lorsqu’on n’a pas de pro­jet, on fait dans le sym­bole. À chaque fois que les fran­co­phones ont par­ti­ci­pé aux réformes de l’État, ils n’avaient pas de pro­jet. En géné­ral, ils accep­taient au bout d’un temps les reven­di­ca­tions fla­mandes, par usure. Et en échange d’un petit chèque. On disait : « Bah, on va prendre ce petit chèque et on va y aller ». C’est pour ça que, en vue de la pro­chaine réforme — puisque mani­fes­te­ment il y en aura une, je ne suis pas deman­deur mais réa­liste —, je sou­haite que les pré­si­dents de par­ti se réunissent pour construire un pro­jet fran­co­phone fort, indis­pen­sable à la sta­bi­li­té de la Belgique. Comme ça, l’invitation est déjà lan­cée à François.
FDS. Je suis en accord et en désac­cord avec ce que tu dis. Le désac­cord, c’est sur le fait que tout serait mer­veilleux en péri­phé­rie bruxel­loise, en dépit de la scis­sion de BHV. De nom­breux fran­co­phones com­mencent à se sen­tir aban­don­nés. Ce n’est pas l’apartheid, mais quand même, il n’est pas insen­sé de conti­nuer à défendre les fran­co­phones en péri­phé­rie. L’accord que j’ai avec toi, mais qui est fon­da­men­tal — je pense que ce qui nous unit est plus inté­res­sant que ce qui nous sépare…
GLB. On était dans la même famille il n’y a pas si longtemps…
FDS. On doit arrê­ter de s’amener à une table de négo­cia­tion en n’étant deman­deurs de rien. Il nous faut un agen­da fran­co­phone com­mun. On ne pour­ra pas convaincre nos amis fla­mands, en tout cas les plus ration­nels et démo­crates que nous aurons en face de nous, si nous ne don­nons pas l’impression d’être unis. Par le pas­sé, on a accep­té des réformes de l’État irra­tion­nelles et par­fois des­truc­trices à cause de notre propre division.

— Faut-il que ce pro­jet d’union pros­père au départ d’une iden­ti­té ciblée — par exemple wal­lonne, fran­co­phone, belge ?
FDS. Pour moi, la plu­part des Belges fran­co­phones veulent conti­nuer à vivre en Belgique. Ils ne veulent appar­te­nir ni à une République fla­mande, ni à une Bruxelles indé­pen­dante, ni à un État Wallonie-Bruxelles, ni à la France. On doit se mobi­li­ser pour soi­gner cet homme malade de la poli­tique belge qu’est l’État fédé­ral, pour le for­ti­fier avec nos amis fla­mands. Ce qui ne doit pas nous empê­cher de pré­pa­rer un plan B au cas où, un jour, une majo­ri­té démo­cra­tique en Flandre sou­hai­te­rait partir.

— Est-ce pos­sible d’avoir deux fers au feu, de vou­loir rendre la Belgique plus aimable et en même temps de pré­pa­rer le plan B ?
GLB. La seule solu­tion pour que la Belgique soit forte et pros­père, c’est que les fran­co­phones prennent leur des­tin en main. Je dis bien : les fran­co­phones. Moi, je ne suis pas un régio­na­liste, je tiens beau­coup plus à l’identité fran­co­phone qu’à l’identité régio­nale. On ne parle pas d’une nation fran­co­phone qui serait indé­pen­dante, mais d’une struc­ture fran­co­phone suf­fi­sam­ment solide pour se rendre à une table de dis­cus­sion sans com­plexe d’infériorité, sans tendre la main parce qu’elle aurait besoin d’argent.

« La plu­part des Belges fran­co­phones veulent conti­nuer à vivre en Belgique. Ils ne veulent appar­te­nir ni à une République fla­mande, ni à une Bruxelles indé­pen­dante, ni à un État Wallonie-Bruxelles, ni à la France. » - François De Smet

