Quand il ne navigue pas en rebelle sur les canaux en compagnie des Dark Eels, qu’il n’est pas à l’ancre du côté de l’île écossaise de Lewis, où se situera l’action de son prochain film, Bouli milite au sein du RAN (Réveil antinucléaire) qu’il a fondé. À la tête de ce mouvement, dans les coulisses duquel le photographe de «Wilfried» a pu l’accompagner durant plusieurs mois, il mène la flibuste contre l’État nucléaire. Rencontre avec un pirate des radionucléides.
Gibus, un border terrier, jappe derrière la grille de la villa des Acacias. La sonnette en panne, le cabot noiraud, inséparable compagnon du propriétaire des lieux, à la ville et à l’écran, informe son maître de l’arrivée d’un étranger. L’imposante bâtisse mosane de briques rouges et de pierres de taille se tient à flanc de colline, à l’aplomb de la Cité ardente, sorte de dunette depuis laquelle on se poste en vigie pour observer Liège et le fleuve qui emporte avec lui les rumeurs de la ville.
Derrière la porte, Philippe Lanners, alias Bouli. Bouli la révolte, Bouli la tendresse. Bouli d’Eldorado. Bouli des Géants. Bouli, Les premiers, les derniers. Dégaine de forban, barbe de pirate, anneau corsaire à l’oreille, des tatouages portés comme des étendards, deux lampes-tempêtes à la place des yeux… Difficile de ne pas filer la métaphore maritime et flibustière avec l’acteur-réalisateur qui a longtemps vécu sur une péniche, et qui tient à la fois la barre de la SPRL Le Bosco, sa société de production, et celle des Dark Eels (les anguilles sombres), une amicale créée sur le modèle des clubs de motards. Sauf qu’aux gros cubes, Bouli et son équipage de potes préfèrent les rafiots pouraves, et plutôt que de tracer la route, ils naviguent en rebelles sur les canaux.
« Sur un navire, le bosco, c’est celui qui se situe entre les officiers et les hommes du bord, c’est un passeur, en quelque sorte, explique Bouli. C’est un rôle qui me convient. Mon métier m’amène à fréquenter les élites, mais j’appartiens au peuple d’où je viens. » Avec les Dark Eels, ils se prennent pour les écumeurs de la mer de Chine, voguant à contre-courant de la réglementation fluviale, explorant les voies interdites, boucaniers parmi les marins d’eau douce et autres nantis du nautisme qui s’accaparent les cours d’eau du haut de leurs yachts encalminés. « On va là où on ne nous attend pas et, surtout, là où on ne nous veut pas », ironise l’anguille.
« Refus des itinéraires préparés, des chemins publics. » Cette citation de Jacques Lacarrière dans ses Sourates, ode aux sentiers de traverse, Bouli Lanners pourrait en faire son pavillon. Le gamin de Moresnet-Chapelle – hameau situé aux marches de l’Allemagne et des Pays-Bas –, fils d’un douanier et d’une femme de ménage, élevé dans les replis d’un catholicisme rance, sous la férule des oblats au collège Notre-Dame à Gemmenich, n’a jamais suivi le cap qu’on se plaisait à lui indiquer. Très tôt, Bouli préfère tirer des bords, convaincu que « vivre, ce n’est pas que respirer », comme il le fait dire au personnage interprété par Michael Lonsdale, dans Les premiers, les derniers. Alors, vogue la galère, quarantièmes rugissants, toutes voiles dehors !
Peintre viré des Beaux-Arts, il cherche longtemps son île de la Tortue, sans jamais renoncer à son port d’attache, Liège, où il est tour à tour barman, artificier, décorateur de vitrines, punk sous amphètes aussi, par refus instinctif des courants dominants et révolte consciente face à la marée montante des fausses valeurs de notre temps.
Bouli se sent libre de tracer son sillage, mais il doit compter avec la violence des éléments. Il essuie des coups de tabac, affronte des tempêtes d’équinoxe, jusqu’à s’échouer au fond d’une cabane. « La mer enseigne aux marins des rêves que les ports assassinent », écrit Bernard Giraudeau. À la mort de son père, Bouli interrompt sa descente vers l’abîme. Il refait surface. Le cinéma est sa bouée de sauvetage. La suite passe par la rencontre avec Élise Ancion, costumière et fille de marionnettistes, à présent sa compagne, la femme des longues traversées.