— Ça signi­fie encore quelque chose, la Belgique, pour vous ?
FDS. Toutes les nations sont arti­fi­cielles. La France porte fina­le­ment le nom d’un enva­his­seur, les Francs, et sa reli­gion est une impor­ta­tion moyen-orien­tale. Nos ancêtres les Gaulois, ils ne pas­saient pas leur pre­mière com­mu­nion, ils cueillaient du gui et fai­saient des sacri­fices humains. La Belgique a ceci de par­ti­cu­lier que c’est une nation aus­si arti­fi­cielle que n’importe quelle autre, mais elle est l’une des seules à en avoir conscience. Et à nour­rir à par­tir de cette conscience une iden­ti­té unique — on le voit dans ses arts, son humour, et peut-être même sa manière de faire de la poli­tique. En phi­lo­so­phie, on dit que la contin­gence, c’est le contraire de la néces­si­té. La Belgique sait qu’elle est contin­gente et je trouve que c’est pré­cieux. Pour cette rai­son-là, oui, je confesse un vrai atta­che­ment à notre pays.
GLB. Moi aus­si, je suis extrê­me­ment atta­ché à mon pays. Je suis uni­ta­riste. Je vais même vous dire : je pense qu’il fau­drait tout remettre au niveau fédé­ral. Moi, je suis pour un État uni­taire. Je ne parle pas d’efficacité quand je vous dis ça, mais d’attachement sen­ti­men­tal. Je tiens très fort à la Brabançonne, au dra­peau… Je suis pro­fon­dé­ment Belge, quoi, parce qu’on a une iden­ti­té tota­le­ment dif­fé­rente des autres.

— Vous n’avez pas le sen­ti­ment d’être dans un pays dif­fé­rent lorsque vous vous ren­dez à Bruges ou à Anvers ?
GLB. Non. Les dif­fé­rences, dans mon pays, en font le charme. Les Belges ne se rendent pas compte à quel point notre nation est attrac­tive pour les étran­gers. Nous sommes un grand pays, contrai­re­ment à ce qu’on croit, parce que nous béné­fi­cions d’une place notable sur la scène inter­na­tio­nale grâce à Bruxelles, et que notre diplo­ma­tie est recon­nue à tra­vers le monde… Le fait qu’on n’ait même pas conscience qu’on pèse beau­coup plus, pro­por­tion­nel­le­ment à notre taille, ça nous donne un charme com­plé­men­taire et une iden­ti­té spé­ci­fique, unique. Il n’y a pas beau­coup de pays dans le monde où je vou­drais vivre à part la Belgique.
FDS. Notre humour aus­si, c’est sin­gu­lier. Les Flamands et les fran­co­phones ont une manière de voir les choses, un second, un troi­sième voire un vingt-cin­quième degré qui leur est propre. Qui fait qu’on ne res­semble ni à des Néerlandais, ni à des Français.

— Georges-Louis Bouchez par­lait d’une réforme de l’État à venir, inévi­table. Vous, François De Smet, vous avez récem­ment détaillé dans la presse votre volon­té de lan­cer une com­mis­sion par­le­men­taire spé­ciale pour plan­cher sur une grande réforme gui­dée par le seul sou­ci de l’efficacité, avec l’appui de la socié­té civile. L’objectif : dépo­ser le pro­jet au par­le­ment juste avant les élec­tions de 2024. C’est à l’abandon ?
FDS. Non, c’est une piste qui a réus­si à conta­mi­ner posi­ti­ve­ment les
esprits. Certaines réformes de l’État sont tota­le­ment irra­tion­nelles. Elles se sont faites à trois heures du matin, non pas dans l’intérêt du citoyen, mais pour rendre pos­sible la for­ma­tion d’un gou­ver­ne­ment… Quelqu’un peut-il m’expliquer le côté ration­nel d’avoir divi­sé les allo­ca­tions fami­liales et le code de la route en trois ? Est-ce que la régio­na­li­sa­tion de la pré­ven­tion de la san­té, avec six ministres dif­fé­rents, ça marche ? Je crois que les esprits sont mûrs pour une grande remise à plat. On peut prendre le temps de le faire, entre poli­tiques mais aus­si avec les pro­fes­sion­nels des domaines concer­nés, tant qu’on ne fait pas dépendre de cela la consti­tu­tion du gou­ver­ne­ment. L’idée, c’est de se recon­nec­ter à nos ins­ti­tu­tions et de vider le conten­tieux belge.

— La seule fois où l’on a ten­té de repen­ser dans sa glo­ba­li­té le modèle belge, ce fut dans le cadre du pacte d’Egmont, en 1977. Ça s’est sol­dé par un échec.
FDS.
Mais ça s’est joué à peu de chose. Tu avais le FDF et la Volksunie ensemble. Et ce n’est pas à cause de l’un ni de l’autre que ça a capo­té, d’ailleurs. C’est à cause du CVP, l’ancêtre du CD&V.