« Je ne peux pas être spectateur d’un monde qui part en couille en me disant simplement : il faudrait vraiment qu’on fasse quelque chose »
La cinquantaine entamée, devenu un marin à l’ancre, Bouli n’a toutefois pas renoncé à se confronter aux vents mauvais qui soufflent sur le devenir des hommes. « Je ne peux pas être spectateur d’un monde qui part en couille en me disant simplement : il faudrait vraiment qu’on fasse quelque chose », glisse-t-il, adossé à sa bibliothèque ventrue, dans laquelle les livres grimpent les uns sur les autres. Parmi ceux-ci, les polars de Peter May, auteur de la « trilogie de Lewis », du nom de l’île écossaise des Hébrides extérieures où se déroule le récit de son triptyque. Lewis, terre de poètes, pays de la tourbe et des landes noires, Bouli l’a adoptée au point d’y installer l’intrigue de son prochain film, « une histoire d’amour universelle dans un milieu presbytérien conservateur ». Homme des finistères, il en a même fait son havre, l’endroit où il relâche pour fuir la modernité : « J’y ai passé deux mois et demi l’hiver dernier et j’y retourne bientôt. Je bosse sur mon scénario, je randonne sous des ciels magnifiques et je m’implique dans la vie communautaire en travaillant à la ferme. Il y a eu la coupe de la tourbe et, maintenant, vont débuter la mise bas des agneaux et les premières tontes. Lewis est habitée depuis le néolithique par une société qui vit de peu de chose, en respectant les cycles de la nature. On s’y trouve en semi-autarcie, mais les gens s’entraident et sont heureux. Ils s’accommodent des coupures de courant, pratiquent les circuits courts et une forme de décroissance non intellectualisée, parce qu’ils n’ont pas le choix. »
Pour Bouli, Lewis, ce n’est pas seulement un vagabondage, ni une tentative de prendre des libertés avec le quotidien et ses contraintes ; Lewis, c’est une façon de s’accorder à un principe de vie fondé sur l’autonomie et la modération. « J’ai besoin de ce rapport au travail, à la terre. Ici aussi, je fais mon bois, mes légumes. J’ai besoin d’avoir mal au dos le soir, de râler parce qu’il y a des limaces dans mon potager, d’être dans le concret. De surcroît, ça m’aide à être cohérent avec mon combat contre le nucléaire et, plus généralement, avec mes idées de décroissance. C’est une manière de résister à l’époque qui prône la surconsommation et l’hyperconnectivité. »
J’ai toujours été fasciné par la résistance. On en parlait beaucoup à la maison.
Résister. Chez Bouli, l’esprit de résistance, c’est le sémaphore qui guide son action militante et, singulièrement, son engagement antinucléaire. Les signaux captés dans son enfance par les figures de résistants, il tente aujourd’hui de les rediriger vers ceux qui n’ont pas renoncé à scruter les brumes du siècle. Un impératif qui l’a conduit à mettre sa notoriété au service de l’association FDN (Fin du nucléaire), dont il est désormais le porte-parole, et à fonder son propre mouvement, le RAN (Réveil antinucléaire). « J’ai toujours été fasciné par la résistance, confie-t-il. On en parlait beaucoup à la maison. Mes oncles ont fait les camps, mon beau-père était proche de la Résistance et mes parents ont vécu la bataille des Ardennes. Les récits de guerre ont toujours été très présents dans mon histoire familiale. Mon combat contre le nucléaire se nourrit de cet esprit-là, même si les circonstances ne sont en rien comparables. Je ne me prends pas pour Jean Moulin et je ne risque pas d’y laisser ma peau. Mais, tout de même, je m’affronte à un truc extrêmement puissant. Je veux parler du lobby nucléaire, une véritable machine de guerre contre laquelle on ne peut pas faire grand-chose, mais qu’il faut faire quand même. »
Dans La parole contraire, Erri De Luca, écrivain et poète italien, doublé d’un anarchiste et militant écologiste, soutient que « résister, c’est exister deux fois ». Est-ce parce que son existence de cinéaste porteur d’un imaginaire du changement ne lui suffit pas, que Bouli a besoin de vivre une seconde vie de militant pour dénoncer les impostures du réel ? « Le danger du militantisme, c’est qu’il peut mal influencer l’art. Un film militant court le risque d’être sectaire, indigeste et pas du tout grand public. Or, le cinéma est un art qui doit demeurer grand public. Cela étant, tu ne peux pas te contenter de signer des pétitions derrière ton PC. À un moment donné, tu dois aller au front. Tu dois descendre dans la rue, t’emmerder à faire des bâches, convaincre les gens de monter dans un bus, bref, te mettre publiquement face à tes convictions. »
Le danger du militantisme, c’est qu’il peut mal influencer l’art. Un film militant court le risque d’être sectaire, indigeste et pas du tout grand public. Or, le cinéma est un art qui doit demeurer grand public.