— Votre idée, ce serait un pacte d’Egmont 2.0 ?
FDS. On pour­rait l’appeler comme ça, ça me va. Ce serait sur­tout un pacte consis­tant à dire : on fait la der­nière réforme d’une géné­ra­tion. Et on ne touche plus à nos ins­ti­tu­tions pour vingt, vingt-cinq ans. L’idée étant de for­cer nos amis fla­mands à se posi­tion­ner soit en faveur d’une Belgique plus effi­cace, soit en faveur de la des­truc­tion de ce pays.

« Ma convic­tion pro­fonde, c’est qu’on doit recons­truire une force de centre, démo­cra­tique, sur la base d’un ou plu­sieurs par­tis, ou d’une ou plu­sieurs per­sonnes de bonne volon­té » – Georges-Louis Bouchez

— À force de se concen­trer sur des objec­tifs froids comme l’efficacité, cette réforme ne risque-t-elle pas de man­quer d’un récit enthou­sias­mant, d’un élan roman­tique pour contre­car­rer le fan­tasme d’une Flandre forte et indé­pen­dante pro­po­sé par les sépa­ra­tistes ? Cinq minutes plus tôt, un coup de télé­phone a arra­ché Georges-Louis Bouchez de son fau­teuil. On l’a vu faire les cent pas dans le bar, en conver­sa­tion mani­feste avec un inter­lo­cu­teur de pre­mier ordre. Lorsqu’il se ras­sied, il tient à mon­trer qu’il n’a pas per­du pour autant le fil des pro­pos tenus par François De Smet en son absence : « Je ne suis pas d’accord avec ce qui vient d’être dit… »
FDS. Vous avez rai­son. Le roman­tisme de la Belgique de papa, ça
ne marche plus, mais nous avons devant nous un anni­ver­saire qui pour­rait ser­vir de date fon­da­trice. En 2030, nous allons fêter les deux cents ans de notre pays. Ça concerne notre géné­ra­tion poli­tique, mon cher Georges-Louis. Imaginons que, dans dix ans, notre pays fonc­tionne mieux, avec un RER, un stade natio­nal… On pour­rait se dire : mon­tons une Exposition uni­ver­selle. Je crois que notre géné­ra­tion doit être celle des grands pro­jets, qui manquent, vrai­ment. Si on veut reprendre le contrôle du nar­ra­tif poli­tique, il faut d’abord pro­po­ser des pro­jets qui nous unissent, et pas lais­ser le mono­pole du dis­cours à ceux qui nous divisent les uns contre les autres, les étran­gers contre les autoch­tones, les Flamands contre les Wallons, les rouges contre les bleus…
GLB. Les rouges contre les bleus, ça on peut garder.
FDS. Mais donc, inves­tis­sons dans les pro­jets qui nous ras­semblent. Et si ça, ça ne marche pas, alors je ne vois pas ce qui pour­rait marcher.
GLB. Je ne suis pas du tout d’accord sur cette idée d’efficacité. Aucune réforme de l’État n’est effi­cace. Elles se basent toutes sur deux caté­go­ries de reven­di­ca­tions : la pre­mière, iden­ti­taire ; la seconde, finan­cière. Pourquoi a‑t-on régio­na­li­sé la sécu­ri­té rou­tière ? Uniquement pour avoir l’argent des amendes dans la caisse. Les Flamands ont dit : nous, on ver­ba­lise plus, et le pognon part pour finan­cer des infra­struc­tures en Wallonie. Les allo­ca­tions fami­liales, même chose. Je ne connais pas une seule com­pé­tence régio­na­li­sée qui soit mieux orga­ni­sée aujourd’hui qu’elle ne l’était au niveau national.