Bouli avait le choix entre mille abordages possibles, mais il a choisi de se ruer à l’assaut de la forteresse atomique. « Il y a plein de combats à mener mais, pour être efficace, il faut éviter de se disperser. Le mien, c’est le nucléaire, assure-t-il. J’ai beaucoup milité contre le nucléaire étant jeune, puis la vie m’a conduit sur d’autres chemins. J’ai commencé à me réintéresser de près à la question à partir de Fukushima. Ensuite, on m’a demandé de parrainer la chaîne humaine formée en juin 2017 entre Tihange et Aix-la-Chapelle pour exiger l’arrêt immédiat des centrales de Doel 3 et Tihange 2. À partir de ce moment, c’est devenu une évidence pour moi. J’ai rencontré tous ces gens qui forment aujourd’hui la nouvelle contestation et je me suis impliqué totalement dans le mouvement. »
Il se lève et s’empare de deux artéfacts posés sur une étagère. Dans une main, il tient un silex vieux de 30 000 ans ; dans l’autre, une fourchette en plastique sédimentée dans un résidu de goudron. « D’un côté, il y a ce biface tout droit sorti du paléolithique. De l’autre, cette sorte de peinture pariétale contemporaine. Symboliquement, le début et la fin de notre histoire. Moi, je suis entre les deux. J’hérite de ce qui s’est fait avant moi, mais je suis responsable de ce qui va se passer après moi. Moralement, je ne peux pas me dire que j’ai fait partie de ce tout petit moment de l’humanité durant lequel on a allègrement profité des bienfaits de l’électricité fournie par l’énergie nucléaire, mais dont les déchets produits en quantité astronomique vont demeurer dangereux et ingérables durant des siècles, tout cela sans avoir rien fait. »
Quand je parle de décroissance, on me demande souvent si je veux en revenir à la bougie. Bien sûr que non. Mais, précisément, si on ne veut pas y revenir de manière imposée, il est temps d’aller vers une transition choisie.
Bouli naviguerait-il bord à bord avec le philosophe belge Pascal Chabot, lequel voit dans les transitions énergétique, démocratique et démographique des espaces où peut s’inventer un nouveau rapport au futur ? Il acquiesce : « Il est impensable de continuer à consommer une planète et demie par an en se disant que ça va aller. Le point de bascule va finir par être atteint de toute manière, parce que toutes nos ressources énergétiques s’épuisent, y compris les minerais rares dont dépendent les technologies vertes et numériques. La croissance ne pourra pas indéfiniment répondre aux besoins exponentiels de dix milliards d’êtres humains. Quand je parle de décroissance, on me demande souvent si je veux en revenir à la bougie. Bien sûr que non. Mais, précisément, si on ne veut pas y revenir de manière imposée, il est temps d’aller vers une transition choisie. »
En attendant que le vent tourne, Bouli et ses frères de la côte regroupés au sein du RAN, jouent les naufrageurs, houspillant le Forum nucléaire au travers des réseaux sociaux et d’actions coup-de-poing, afin de saborder le discours prédominant de ce qu’ils dénoncent comme « l’organe de propagande de l’industrie ». De l’indignation à l’engagement, il n’y a qu’un pas et Bouli l’a franchi résolument, en cap-hornier. En revanche, il n’est pas prêt à se lancer dans le grand bain politique. Il s’y sentirait comme un naufragé jeté sur un rivage désolé, réduit à faire l’expérience du vide. « Je suis un résistant, ma place est dans le maquis. En m’engageant avec un parti, je perdrais mon indépendance d’esprit et ma liberté d’expression. Ma vraie carrière, c’est le cinéma. Je ne dépends pas de l’argent public et je gagne principalement ma vie en tant que comédien dans des films français, ce qui me donne une liberté totale en Belgique. »
La notion de bonheur est totalement absente des discours politiques. Quand on nous dit “jobs, jobs, jobs”, ce n’est pas l’image du bonheur. On ne parle même plus de travail, on parle d’un job, ce truc que t’es obligé de faire pour gagner de la thune. C’est désespérant.
Le capitaine du RAN redoute un autre écueil : le mouvement de ressac de la politique politicienne. « Je n’ai rien contre les politiques, certains ont des convictions réelles. Du reste, on ne peut rien faire sans eux, mais on ne fait plus grand-chose grâce à eux, sauf à les pousser à l’action, d’où l’importance de l’engagement citoyen et des réseaux associatifs. Ça tient en partie au fait que les sociétés privées ont pris le pouvoir. Les élus, je leur reproche essentiellement deux choses : leur absence de vision sociétale et leur incapacité à réenchanter la politique. Autrefois, ils proposaient aux gens de les emmener quelque part, sur la base d’un projet d’avenir. Aujourd’hui, ils sont le plus souvent dans la gestion à court terme, obnubilés par les chiffres du moment. Et puis, la notion de bonheur est totalement absente des discours politiques. Quand on nous dit “jobs, jobs, jobs”, ce n’est pas l’image du bonheur. On ne parle même plus de travail, on parle d’un job, ce truc que t’es obligé de faire pour gagner de la thune. C’est désespérant. »
La rencontre s’achève. On quitte les Acacias. La rue est déserte. Liège semble à marée basse. Mais le vent distille à nouveau ses arpèges dans les haubans. Bouli remettra bientôt le cap sur Lewis. Salut, vieil océan. —