FDS. Je peux t’en citer une.
GLB. Ouais, laquelle ?
FDS. L’aménagement du ter­ri­toire et la pro­tec­tion urba­nis­tique. Moi, je suis Bruxellois, et on a dévas­té Bruxelles jusqu’aux années 1980…
GLB. Ce sont les men­ta­li­tés qui ont évo­lué, ça n’a rien à voir. Dans les années 1970, on a mas­sa­cré et sac­ca­gé par­tout, ce n’était pas propre à Bruxelles. C’était la socié­té du tout béton. Il suf­fit de regar­der ce qu’on a fait du lit­to­ral belge. On a redé­cou­vert récem­ment la culture du patri­moine. Ce n’est pas parce que la com­pé­tence était nationale…
FDS. Mais si. Tu crois vrai­ment que si les Bruxellois avaient pu déci­der eux-mêmes, ils auraient creu­sé les tun­nels de la Petite Ceinture et auraient abat­tu les immeubles de Victor Horta ? L’émergence de la Région bruxel­loise en 1989, voi­là une réforme de l’État qui était nécessaire…
GLB. C’est clair que Bruxelles va beau­coup mieux ! Il n’y a jamais eu autant de chô­mage, aus­si peu de gens bien for­més… La pau­vre­té n’arrête pas de grimper…
FDS. Georges-Louis, on n’est pas à la télé, ce n’est pas la peine de m’interrompre tout le temps…
GLB. C’est la réa­li­té. Bruxelles, ça devient… allez…
FDS. Non, c’est faux. Il y a des choses qui vont bien, notam­ment en matière de pro­tec­tion du patri­moine. Je ne dis pas que tout est rose, je dis qu’en cer­tains endroits la réforme de l’État a été utile.
GLB. Pas en ce qui concerne les grandes com­pé­tences. L’enseignement ne va pas mieux. L’emploi non plus. A‑t-on créé un seul emploi en Wallonie depuis qu’on a régio­na­li­sé cette poli­tique ? Le chô­mage a conti­nué d’augmenter… Si vous met­tez en rela­tion les dates des réformes de l’État et le niveau d’endettement de la Belgique, que ver­rez-vous ? La courbe est par­fai­te­ment paral­lèle. Quand vous divi­sez une admi­nis­tra­tion en trois, il n’y a aucune rai­son que ça vous revienne moins cher.
FDS. On est plu­tôt d’accord, le temps est donc venu de faire une évaluation…
GLB. Je peux déjà t’en don­ner la conclu­sion. La conclu­sion, c’est qu’on doit tout remettre au niveau natio­nal. Nous vivons dans un monde où les défis sont au mini­mum euro­péens, et nous on est en train de se deman­der si on ne pour­rait pas divi­ser le timbre-poste qui nous sert de pays… Faut arrê­ter le délire. Mais lorsque vous agi­tez des reven­di­ca­tions soit iden­ti­taires, soit pure­ment éco­no­miques, cette ana­lyse est deve­nue inau­dible. C’est d’ailleurs tout le para­doxe de la N‑VA. Elle a construit son image poli­tique sur la bonne ges­tion de l’État et la réduc­tion des dépenses publiques. Quand ses diri­geants parlent de régio­na­li­sa­tion, ils sont donc tota­le­ment à l’opposé de leurs principes.
FDS. Et ils sont irrationnels.
GLB. En tout cas, ils font n’importe quoi. Si ça ne tenait qu’à moi —
mais je ne suis pas tout seul — on remet tout à un niveau cen­tral, et c’est ter­mi­né. Et si véri­ta­ble­ment on consi­dère que ce pays n’est plus gérable, alors on peut le diviser.

— À vous écou­ter depuis le début de cet entre­tien, les dif­fé­rences entre vos deux par­tis semblent mineures.
GLB. C’est là que tu com­prends pour­quoi Défi devrait rejoindre le MR…

— Ah bon ?
GLB. Ma convic­tion pro­fonde, c’est qu’on doit recons­truire une force de centre, démo­cra­tique, sur la base d’un ou plu­sieurs par­tis, ou d’une ou plu­sieurs per­sonnes de bonne volonté.

— Sans pas­ser par une agré­ga­tion des appa­reils poli­tiques, donc ?
GLB. Non, je ne veux pas entrer dans cette logique-là, car on ne pro­dui­ra pas de nou­velle poli­tique en uti­li­sant les pra­tiques de l’ancien monde. Nous avons une voca­tion à nous ouvrir, à per­mettre à toute per­sonne sen­sible à nos valeurs libé­rales de rejoindre un ensemble com­mun, avec cette phi­lo­so­phie de mou­ve­ment… Quand je parle de valeurs libé­rales, ce sont sur­tout des valeurs de liber­té, en fait. Le mot liber­té est peut-être moins connoté.

— Un pro­jet de recom­po­si­tion com­pa­rable a déjà eu lieu, en secret, sous la hou­lette de Jean-Michel Javaux et Benoît Lutgen. Après plu­sieurs péri­pé­ties, il a don­né nais­sance au groupe de réflexion E‑Change.
GLB. Cette recom­po­si­tion est indis­pen­sable face à la mon­tée des popu­listes. Voici trente ans, les par­tis tra­di­tion­nels repré­sen­taient 80 % de l’électorat. Ils en repré­sentent à peine 50 % aujourd’hui. Faudra m’expliquer par quel phé­no­mène magique on va récu­pé­rer ces 30 %. Je crois que la seule manière, c’est de créer une nou­velle offre poli­tique démo­crate. Mon plus grand adver­saire, aujourd’hui, ce n’est pas le PS, ni Ecolo, c’est l’abstentionnisme, c’est le Belang, c’est plus glo­ba­le­ment le popu­lisme, la défiance démocratique.

— Vous envi­sa­gez donc un mou­ve­ment qui regrou­pe­rait le MR, le CDH, Défi, voire Ecolo ?
GLB. En tout cas, toutes les per­sonnes qui se recon­naissent dans nos valeurs libérales.
FDS. L’idée de réunir le centre et la droite, c’était déjà celle de Gérard Deprez en 1997. Avec tout le res­pect réel que j’ai pour lui, je pense que si ce pro­jet avait dû se réa­li­ser, on serait au cou­rant. Nous, les car­tels, on a déjà don­né. Notre i de indé­pen­dant, a prio­ri on y tient. Ça n’empêche pas d’être dans de meilleures dis­cus­sions avec tout le monde. Je le dis devant Georges-Louis : nos rela­tions avec le MR sont trop froides, par rap­port à celles que nous avons avec d’autres par­tis. Je vou­drais au mini­mum une sorte d’équidistance, des rela­tions diplo­ma­tiques sem­blables à celles que nous entre­te­nons déjà avec Ecolo, le PS et le CDH.
GLB. Les dif­fé­rences entre Défi et le MR sont par­fois aus­si impor­tantes que celles qui peuvent appa­raître entre deux membres du MR. D’ailleurs, la scis­sion du car­tel avec le FDF, c’était sur­tout une ques­tion d’animosité entre personnes.

— Entre Charles Michel et Olivier Maingain ?
GLB. Bien évidemment.
FDS. Si ça n’avait été que ça, ça n’aurait pas duré…
GLB. La scis­sion a duré pour une rai­son très simple : il était impos­sible de faire marche arrière. D’autant que Charles Michel et Olivier Maingain sont tous deux res­tés pré­si­dents de par­ti jusqu’au mois der­nier (novembre 2019). Par contre, je n’ai jamais vu de diver­gence pro­gram­ma­tique qui puisse jus­ti­fier le divorce.
FDS. Si la scis­sion n’avait pas eu lieu en 2011 autour de la sixième réforme de l’État, elle aurait sans doute eu lieu en 2014. Je n’arrive pas à ima­gi­ner deux secondes le MR en car­tel avec le FDF nouer l’alliance avec la N‑VA. Les visas huma­ni­taires, les Soudanais, l’article 3… La césure est bien réelle. Le retour en arrière n’est pas possible.
GLB. Pour moi, il est pos­sible. Maintenant.
FDS. Pour moi il ne l’est pas, même à plus longue échéance. Il existe deux libé­ra­lismes, dans ce pays. On voit ça avec le VLD, aujourd’hui cou­pé en deux dans les négo­cia­tions gou­ver­ne­men­tales : tu as une aile qui tire vers l’arc-en-ciel et une autre vers la N‑VA. C’est une des clés du blo­cage actuel. Ça ne veut pas dire que ces deux libé­ra­lismes ne peuvent tra­vailler ensemble, mais ils ont pour l’instant une sen­si­bi­li­té qui jus­ti­fie la pré­sence de deux offres poli­tiques différentes.
GLB. Je n’ai pas la même ana­lyse. La dif­fé­rence est sur­jouée pour des rai­sons par­ti­sanes. Mais un jour, les démo­crates vont devoir réagir. Soit on assiste pas­si­ve­ment à l’émergence des popu­listes, soit on se fait un peu mal de temps en temps et on prend sur nous pour s’y opposer.
FDS. Les recom­po­si­tions, ce sont les évé­ne­ments qui les imposent. Je n’ai jamais vu de recom­po­si­tion pla­ni­fiée. Le mou­ve­ment de Macron n’existait pas un an avant son émer­gence. La N‑VA, il n’y a pas si long­temps, comp­tait à peine un dépu­té à la Chambre. À un moment, bizar­re­ment, des évé­ne­ments font la dif­fé­rence, des recom­po­si­tions sur­gissent, et il faut admettre qu’on ne les voit pas tou­jours venir.
GLB. Je prends ça comme une invitation. —